De la plante à la vente! Quand le bio reprend le contrôle 

Récit d’une belle histoire qui a commencé avec un seul homme, dans une ferme vide, pour engager aujourd’hui 25 travailleurs investis dans le bio. L’allure modeste de la coopérative Agribio l’a néanmoins conduite vers un chiffre d’affaire de près d’un million d’euros, mais surtout vers une qualité de produits dont Bruno Greindl se dit heureux.

A 25 ans, vous reprenez une ferme délabrée qui faisait partie du patrimoine familial. Dans quelle intention?

Au départ, je pensais m’en tenir à la culture céréalière d’épeautre, de froment et de seigle pour ne travailler que trois mois par an durant les beaux jours! Semer et pulvériser au printemps et ensuite labourer et semer à l’automne… J’avais envie d’être libre le reste de l’année. Je n’avais aucune formation et je me suis contenté d’imiter les voisins. Mais, très vite, j’ai trouvé que cela n’avait aucun intérêt d’acheter de l’engrais et des semences à des prix sur lesquels je n’avais aucune influence avant de revendre mon grain. De plus, j’avais constaté que du point de vue environnemental, la situation était dramatique. Il n’y avait plus un oiseau, plus un lièvre dans les champs. Ce qui me dérangeait, c’est que le marchand de produits phytosanitaires venait déposer ses caisses de produits avec les posologies à suivre, et, n’y connaissant rien, je n’avais aucun contrôle! J’ai commencé par diviser les doses, une belle économie soit-dit en passant! Et puis, un jour, je me suis dit: «c’est fini!». J’ai donné mon épandeur d’engrais et le pulvérisateur aux voisins, optant pour d’autres façons de travailler.

Et comment avez-vous procédé?

Il y avait peu de monde dans les années 95, sinon deux ou trois visionnaires, pratiquant ce type de culture sans engrais ni pesticide. J’apprenais surtout de ma propre expérience. La culture bio, ça ne veut pas seulement dire sans engrais et sans phyto. J’avais l’avantage de ne pas être fils de fermier, je n’avais donc pas le poids des traditions sur le dos. Je pouvais casser les codes, innover, bien qu’autour de moi, dans le milieu agricole, tous jugeaient que c’était une hérésie de ne plus pulvériser.

L’avantage, c’est que le prix des céréales bio était plus élevé et j’économisais les phytos. Célibataire, je vivais comme je voulais. Au printemps, c’était archi cool, je regardais pousser les semences au lieu de devoir trimballer quatre fois huit tonnes d’engrais. J’ai pu me contenter d’un plus petit tracteur, d’une plus petite remorque car je transportais moins en kilos et plus en valeur. Rien qu’en matériel, le bio est plus économique. Et puis j’ai obtenu les subsides agricoles propres à toute ferme.

Ça marchait pas mal. Après cinq ans, j’ai acheté des vaches pour entretenir les prairies car je ne voulais plus de bail à ferme où le fermier, protégé par la loi, peut faire tout ce qu’il veut sur vos terres, ce qui ne me laissait plus maître de mon bien et de sa qualité. Plus tard, je suis entré dans la filière du bétail bio.

Produire mais transformer aussi

Vous trouviez toujours acquéreur pour vos cultures? Le bio et le local n’étaient pas encore de mode à ce temps-là!

A ce moment-là, existaient des distributeurs exigeants sur la qualité, comme Lima. Mais après trois ans, les pays de l’Est ont envahi le marché des céréales bio. Je me plantais de nouveau car la matière première dépendait du cours mondial et je n’avais plus de prise sur le prix. Il fallait sortir du schéma de n’être que producteur de matière première et aller jusqu’au produit final et même jusqu’au client. Donc transformer! Tout comme le paysan dans le passé prenait sa charrette et allait sur le marché, j’ai fait de même pour garder toute la filière en main. Et j’ai investi dans les bâtiments pour stocker, trier et décortiquer les céréales. Je les faisais moudre à façon au moulin de Ferrières à Lavoir, et vendais ensuite la farine aux boulangers.

Et en 2000, vous avez lancé la coopérative Agribio?

Oui, une coopérative de fermiers producteurs. Nous vendions nos farines à des maisons réputées, mais cela demandait beaucoup de transport et de manutention. On travaillait avec le moulin de Ferrières, à Lavoir. Et un jour, le vieux meunier m’a confié: «si vous achetez un moulin, prenez un moulin de type Astrié, ils produisent très peu et pas très vite. Mais c’est la meilleure qualité!» Et c’est ce qu’on a fait peu après, on est allé en France. Mais à la commande, le commerçant ne voulait pas m’en fournir plusieurs car il refusait de vendre à des industriels. Je l’ai fait venir en Belgique et maintenant, on a cinq moulins dont la meule en granit naturel permet une mouture lente et donc sans échauffement de la farine. La vitesse de pointe de ces moulins ne dépasse pas le 20 (kilos) à l’heure! À terme on en veut huit, car la demande est là, et sans faire de pub!

«Si cela t’intéresse, je t’engage».

Quand vous dites «on», c’est qui votre équipe aujourd’hui?

Dans l’histoire d’Agribio, il y a «avant Christophe» et après son arrivée. Un jour, à deux heures du matin Christophe m’a vu répondre à quelques questions à une émission télé. Le lendemain, il se présentait comme «commercial». Je ne cherchais pas ce profil, mais je lui ai répondu, «si cela t’intéresse, je t’engage . L’après-midi même, je lui achetais une camionnette et un ordinateur et il a commencé tout de suite. J’en ai plein de belles histoires comme ça!

Celle de la boulangerie par exemple?

