Plusieurs actualités nous rappellent l’importance des enjeux et la nécessité de renforcer le contrôle des lobbys. Parce qu’il importe de conserver, ou plutôt de reconquérir, la primauté du débat politique sur la prise de décision qui, par définition de l’action publique, doit servir l’intérêt général.
Ce n’est pas la première fois que nous nous intéressons au rôle des lobbys dans le processus de prise de décision au sein des institutions européennes. Lora Verheecke, responsable de l’association européenne CEO, avait contribué au n°1 du journal POUR consacré aux traités transatlantiques avec l’article Bruxelles, petits arrangements entre Grands (juin-juillet 2015). Par la suite, nous avions notamment montré la dimension plus large du spectre d’action des lobbys dans Les représentations nationales auprès de l’UE, cible idéale des lobbys.
Désaccords complets
L’EFSA (Autorité européenne de sécurité des aliments) doit adopter, avant la fin de ce mois, une nouvelle charte d’indépendance. Elle est engagée depuis deux ans dans une sérieuse controverse avec le CIRC (Centre international de recherche sur le cancer), une agence de l’OMS (Organisation mondiale de la santé, de l’ONU) chargée d’inventorier les agents cancérogènes.
Il faut savoir que pour le CIRC, le glyphosate (agent actif du célèbre désherbant Roundup) est cancérogène probable alors que pour l’EFSA, le glyphosate est non cancérogène L’explication coule de source: des scientifiques indépendants travaillent pour le CIRC, tandis que de nombreux scientifiques travaillant pour l’EFSA sont, dans leurs centres de recherche, des contractants avec des industriels du secteur.
De même, une enquête du Monde avait révélé en novembre 2016 que la conclusion du rapport de l’EFSA sur les perturbateurs endocriniens, lui aussi en contradiction avec le rapport de l’OMS sur le sujet, avait été rédigée avant même que le travail d’expertise n’ait été engagé!
Les soupçons se confirment
Un nouveau rapport [1] de CEO, publié le 2 juin dernier, a analysé les déclarations publiques de plus de 200 scientifiques participant à l’un ou l’autre des dix groupes d’experts de l’EFSA. Il indique que près de la moitié d’entre eux sont en situation de conflits d’intérêts financiers avec les acteurs industriels régulés par l’agence européenne. Pour CEO, un expert se trouve en situation de conflit d’intérêts lorsque, dans les cinq années précédant son mandat, il a eu des liens financiers (détention d’actions, contrats de conseil, financements de recherches, etc.) avec le secteur industriel dont il doit évaluer les produits. Alors que pour l’EFSA, un conflit d’intérêt naît seulement d’une situation où l’expert a reçu des financements liés au produit qu’il est chargé d’évaluer.
Que dira cette nouvelle «charte d’indépendance» de l’EFSA?
Gymkhana entre intérêt général et intérêt particulier
«Une ministre de l’Économie, ancienne avocate internationale, qui recourt à l’arbitrage privé pour régler le différend de l’État avec Bernard Tapie; six anciens secrétaires généraux (et adjoints) de l’Élysée qui rejoignent les grands cabinets du barreau d’affaires parisien; des armadas d’avocats appelés au chevet de l’État pour sécuriser un partenariat public-privé ou pour assurer l’entrée en bourse du groupe Areva, etc. Si la frontière entre le public et le privé n’a jamais relevé de la ligne claire, le brouillage a pris récemment une ampleur nouvelle.»
Cette citation est tirée de la quatrième de couverture d’un nouveau livre, Sphère publique, intérêts privés: enquête sur un grand brouillage de Pierre France et Antoine Vauchez (Presses de Sciences Po, mai 2017).
