La crise financière de 2008 évoquait à la fois les agissements des banques, la façon dont on gère l’accès au logement dans une société capitaliste, mais aussi l’interconnexion entre la finance et notre vie quotidienne. Elle démontrait qu’il n’y a pas la grande finance internationale et ses traders d’un côté, et les habitantes et habitants lambda de l’autre, mais bien que les deux sont, malgré nous, imbriqués, et que les agissements des financiers ont des conséquences directes et néfastes sur nos existences – et notamment celles des personnes les plus précarisées.
Ce n’est pas un sujet nouveau, le marché du logement est historiquement lié au secteur bancaire. Mais, en même temps, de nouveaux acteurs sont apparus récemment sur ce marché et ont commencé à investir dans nos villes, à Bruxelles, Charleroi ou Anvers. Ils y investissent de plus grandes sommes ou s’engagent dans certains «segments» du marché, comme les logements étudiants, la colocation, les résidences pour personnes âgées ou les logements touristiques meublés. C’est pour comprendre l’arrivée de ces nouveaux acteurs et le développement de ces nouvelles pratiques, et en dénoncer l’impact, que l’on parle généralement de financiarisation du logement.
Historiquement, l’accès à la propriété individuelle, qui est une base sur laquelle s’appuient les politiques du logement en Belgique et les économies capitalistes en général, dépend du secteur bancaire par le biais des crédits hypothécaires. À de rares exceptions près, les personnes qui souhaitent (et peuvent!) acheter un logement pour y habiter contractent un prêt auprès d’une banque. L’accès à ces crédits est soutenu par les pouvoirs publics de différentes façons: réductions d’impôts, primes, garanties publiques sur les prêts contractés, voire prêts publics via les fonds du logement. Pour les banques, ces crédits hypothécaires représentent 90% des prêts vendus à la population, le reste étant pour l’essentiel des prêts à la consommation ou des leasings de voiture. Le crédit hypothécaire représente donc une part conséquente de l’activité bancaire de base (1). Ce n’est pas la plus rentable, mais elle garantit aux banques une base de clientèle stable. C’est à partir de ces prêts qu’elles construisent la «fidélité» de leur clientèle, avec des crédits qui courent sur vingt, vingt-cinq ans. Pendant cette période, elles pourront vendre d’autres produits à leurs clients emprunteurs: assurances, comptes d’épargne, compte-titres, ou d’autres crédits. Là, on parle du lien entre secteur bancaire et propriété d’usage individuelle ou propriété occupante, c’est-à-dire l’accès à un logement pour y habiter, via la contraction d’un prêt.
Certaines banques vendent une partie de ces crédits à des investisseurs sous la forme de titres financiers. Cette pratique, nommée titrisation (transformation de crédits en titres financiers) s’est notamment développée au début des années 2000 et a été à l’origine de la crise financière (2). Elle a toujours cours, même si elle a entre temps été encadrée par des lois (et donc légitimée).
Au registre de la financiarisation du logement, il y a aussi tout ce qui relève de l’investissement par des acteurs privés dont l’objectif premier est de dégager du profit, en empruntant là aussi auprès des banques ou – pour les investisseurs les plus grands – en levant des fonds sur les marchés financiers. Dans ce domaine, on peut différencier ce qui relève de la production de logements d’une part, et de l’acquisition et de la gestion de ces logements d’autre part.
La financiarisation est un processus, une évolution au cours de laquelle les acteurs financiers et les logiques de marché sont de plus en plus présents dans un secteur donné.
