En effet, la mafia est une menace pour la légitimité de l’Etat puisque celle-ci exerce un pouvoir à la fois social, politique et économique en le concurrençant dans l’exercice de la violence sur son territoire. Depuis le maxi-procès de Palerme en 1986, qui a démontré l’étendue du pouvoir mafieux, l’Italie ne peut plus nier l’existence sur son territoire de ce pouvoir concurrent.
Après ce procès marquant, l’Etat italien s’est donc doté de tout un arsenal juridique visant à criminaliser les associations mafieuses, qui menacent sa prééminence. Aujourd’hui, de nombreux organismes antimafias existent et collaborent entre eux afin de lutter de manière répressive contre le phénomène. L’Etat peut notamment compter sur la commission parlementaire antimafia créée en 1962 – ce fut le premier grand dispositif étatique mis en place en Italie – mais aussi sur le pool antimafia du tribunal de Palerme, créé en 1983. Ce dernier est un groupe constitué de magistrats ayant pour rôle de centraliser les informations et de coordonner leurs actions.
Cet arsenal était nécessaire pour combler les difficultés des policiers et magistrats italiens à condamner ou à arrêter des individus mafieux qui se cachaient bien souvent derrière l’honorabilité de leurs activités. Force est de constater que cet arsenal juridique n’a pas mis fin au pouvoir mafieux et à sa prolifération en Italie.
Cela tient d’une part au fait que l’approche répressive du phénomène mafieux n’a pas pris la mesure de sa complexité. La répression ayant tendance à renforcer le pouvoir mafieux en augmentant le mécontentement d’une partie de la population qui vit des activités criminelles des clans, celle-ci accroît indirectement la légitimité de la mafia par rapport à l’Etat.
Le problème ne peut donc plus être résolu par les seuls institutions italiennes. La lutte doit être collective et internationale.
D’autre part, l’économie s’étant mondialisé, la mafia italienne a fait de même. Celle-ci est désormais présente dans de nombreux pays. Elle est associée avec d’autres mafias dans un tissu criminel mondialisé. Le problème ne peut donc plus être résolu par les seuls institutions italiennes. La lutte doit être collective et internationale.
Par conséquent, il est désormais nécessaire de reconsidérer la manière de concevoir le phénomène mafieux. Puisque par définition, la mafia est une organisation criminelle ayant tissée des liens avec le pouvoir légal, cela doit également passer par une reconsidération similaire des connivences entre la mafia et le monde politique et affairiste qui constituent l’une des pierres angulaires de la compréhension du phénomène mafieux.
Il est intéressant d’envisager ces connivences comme des réseaux de prédation ; c’est-à-dire comme des interrelations sociales qui lient secrètement des individus partageant le même comportement de prédation autour d’activités, illégales et immorales, communes.
Il est intéressant d’envisager ces connivences comme des réseaux de prédation ; c’est-à-dire comme des interrelations sociales qui lient secrètement des individus partageant le même comportement de prédation autour d’activités, illégales et immorales, communes. Ainsi défini, le réseau de prédation apparaît comme une manière spécifique de décrire les connivences politico-mafieuses. Celle-ci a l’avantage d’insister à la fois sur la culture inhérente à ce type de connivence, tout en soulignant l’immoralité de l’entrelacs de ces différents intérêts individuels.
Il faut être capable de penser ces relations comme des déviances par rapport aux normes éthiques, tout en les considérant comme le résultat d’une culture particulière, révélatrice d’un certain nombre de facteurs déterminants. Face à ces réseaux de prédation, il est donc nécessaire d’allier un combat moral et une lutte pragmatique.
Ces réseaux de prédation sont contraires aux principes démocratiques et engendrent une violence injustifiée qui met en péril la liberté et l’intégrité de nos citoyens (cf. l’avocat hollandais Derk Wiersum qui s’est fait assassiner pour avoir défendu un repenti de la mocro-mafia en 2019).
Outre ces mesures juridico-judiciaires, l’Etat italien mettre en place des programmes éducatifs systématiques dans les écoles, qui visent à sensibiliser les plus jeunes au problème mafieux en attirant leur attention sur tout ce qu’impliquent les comportements de prédation.
Il faudrait redynamiser les régions rurales ou les quartiers pauvres délaissés par l’Etat. En somme, les interventions étatiques doivent aussi avoir le courage de « s’attaquer aux causes structurelles d’un malaise politique et économique »Maria-Luisa Cesoni, « Camorra et politique : démystification du rôle de la drogue » qui mine la société italienne. Cela demanderait dès lors de réévaluer les conceptions néolibérales qui favorisent les connivences politico-mafieuses en dérégularisant les marchés et en privatisant les entreprises publiques.
Or, la propagation de ces connivences est aujourd’hui devenue inévitable dans le contexte économique néolibéral et mondialisé. Les zones grises qui existent en Italie, existent aussi dans les autres pays européens. Etant donné l’expansion du pouvoir financiers des clans mafieux, il y a fort à craindre que ces réseaux de prédation ne finissent par entacher ces valeurs, pourtant si chères à nos sociétés démocratiques.
La lutte contre la culture de l’illégalité, propre à ces réseaux de prédation, paraît donc essentielle à la lutte contre les connivences politico-mafieuses.
L’Etat en tant qu’entité politique centralisée garantissant les droits et libertés des citoyens, devrait par conséquent réprimer les réseaux de prédations en n’oubliant pas la nécessité d’apporter une réponse aux causes structurelles qui constituent le fond du problème. Ces dernières sont aussi bien d’ordre moral que d’ordre matériel. Elles représentent les faiblesses de l’Etat, que la mafia se propose de combler.
En somme, c’est faire en sorte que les idéaux démocratiques ne soient pas uniquement des principes moraux, mais qu’au contraire, ceux-ci incarnent un véritable élan moral vers le bonheur universel.
Pour que celui-ci ne soit plus victime de la défiance de la population, il doit absolument restaurer sa pleine légitimité. Par conséquent, face au constat de la propagation du pouvoir mafieux en Europe, nos Etats devraient faire front pour éviter tout fatalisme. Lutter contre les connivences politico-mafieuses, c’est donc lutter en harmonie contre le règne de l’illégalité et contre le règne de l’amoralité ; en somme, c’est faire en sorte que les idéaux démocratiques ne soient pas uniquement des principes moraux, mais qu’au contraire, ceux-ci incarnent un véritable élan moral vers le bonheur universel.
Bien plus, nous pourrions nous demander à quel point les connivences politico-mafieuses sont constitutives de ces réseaux de prédations. Le véritable danger que représentent ces connivences semble être la diffusion à grande échelle d’une culture prédatrice et illégaliste – déjà parfaitement intégrée par les mafieux – dans la sphère légale. Pourtant, il apparaît ici que certains entrepreneurs ou certains politiciens n’ont pas besoin de la mafia pour organiser leurs activités criminelles.
Ce qui amène à une tout autre interrogation : pouvons-nous imputer la diffusion de cette culture et de l’amoralité qu’elle incarne, à l’influence des individus mafieux ou sont-elles intrinsèquement liées aux représentations normatives et culturelles de certaines élites politico-économiques ?