Si vous vous intéressez à la BD documentaire vous connaissez forcément Joe Sacco. Formé au journalisme et dessinateur autodidacte, l’auteur arrive aux Etats-Unis à douze ans et adopte rapidement un regard critique sur son pays d’adoption et sur le traitement de l’actualité par le système journalistique. Revenant aux sources de la « méthode », il part en reportage en Palestine, dont il revient avec un double album en 1992 qui l’installe durablement comme le chef de file de la BD documentaire journalistique. Au fil de son imposante bibliographie qui l’emmène de Palestine en Yougoslavie en passant par les perdants du Capitalisme et les Premières Nations, il prend le temps d’interroger sur place des témoins directes et de confronter les points de vue avec très peu de commentaire. Avec sa technique de dessin parfois grossière, cela rend la lecture de ses volumineux albums ardue mais absolument passionnante en ce qu’elle touche au cœur de la problématique journalistique et du rendu de l’actualité: à une époque où plus que jamais la manipulation, les fake news et le maccarthisme reviennent, il est essentiel d’adopter comme Joe Sacco la complexité du monde, la subjectivité des regards.
J’ai découvert cet auteur sur le monumental mais épuisant Gaza 1956 qui revenait très en détail sur les massacres israéliens à Gaza à l’occasion de la crise de Suez, à peine dix ans après la création de l’Etat d’Israël. Relire Joe Sacco plus de dix ans plus tard me permet de mesurer le progrès graphique de l’auteur qui propose avec son dernier ouvrage des planches d’une véritable qualité artistique, effaçant un des plus gros défauts de ses premières œuvres. Travaillant ses visages de façon appuyée, il propose des reconstitutions minutieuses et détaillées des récits qui nous plonge en plein dans la réalité d’un pays-monde.
Adoptant toujours la même démarche et se mettant en scène à l’image d’un Michael Moore, l’auteur revient ici sur les violences inter-ethniques (comprendre: musulmans/hindous) dans l’Etat le plus peuplé d’Inde, l’Uttar Pradesh, 241 millions d’habitants et peuplé d’une grosse minorité de 20% de musulmans. Si Sacco ne détaille pas plus que cela (c’est dommage) le contexte démographique et politique, il laisse entendre que le régime politique de l’Etat instrumentalise le vote musulman comme une clientèle. Et c’est là la thèse la plus marquante de l’auteur et qui fait écho à nos réalités politiques occidentales. Alors que le Congré National indien de Gandhi et Nehru avait toujours joué une neutralité laïque, l’arrivée au pouvoir du BJP nationaliste de Narendra Modi depuis 2014 alimente les conflictualités locales inhérentes à la structure de la population indienne, avec des déclinaisons plus ou moins appuyées dans les Etats.
La BD (qui paraît en exclusivité mondiale puisque l’édition américaine suivra la française!) nous décrit ainsi les mécanismes qui ont abouti en 2013 à une flambée de violences entre musulmans et hindous. Le point de départ est un fait divers (meurtre entre jeunes) qui débouche sur des tabassages et assassinats ainsi que sur le déplacement de dizaines de milliers de personnes. Sans parvenir à démêler la réalité des faits devant l’orientation systématique des déclarations des deux parties, Sacco nous éclaire néanmoins sur l’intervention politique dans la poursuite judiciaire contre certains agresseurs et le sentiment d’injustice réciproque qui mène à l’engrenage. La violence est endémique dans cette société et une certaine passivité des forces de l’ordre (sans parler de la corruption massive) maintiennent une situation où la religion reste le carburant le plus efficace.
Au-delà de l’exotisme et de l’aspect quelque peu dérisoire à vouloir dénicher l’auteur du premier coup, la portée de cette enquête est universelle en ce qu’elle décrit les rouages très actuels d’une utilisation des conflits latents par des organisations politiques cyniques. Que l’on regarde aux Etats-Unis, en France, en Turquie et que sais-je, ce sont les mêmes mécanismes (populistes diront certains, que je qualifierais de fascistes pour ma part) qui jouent avec les rancœurs humaines pour parvenir au pouvoir en détournant allègrement les réalités locales. Par les ordres partiaux donnés à la police et à la justice, par l’orientation clientéliste des indemnisations qui renforcent la rancœur, ces dirigeants usent de leur pouvoir comme de l’huile sur un feu déjà vif aux seules fins de capter un électorat pourtant initialement éloigné du suffrage. A cela s’ajoute la propriété qui constitue le second carburant après la religion, les musulmans constituant les travailleurs agricoles sur des terres possédées par des hindous…
Reste une petite frustration à voir un album plus court que d’habitude que l’auteur aurait pu alimenter en un descriptif plus poussé du contexte socio-géographique et politique de l’Uttar Pradesh voir de l’histoire de l’Inde, qui aurait pu hausser encore un peu la portée de cette formidable enquête qui fait honneur au journalisme universel.