Du côté de la production de logements, il y a les promoteurs immobiliers. Lorsque les immeubles construits comptent des dizaines voire des centaines de logements, seule une poignée de très grands acteurs privés sont en position de lever les fonds nécessaires à l’achat des terrains et au financement du chantier. En Belgique, ce sont par exemple les Besix, Immobel, CFE-BPI-BPC ou Atenor (3). Le rôle du promoteur est d’acquérir un terrain ou un bâtiment, d’obtenir un permis de bâtir, d’y développer ou redévelopper de l’immobilier (logements, bureaux, commerces) et puis de revendre ces bâtiments. Les promoteurs passent et laissent des immeubles derrière eux. Pour financer ces productions, ils se tournent vers les marchés financiers, les investisseurs. Ils mettent en vente de nouvelles actions (des parts de capital, vendues à des investisseurs à qui ils promettent des dividendes) et.ou des obligations (des parts de dettes, qui sont des emprunts pour une durée de quelques années assorties d’un intérêt, appelé coupon). Ils ont ainsi accès à des capitaux très importants, de l’ordre de plusieurs dizaines voire centaines de millions. Cet argent provient notamment de fonds d’investissements, de banques, de sociétés d’assurances, de fonds de pensions – ceux qu’on appelle les investisseurs institutionnels (4). Le modèle de ces géants de l’immobilier dépend de l’accès à ces importantes quantités de capitaux, et leur activité, leur marketing, leur façon de produire et de vendre est organisée en fonction de ça. Une visite sur les pages « investisseurs » de leurs sites internet en donne une illustration claire.
Il y a aussi d’autres acteurs de la financiarisation : des fonds d’investissement spécialisés dans l’immobilier et qui acquièrent de très grandes quantités de logements. Ils « financiarisent » ainsi la propriété et la gestion des logements puisque cette propriété répond dès lors directement aux logiques des financiers. Ceux-là cherchent à tirer profit de l’occupation des logements en maximisant leurs revenus (les loyers) et en minimisant leurs dépenses (notamment : les frais d’entretien des biens). Dans cette catégorie, on retrouve des structures financières comme les SIR – les sociétés d’investissement réglementées, la version belge des fonds anglosaxons REITs, pour Real Estate Investment Funds. Ces SIR sont cotées à la bourse de Bruxelles, elles cherchent à lever des fonds sur les marchés pour financer la croissance (rapide) du nombre d’immeubles qu’elles possèdent, et ce sont surtout des personnes fortunées qui investissent dans ces fonds (5). Il y a 17 SIR en Belgique, avec chacune leur domaine d’investissement spécifique (entrepôts logistiques, centres commerciaux, bureau, « logement de santé » (maisons de retraite), …) Certaines se sont spécialisées dans le logement comme « Home Invest Belgium », une SIR qui détient et loue déjà plus de 2.500 logements et dont le « portefeuille » a plus que doublé depuis 2015.
D’autres fonds d’investissement spécialisés dans l’immobilier sont liés à des groupes de gestion financière ou à d’autres investisseurs institutionnels comme des sociétés d’assurance ou des banques (on pense par exemple à AG Real Estate ou BNP Paribas Real Estate). Ces fonds sont encore peu présents dans le logement, mais s’y intéressent de plus en plus (6). Là encore, ils sont propriétaires des bâtiments et se rémunèrent en les louant à leurs occupants.
Toutes ces sociétés financiarisées, qu’elles se consacrent à la production, l’achat ou la gestion de logements, agissent comme des portes d’entrée pour le capital – et ses logiques – dans la ville.
Le tableau ne serait complet si l’on omettait une série d’entreprises plus récentes encore et spécialisées des dans segments spécifiques de logement. Ce sont ceux de la location touristique, avec Airbnb, et du « coliving », donc de la collocation marchandisée avec des acteurs moins connus mais en plein développement. La particularité de ces derniers est de se poser comme des intermédiaires qui agglomèrent des propriétés disparates : ils rachètent des maisons qu’ils mettent ensuite en location à la chambre après des rénovations légères. Pour les investisseurs, les acteurs de la location temporaire ont un double rôle. D’abord placer de l’argent avec un moindre risque et un moindre travail, puisque la recherche des biens où investir est sous-traitée aux particuliers ou à des intermédiaires du coliving. Ensuite, détecter les quartiers en vogue, où un investissement direct pourrait être intéressant, en voyant où se concentrent l’offre et la demande. Donc rendre un marché plus complexe « lisible » et investissable (7).
