Le 4 juillet 1964, une vingtaine de milliers d’ouvriers mineurs se réunissent à Dortmund pour revendiquer la création d’une Europe sociale. Pour la première fois, une manifestation européenne rassemblant des citoyens des six Etats membres s’organise pour que la Communauté européenne devienne un acteur institutionnel capable de mettre en place une véritable politique sociale. Ambitieuses dans les intentions de solidarité et d’amélioration des conditions d’existence, les premières institutions européennes sont désarmées dans le registre social. La nébuleuse expression « Europe sociale » posait ses premiers jalons. Mirage ou oxymore, cette idée d’un espace européen de solidarité avait néanmoins porté les élans de nombreux militants européistes depuis 1944.
Bien entendu, il est possible de voir dans les politiques européennes de reconversion industrielle, de développement économique régional et surtout dans la politique agricole commune, des formes de solidarité européenne, des esquisses d’un rééquilibrage des effets du marché commun. Néanmoins, ces initiatives font pâle figure à côté de la consolidation des Etats-providences ou de la force du dialogue social dans certains pays européens.
Il avait été répondu que la croissance économique initiée par le fonctionnement du marché commun suffirait à améliorer les conditions de vie et de travail
Cet appel des ouvriers mineurs en 1964 sonne dès lors comme un signal d’un monde du travail qui ne souscrit pas à une vision libérale intégrée dans les négociations du marché commun en 1957. A la question de savoir si la Communauté européenne devait s’engager dans de véritables politiques sociales, il avait été répondu que la croissance économique initiée par le fonctionnement du marché commun suffirait à améliorer les conditions de vie et de travail. Une belle pelletée de terre jetée sur les espoirs ou les illusions d’une communauté sociale européenne.
Les multiples rêves d’Europe
Au-delà de ce constat qui suscite débat, mentionner cette manifestation européenne de 1964 permet de nous replonger dans des échecs, des voies non empruntées, des projets non réalisés. En effet, l’histoire de la construction européenne reste principalement perçue comme un processus linéaire, fait de crises et de relances, une histoire diplomatique voire bureaucratique. Or, les rêves d’Europe furent multiples, les projets nombreux et les potentielles histoires alternatives plurielles.
Comprendre les échecs et étudier les plans non aboutis sont finalement tout autant pertinents à examiner que d’en conter les réussites et les aboutissements. Depuis les années trente, des dizaines de projets européens et d’organisations européennes ont été mis en chantier pour unir et pacifier le vieux continent. Il n’y a pas que les petits pas de Monnet.
Un mouvement a été quelque peu oublié : la création d’un mouvement socialiste pour les Etats-Unis d’Europe.
Parmi ceux-ci, un mouvement a été quelque peu oublié, rangé parmi les multiples utopies d’après-guerre : la création d’un mouvement socialiste pour les Etats-Unis d’Europe. Ce mouvement s’est construit après 1945 autour de résistants et de personnalités situées à gauche des partis socialistes nationaux à l’instar de Marcel Pivert, Henri Frenay ou encore Raymond Rifflet et Robert Wangermée. Outre l’originalité d’un projet alternatif d’intégration européenne, ce mouvement fut un des rares groupements européistes à pointer l’incohérence d’une unification européenne sans décolonisation. La libération de l’Europe devait passer par la libération des peuples colonisés pour former un Commonwealth socialiste. Son instigation britannique par quelques socialistes indépendants proches de George Orwell constitue une autre originalité dans la mesure où l’histoire de la construction européenne a longtemps été contée du point de vue des pères fondateurs et de leurs thuriféraires, conduisant à passer sous silence, voire à effacer, les potentialités alternatives.
L’étape indispensable de la démocratie économique
Pour lutter contre un Etat centralisateur oppresseur ou un système capitalisme aliénant, ces militants voyaient dans la démocratie économique une étape indispensable à la réalisation d’une constitution véritablement démocratique.
Se présentant comme une troisième voie entre le capitalisme américain et le communisme moscovite, l’objectif politique du mouvement était de parvenir à un fédéralisme européen intégrant des entités fédérées devant réduire l’omnipotence de l’Etat souverain. Proudhon n’est pas loin. Se voulant non-alignés dans un climat de début de guerre froide s’intensifiant rapidement avec la guerre de Corée, ils prônaient une unification européenne qui ne se ferait pas dans une certaine continuité avec le Plan Marshall ou l’Union de paiement européenne.
Pour lutter contre un Etat centralisateur oppresseur ou un système capitalisme aliénant, ces militants voyaient dans la démocratie économique une étape indispensable à la réalisation d’une constitution véritablement démocratique. Du contrôle ouvrier à l’autogestion, du dialogue social à la directive Vredeling, cette question de la démocratie économique poursuivra les Etats européens et les institutions européennes pendant plus d’un demi-siècle par la suite.
Un idéal qui s’est étiolé
Avant que l’expression d’« Europe sociale » ne fasse florès, l’on parlait surtout d’Europe des travailleurs, l’utopie portait sur une Europe fédérale composée d’entités nationales elles-mêmes fédérales.
Avant que l’expression d’« Europe sociale » ne fasse florès, l’on parlait surtout d’Europe des travailleurs, l’utopie portait sur une Europe fédérale composée d’entités nationales elles-mêmes fédérales. L’Etat centralisateur devait être réduit à la portion congrue aux bénéfices des structures fédérées, une forme de fédéralisme intégral. Outre ces considérations constitutionnelles, ce groupe participa à l’impulsion d’une construction européenne comme espace de solidarité mais était aussi l’expression d’une inquiétude face à une Europe qui deviendrait un lieu de compétition entre les travailleurs. Ils plaidaient pour la constitution d’un salaire minimum européen qui devait être automatiquement tiré vers le haut. Par ailleurs, ils plaidaient déjà pour une double citoyenneté nationale et européenne permettant aux réfugiés politiques européens de trouver asile dans les Etats démocratiques.
Malgré l’enthousiasme des débuts, le mouvement s’essouffla rapidement en raison notamment de leur minorisation dans les espaces nationaux ou européens mais également par l’ouverture du marché commun qui semblait être un adieu aux illusions d’une Europe sinon socialiste du moins sociale.
L’aspiration à une Union européenne qui symboliserait la protection des travailleurs a persisté pour finalement s’étioler
Entre l’émergence de ce mouvement socialiste et la manifestation des mineurs, vingt années se sont écoulées. Entre 1944 et 1964, l’aspiration à une Union européenne qui symboliserait la protection des travailleurs a persisté pour finalement s’étioler. Cet appel du 4 juillet 1964 n’est certes pas le chant du cygne d’une ambitieuse politique sociale européenne, mais il est sans conteste le terminus d’une génération espérant une harmonisation sociale impulsée non pas par le marché mais par les politiques européennes.
Nicolas Verschueren,
associate Professor in Contemporary History, Director of Mondes Modernes & Contemporains, ULB.