Cette enquête suit la trajectoire de 127 «transfuges» passés, en France, du service de l’État à des cabinets d’avocats d’affaires français ou anglo-américains, pour traiter de dossiers dans les domaines de la concurrence (fusions-acquisitions), de l’accès aux marchés publics, des participations financières de l’État, d’emprunts publics ou encore des normes et réglementations publiques sectorielles. Formés à Sciences Po pour les 2/3 d’entre eux ou à l’ENA (École nationale d’administration) pour 53% d’entre eux, ayant été membres de cabinets ministériels (49%), parlementaires ou ministres (28%) ou encore fonctionnaires d’agences de régulation des marchés.
Ces «transfuges» sont passés allègrement de la défense de l’intérêt général de leur pays, au service des intérêts privés défendus par ces cabinets d’affaires.
Un oubli bien arrangeant
Pour les auteurs, ce processus est en lien avec l’évolution idéologique qui, avec les privatisations et la théorie de la concurrence «libre et non faussée», a brouillé les frontières entre droit public et droit privé pour donner naissance à ce que la littérature juridique elle-même a curieusement baptisé «droit public des affaires».
Sans quitter son poste public, on peut aussi se mettre au service des intérêts privés. La condamnation du médecin-professeur Michel Aubier à 30.000 € d’amende par la 31ème Chambre correctionnelle de Paris, le 14 de ce mois, en constitue une belle illustration*.
Ce dernier, chef du service pneumologie de l’hôpital Bichat (centre hospitalier universitaire de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris) était salarié depuis 1997 du groupe Total et membre de la Fondation Total depuis 2007. Il avait «oublié» ou considéré que sa qualité de «médecin du travail» pour Total ne constituait en aucune manière un conflit d’intérêt avec sa mission d’intérêt public dans son emploi principal. Auditionné en 2015 par une commission d’enquête sénatoriale sur le coût économique et financier de la pollution de l’air, il avait ainsi déclaré n’avoir «aucun lien avec les acteurs économiques» du secteur…
Cette «moralisation» dont on parle beaucoup en ce moment, si elle ne doit pas rester un vœu pieux, exige de gros efforts, tant sur le plan des gouvernements nationaux ou régionaux que sur celui des institutions européennes. Nul doute que les citoyens deviennent de plus en plus attentifs à un effort indispensable pour une moralisation de la vie publique.
[1] The creeping privatisation of healthcare (La privatisation rampante de la santé)
* Condamnation confirmée d’un lobbyiste
Le mercredi 5 juillet, la 31ème chambre correctionnelle de Paris, devant laquelle le professeur Aubier a jugé bon de ne pas se présenter, l’a condamné pour faux témoignage à 6 mois de prison avec sursis et 50.000 euros d’amende alors que le procureur réclamait une amende de 30.000 euros.
«Le Monde» avait révélé en juin dernier que le contrat avec Total avait rapporté plus de 170.000 euros au pneumologue surnommé «Docteur Diesel» parce qu’il minimisait systématiquement les effets polluants des moteurs diesel.
La présidente du tribunal, Madame Evelyne Sire-Marin, a précisé lors du prononcé du jugement qu’une amende de 50.000 euros représentait «deux mois et demi de revenus» pour Michel Aubier. Sa condamnation repose, selon le tribunal, sur «la particulière gravité de ce faux témoignage, fait en toute conscience devant la représentation nationale».
François Lafforgue, avocat de deux associations — Générations futures, et Écologie sans frontière — dont la constitution de partie civile ne fut cependant pas jugée recevable, s’est réjoui de la condamnation, estimant que «en allant bien au-delà des réquisitions du parquet, dont on peut déplorer la frilosité, ce jugement est un signal fort: le sentiment d’impunité, c’est terminé».
L’avocat de Michel Aubier, François Saint-Pierre, aurait quant à lui indiqué que son client pourrait ne pas faire appel de sa condamnation «pour des raisons psychologiques».
Nous ne pouvons que nous réjouir d’une telle condamnation, et espérer qu’effectivement elle fasse réfléchir tous les acteurs du monde des lobbys industriels, financiers, médicaux, etc., sur leur responsabilité citoyenne et sociétale.
Article publié le 17 juin 2017 et mis à jour le 10 juillet 2017