La financiarisation est un processus, une évolution au cours de laquelle les acteurs financiers et les logiques de marché sont de plus en plus présents dans un secteur donné. Ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est que sans marchandisation, il n’y a pas de financiarisation. Donc se donner les moyens de lutter contre la financiarisation du logement et la concentration de la propriété, suppose de s’attaquer au cœur même du problème, c’est à dire, en l’espèce, le fait que le logement soit une marchandise échangeable sur un marché plutôt qu’un besoin fondamental qui devrait être accessible à toustes.
En Belgique, la financiarisation du logement n’est bien sûr pas aussi intense qu’à New York ou Londres, et on peut s’en réjouir, puisqu’elle induit des normes qui excluent des parties importantes de la population, entraînent des hausses de prix, des expulsions et des déplacements de population. Ainsi, les privatisations de logements publics en Angleterre ou en Allemagne ont entraîné des investissements massifs dans le rachat de milliers de logements, entraînant une très forte concentration de la propriété privée. La majorité des logements belges, y compris les logements mis en location, appartiennent à des propriétaires qui possèdent leur logement et pour une minorité d’entre eux, 2 à 3 logements en plus dont ils tirent des loyers. Les financiers propriétaires de centaines de logements ne détiennent que quelques pourcents du parc (8). Le bâti, fait majoritairement de maisons individuelles et la propriété privée individuelle agissent comme des freins à une concentration du capital immobilier – ce qui ne veut pas dire que c’est la meilleure solution ! Une socialisation de la propriété des logements serait d’autant plus efficace. Pour autant, même en Belgique, la dynamique du marché, donc la création de nouveaux logements ou de nouvelles formes de gestion du logement, est tirée par des acteurs de plus en plus grands et liés au monde de la finance.
Même si cette dynamique est influencée par les évolutions mondiales de l’investissement du capital et qu’elle est en partie financée par des fonds internationaux, les acteurs impliqués dans cette financiarisation du logement gardent souvent un fort ancrage national. Derrière les grands acteurs immobiliers dominant le marché belge, Immobel, Besix, CFE, Nextensia, Atenor, Ghelamco ou Blaton, on retrouve à chaque fois comme premier voire seul actionnaire une grande fortune belge.
Les capitaux investis ont été alimentés par les politiques publiques et monétaires
La gestion des crises financières qui se sont succédées depuis 2008 donne une explication à cet investissement accru de capital dans l’immobilier. Pour sauver le système bancaire mondial de la faillite en 2008, puis pour répondre aux crises de la dette en Europe entre 2011 et 2014, les état et les banques centrales publiques ont injecté des centaines et des centaines de milliards dans le système financier via les banques, en compensation du rachat de leurs dettes douteuses, ou en échange de prêts à taux très faibles. Cela a permis aux marchés – et à ceux qui en profitent le plus, c’est à dire ceux qui ont du capital – de continuer à accumuler. Ce scénario s’est répété en 2020 à la suite de l’épidémie de Covid-19, et en 2023 quand certaines banques américaines au modèle fragile n’ont pas été capables de s’adapter à la remontée des taux d’intérêt. Tous les acteurs financiers, banques, assurances, fonds de pensions ou d’investissement, et derrière eux, les grandes fortunes, ont largement bénéficié de ces sauvetages.