En effet! Christophe rencontre à une foire Laurent, boulanger animateur du centre de réinsertion pour toxicomanes à Porcheresse. Sa boulangerie va être fermée car elle ne répond plus aux normes de l’AFSCA. Christophe lui file 200 kilos de farine et lui propose de faire un essai de pain, ce qui nous a permis d’apprécier son savoir- faire. C’est ainsi qu’on a relancé sa boulangerie. Un an après, en 2011, le centre devait fermer. On lui a proposé de réemménager ici, à Buzin. Cela a pris neuf mois pour transformer des étables à vaches en une boulangerie performante. Et un peu plus de temps encore pour obtenir les autorisations de la Région wallonne, mais on y est arrivé!

Aujourd’hui, Agribio est très connu avec notamment beaucoup de choix en boulangerie. Vous assurez tout le circuit, de la plante à la vente. La ferme ne va-t-elle pas devenir trop petite au train où ça va?

On nous accuse parfois de devenir trop gros avec trois ateliers de boulangerie, dont deux à Bruxelles. C’est un mauvais procès, car si on devenait industriel, on ne travaillerait que sur une grosse structure à haute rentabilité. Des petits ateliers assurent de conserver la qualité. On s’est aperçu, à l’usage, qu’il est bon d’un point de vue pratique, que le boulanger soit responsable de toute la fabrication, de la pâte à la cuisson. Donc, notre principe est l’essaimage de petits ateliers, ce qui permet de raccourcir les temps de déplacement aussi.

Vous avez voulu fabriquer des céréales saines, du pain artisanal comme vous l’aimez, de la viande bio que vous vendez, et vous ne pensez pas au maraîchage?

Des maraîchers sont venus, mais on n’a pu se mettre d’accord. J’ai besoin de m’investir dans un projet et pas seulement le regarder se débrouiller de loin. Pas de légume encore, mais un investissement personnel dans la nouvelle coopérative Cycle-en-terre où Fanny Lebrun est venue avec un bon projet qu’elle développe ici à Buzin: la culture de graines bio. D’autres choses se dessinent dans le cadre de la ferme comme un verger où 1.700 arbres d’anciennes variétés viennent d’être plantés sur sept hectares. Des basses tiges pousseront d’ici trois ans, et viendront ensuite les hautes tiges. C’est une diversification vers les jus de fruits prévue en collaboration avec la cidrerie du Condroz.

Et puis il y a encore la fabrication des pâtes sèches depuis août dernier. Le hasard d’une visite en vue d’acquérir un séchoir à fruits nous a conduit vers une autre machine d’occasion: un séchoir à pâtes. On l’a acquis, et François s’est alors présenté pour lancer le projet à partir de la mise au point d’une recette de pâtes venant de nos céréales. On verra après un temps de lancement si le produit trouve sa clientèle. On n’est pas pressé.

Les pieds sur terre, la respirer, s’en nourrir

Votre plaisir, c’est de développer des projets sans volontarisme, mais convaincu que «tout vient à qui sait attendre»! Que devient l’homme de la terre que vous êtes dans ces projets de coopérative allant sans cesse de l’avant?

Je commence le matin par donner à manger aux vaches, aux deux ânes et au cheval de Fanny. Je vais voir si un veau n’est pas né, et je donne le fourrage aux limousines qui en hiver sont en stabulation libre. Elles vivent bien, font des veaux naturellement et nourrissent leur petit durant une année.

Vous avez deux enfants adultes. Sont-ils intéressés par votre métier?

Ce ne sera pas ma fille mais mon fils qui compte bien prendre le relais! Nous croyons à l’avenir des micro-fermes. A partir de quelques hectares, on peut déjà valoriser une grande partie de sous-produits qui apportent à la ferme de la valeur ajoutée. Il faut sortir du système industriel et se réapproprier le marché avec des produits intégrant une dimension environnementale et sociétale. La meunerie et la boulangerie sont contigües, et il y a une belle synergie entre le meunier et le boulanger. On fait pas mal d’économies sur les transports, on emploie de la main d’œuvre locale, on s’organise en circuits courts, les locaux ont été réaménagés avec des entreprises proches. La coopération avec un magasin bio va permettre d’avoir également un pied dans le détail.

Des jeunes agriculteurs viennent-ils vous voir?

C’est toujours ouvert ici et tous les jours on peut visiter l’installation. Des stagiaires s’intéressent et de jeunes fermiers entre 25 et 30 ans viennent s’informer. Mais le poids des générations les retient le plus souvent, et ils ne se rendent pas compte que plein de gens vivent sur leur dos.

Les jeunes vraiment intéressés par le bio raisonnent autrement qu’en termes financiers. D’ailleurs, quand on fait quelque chose de beau et de bien, le financier suit. Et puis, c’est une vraie histoire ici, et c’est surtout amusant.

Post-interview: transmission d’une philosophie pratique

Bruno Greindl reste avant tout un fermier producteur-transformateur de qualité. Sa bonhomie, sa confiance (sans naïveté) en ses collaborateurs, dans le dynamisme des jeunes, son humour joyeux reflètent un bonheur de vivre dans un métier qui doit apporter néanmoins beaucoup de soucis. Il n’en n’a guère parlé. Il démontre par son travail que si la technologie apporte beaucoup de moyens, elle n’engendre pas automatiquement une philosophie de vie constructive, dont il est grand temps et même urgent d’assurer la prépondérance sur les simples données matérialistes et financières.

Bruno a tracé une voie, parmi toutes les autres à découvrir dans des expériences réellement porteuses d’espoir et de redécouverte de la qualité et la saveur des produits.