Ces milliards accumulés, ce trop-plein de capital, a continué de chercher des débouchés et a été investi . Et c’est là qu’intervient l’immobilier. L’investissement dans le béton a une double vertu pour les acteurs financiers : il est vu à la fois comme une « valeur refuge », un placement sûr en période d’instabilité économique, et comme une source de profits, via la location ou l’achat puis la revente de terrains et de bâtiments. C’est ce que le géographie marxiste David Harvey appelle le « spatial fix » : l’immobilier, et les villes en général, servent d’espaces de placement et d’investissement pour les excédents de capitaux. Fixer le capital dans le sol, les bâtiments ou les infrastructures réduit l’incertitude pour les capitalistes et est un moyen d’écouler les excédents de capitaux, qui ne trouvent pas de débouché rentable et sûr ailleurs, par exemple dans l’industrie. Les bâtiments ne vont pas disparaître, ils auront toujours une valeur d’échange, même en cas de crise, même réduite – ne serait-ce que par la valeur du sol.
Dans ce cadre, si l’immobilier de bureau a longtemps été le secteur privilégié, le logement est devenu un investissement de plus en plus attractif. Car le marché du bureau est saturé, de nombreux bâtiments sont vides, et cette suroffre est aggravée par le développement du télétravail, la construction de bâtiment neufs et « énergétiquement efficaces » qui ont la préférence des grandes entreprises et administrations qui laissent les anciens vides, mais aussi les restructurations du secteur bancaire ou d’institutions majeures comme l’Union européenne à Bruxelles, qui ont réduit les besoins immobiliers. Du côté du logement, les villes font face à des problèmes de plus en plus aigus créés par les logiques de marché : répondre à la croissance démographique et aux besoins spécifiques des différentes catégories de ménages, telle est la préoccupation des politiques … qui confient la réponse à ces problèmes aux grandes entreprises immobilières privées.
Toutes les catégories de logement deviennent ainsi un placement potentiel, même le logement « à caractère social ». Ainsi, la banque d’affaires De Groof-Petercam et Piet Colruyt, le cousin de Jef, à la tête du groupe de distribution, ont créé la SIR « Inclusio ». Elle investit dans la production de logement qu’elle loue ou à des gestionnaires publics ou à des agences immobilières sociales (AIS). Et elle se vend aux investisseurs et aux clients fortunés en proposant un investissement « social » et rentable, avec des dividendes garantis – des dividendes qui sont financés par de l’argent public et les locataires sociaux, puisqu’il est ponctionné sur les loyers payés par les habitant·es et les subsides publics qui financent le logement social et les AIS.
Même si c’est du capitalisme majoritairement « belge », cela n’empêche pas ces structures de lever des fonds importants sur les marchés financiers, donc également au-delà des frontières nationales. Ce qui veut dire que leurs investissements doivent correspondre aux normes internationales de l’immobilier. Mais quelles sont ces normes ?
Des logiques financières qui norment le type de logements produits
L’objectif pour les investisseurs et les promoteurs immobiliers, c’est que leur projet se vende ou se loue au plus vite et avec un taux de profit le plus élevé possible. Pour paraphraser Raquel Rolnik, l’ancienne rapporteuse spéciale de l’Organisation des Nations Unies sur le droit au logement, l’immobilier est vu comme « un garage à étage » pour le capital. Cela a des impacts directs sur le type d’immobilier et les lieux où vont agir les investisseurs.
En premier lieu, ils vont vouloir densifier leurs projets, par exemple en privilégiant la construction de tours, car cela permet d’investir beaucoup de capital, et de dégager beaucoup de profits à la revente ou la location, sur un même terrain. Ensuite, comme ce sont des investisseurs qui ont d’importants moyens à disposition, ils vont chercher à acheter de grandes surfaces en une seule opération, pour y monter de grands projets immobiliers : anciens terrains industriels, friches urbaines, grands complexes à reconvertir.
Ensuite, il faut des produits « reconnaissables », comparables, pour les investisseurs nationaux et internationaux. C’est le cas des investissements en « waterfront », au bord d’un canal, d’un fleuve, dans d’anciens bassins portuaires où sont construits des ensembles d’immeubles de logements dont le marché valorise l’emplacement. C’est ce qu’on va retrouver le long du canal à Bruxelles, le long de la Sambre à Charleroi, le long de l’Escaut dans et autour d’Anvers. Investir autour d’une grande gare, comme les gares du midi à Bruxelles, de Gand ou de Liège, est aussi vu comme un bon placement puisque ce sont des nœuds de communication. La proximité d’équipements comme de grands musées ou des parcs d’attractions est aussi bien cotée. Dernier exemple, les immeubles avec des « rooftops », donc des activités en toiture (cafés, événements, etc.) et des grandes terrasses, connaissent un regain de succès. Sur le format des logements eux-mêmes, ces investissements vont privilégier les petites unités, les studios et petits appartements, car ils peuvent être facilement loués pour les touristes, ou accueillir des étudiants, des travailleurs expatriés, des « jeunes actifs », donc un public qui a les moyens de payer. Autant d’éléments qui agissent comme des « cases à cocher » pour des investisseurs qui regardent les projets de loin, autant d’indices que le projet va bien se vendre. Et qui peuvent expliquer le décalage avec les habitant·es des quartiers environnants. Ces projets ne répondent en effet pas à des besoins locaux de logement (comme ceux des familles nombreuses avec des revenus limités, par exemple), mais à des standards internationaux d’investissements. Ils ne vont pas vendre leurs biens en priorité à des (futurs) propriétaires-occupants – ou alors un certain « segment » de population, mais à d’autres investisseurs, qui achètent des lots de logements.
On peut aussi citer l’exemple du fonds d’investissement luxembourgeois Quares Student Housing spécialisé dans l’achat de kots étudiants, actif dans toute l’Europe. Partout, il va rechercher le même modèle : de grands projets de construction standardisés, à proximité des universités. C’est facile à identifier, c’est reconnaissable, c’est toujours la même recette, c’est de l’industrialisation de l’investissement et de la production immobilière. C’est comme cela qu’on peut avoir l’impression de rencontrer le même type de projets dans toutes les grandes villes d’Europe et même du monde, que ce soit dans l’aménagement de l’espace public ou la forme du bâti (9). Mais c’est aussi une des raisons de la hausse importante des loyers et du sentiment de dépossession de nombreux habitant·es des villes, dont certains doivent partir, de gré ou de force.
Quel rôle des pouvoirs publics ?
Les pouvoirs publics ont un rôle clé à plusieurs niveaux face aux acteurs de la financiarisation du logement.
Tout d’abord, ce sont les pouvoirs publics qui fournissent les dérogations et permis sans lesquels les promoteurs immobiliers ne peuvent pas construire. La durée d’obtention du permis, et donc tout ce qui peut le ralentir, est un enjeu pour les promoteurs : ils veulent aller vite pour payer le moins longtemps possible les intérêts promis à ceux à qui ils empruntent (banques et investisseurs). C’est pour cela qu’ils insistent tant pour accélérer les procédures de permis, pour obtenir des procédures d’exception pour la construction ou la reconversion de grands terrains, qu’ils exècrent les voies de recours et de contestation possibles pour les habitant·es. Ces modifications urbanistiques et dérogations deviennent la règle dans les villes belges, au détriment des intérêts et besoins des habitant·es.
Les pouvoirs publics se font les partenaires de cette vision de la ville financiarisée à chaque fois qu’ils adoptent les critères d’attractivité prisés par les investisseurs. Cela se traduit concrètement par l’aménagement de parcs, de musées ou d’espaces publics non pas pour répondre aux besoins des habitant·es, mais pour le rendre plus attractif, « cocher les cases » qui attirent le privé. Autant de « standards » que les pouvoirs publics adoptent notamment à travers la participation au MIPIM, salon international de l’immobilier qui sévit à Cannes tous les ans et au sein duquel chacune des trois régions belges tient un pavillon. Là, autorités publiques et acteurs privés se rencontrent, discutent, accordent leurs points de vue sur la ville. (10)
Ce sont aussi les pouvoirs publics qui décident ou non de mettre le droit au logement devant le droit à la propriété privée – et notamment la propriété lucrative. On ne peut tirer profit d’un investissement dans le logement si le prix des logements est strictement régulé, à l’achat ou à la location, si les investissements publics ne créent pas des hausses des prix empochées par des investisseurs privés, et surtout, si la priorité est donnée aux formes collectives de propriété, notamment le logement social public. En revanche, lorsqu’on peut acheter et revendre librement, y compris de grandes quantités de logements, pratiquer les loyers qu’on veut, et dégager de grandes marges de profits sans devoir payer des impôts et taxes importantes, comme c’est largement le cas aujourd’hui en Belgique, les habitant·es voient leurs conditions de vie lourdement dégradées. Et lorsque les habitant·es s’organisent pour rendre effectif leur droit à un logement, ce sont les pouvoirs publics qui leur mettent des bâtons dans les roues, en criminalisant l’occupation de bâtiments vides, en refusant la régularisation des travailleur·euses sans papiers, en faisant de la contestation des loyers trop chers un parcours impossible, en facilitant l’expulsion des locataires qui font face à des loyers trop élevée, etc.
Comment contrer ?
Maintenant que peut-on faire contre cette machine qui semble si bien huilée et installée ?
Du côté des pouvoirs publics le chantier est immense et esquissé par les constats ci-dessus : cesser de donner des gages aux promoteurs et autres investisseurs et intérêts financiers qui cherchent à tirer profit de nos villes ; baisser et réguler les loyers ; renforcer les droits des locataires face aux propriétaires, en matière de qualité et d’entretien des logements, de loyer et d’expulsion ; lutter contre la concentration de la propriété ; récupérer terrains et bâtiments pour les sortir des logiques de marché; mettre fin aux régimes urbanistiques d’exception ; remettre les habitant.es au centre des décisions urbanistiques et d’aménagement ; repenser les priorités budgétaires en matière de logement pour donner la priorité au logement social et autres formes de propriétés collectives non lucratives au détriment des aides à la propriété… Autant de mesures qui amélioreront les conditions de vie de la plupart des gens, et qui éloigneront les intérêts financiers et leurs projets excluants, glauques et standardisés. Produire plus de logements privés ne fera pas baisser les prix ni ne répondra aux besoins de la population : les promoteurs et autres investisseurs privés ont besoin que les prix montent. Ils n’investissent que parce que les prix montent et ils les font effectivement monter.
Plus profondément, c’est la culture (ou le culte) de la propriété privée qu’il faut bousculer (11). Une des étapes serait de casser la fausse alliance entre propriétaires occupants et propriétaires bailleurs, qui est entretenue par des lobbies comme le Syndicat National des Propriétaires et Copropriétaires. Par exemple, tant les locataires que les propriétaires-occupants auraient avantage à une baisse du prix du logement. Les locataires seraient immédiatement gagnant.es, mais les petits propriétaires rapidement aussi, car la gentrification des quartiers où iels vivent ralentirait voire s’arrêterait, donc le départ forcé des habitant·es qui n’arrivent plus à se loger ; leurs voisin·es, ami·es du coin, commerces de proximité … pourraient rester dans leur quartier. Les seuls perdants seraient les propriétaires bailleurs. Mais même le propriétaire qui loue juste le haut de sa maison ou un second logement obtenu après un héritage pourrait tout à fait rentrer dans ses frais avec un loyer plus bas. Il faut donc briser cette confusion d’intérêt, entre grands et petits propriétaires, habitant·es et investisseurs.
Finalement c’est une question de reprise en main collective qui dépasse largement les pouvoirs publics, et en cela, sortir le logement de la seule sphère privée, et en faire une question politique, en partant des besoins réels exprimés par les habitant.es, est la priorité.
Finalement c’est une question de reprise en main collective qui dépasse largement les pouvoirs publics, et en cela, sortir le logement de la seule sphère privée, et en faire une question politique, en partant des besoins réels exprimés par les habitant.es, est la priorité.
Aline Fares, Juin 2024