Tout le pouvoir à l’assemblée, une histoire du mouvement ouvrier espagnol pendant la transition

Retour sur le transition en Espagne (1/2).

Disons d’entrée que cet ouvrage est indispensable. Il l’est parce qu’il concentre sur un évènement politique d’envergure (la « transition » espagnole) ce que la pensée critique peut réunir comme argumentaire.

2II appartient à un courant d’analyse qui a quelques défenseurs en France dans le milieu des hispanistes et historiens de l’Espagne. En Espagne, il est devenu important dès le moment où les questions de recouvrement de la mémoire historique et de l’absence de justice rendue aux victimes de la répression franquiste ont dominé la réflexion sur cette étape de l’histoire de l’Espagne. Ce courant est multiforme, disparate, il peut concerner des historiens (Julio Aróstegui, Ferrán Gallego) comme des politistes et/ou politiques (Juan Carlos Monedero et Pablo Iglesias).

3On peut le définir comme une étape de l’histoire critique du franquisme « par extension ». Tout d’abord parce que le lien se fait entre la critique de la première « révolution avortée », celle de 1936, à la critique d’une deuxième « révolution avortée », celle de la transition. Ensuite parce que très clairement, le but est de faire endosser cet éloignement de l’objectif révolutionnaire aux forces de la gauche espagnole, aux communistes en premier lieu puis aux socialistes alors que précisément la bataille pour l’hégémonie dans le monde ouvrier est engagée entre les deux partis. Le fond permanent est celui d’une critique de la trahison des masses populaires (ouvrières, dans le cas de cet ouvrage) par les organisations de la gauche historique. Naturellement, pour la période 1970-1974, la seule force qui peut être critiquée c’est le PCE-PSUC, puisque les autres formations de gauche sont largement absentes des luttes sociales, si ce n’est à travers une fraction de l’UGT, surtout dans la grande concentration industrielle basque. Cette force s’exprime par la présence massive des communistes dans les Commissions Ouvrières depuis le début de leur existence.

4Les objectifs et les choix stratégiques des différents courants qui animent le mouvement ouvrier dans cette courte et intense période sont au centre du travail de l’auteur. Cette période peut être distinguée en deux temps, avec un axe de gravitation qui est l’année 1975, année décisive. L’ouvrage est divisé en deux parties et suit un déroulé chronologique. Cependant, les années 70/76 sont concentrées dans un chapitre liminaire d’une trentaine de pages, la partie I se concentrant sur les trois premiers mois de l’année1976, « L’offensive du mouvement ouvrier », la deuxième, « La domestication des pratiques assembléistes », se concentre sur la fin de l’année 76 et l’année 1977, placée sous le signe des Pactes de la Moncloa et de leur contestation par certaines fractions du monde ouvrier.

5Cet ouvrage est de grande utilité car il s’inscrit dans le courant d’une historiographie contemporaine qui remet en cause les critères d’unanimité fondés sur l’exemplarité du « modèle de transition espagnol ». Il le fait sous un angle bien précis qui est celui des luttes sociales dans l’entreprise et a la sincérité de prendre parti pour les minorités ouvrières, non conformes aux politiques négociatrices d’accords, toutefois sans chercher d’amalgame ni de construction manichéiste de ce passé. La position de la majorité au sein des CCOO (dominée par certains cadres du PCE-PSUC) est décrite comme ambivalente, elle défend le recours aux assemblées mais prône l’entrisme dans les structures du syndicat officiel. Après 1976, cette majorité continue à défendre ce critère d’organisation des luttes par la base en défendant le besoin de coordination ou de verticalité. Le contexte politique général complexe est un élément d’explication puisque la social-démocratie européenne intervient massivement en Espagne (financièrement et idéologiquement à travers la Fondation Fr. Ebert) pour promouvoir le PSOE et l’UGT et marginaliser autant que possible le PCE et sa forte présence dans les luttes ouvrières :

En juillet 1976, lors de la nomination du nouveau cabinet gouvernemental présidé par Adolfo Suárez, le but du pouvoir politique est de contrebalancer l’influence du PCE dans le monde ouvrier (influence qu’il détient par le biais des CC OO), en privilégient le dialogue avec le PSOE et en renforçant les structures de l’UGT, jusqu’à présent quasi groupusculaire.

  • 1 Serge Buj, «El seminario de Arras. Los comunistas debaten del futuro de España», in Historia del PC (…)

6Pourtant ces questions se posaient déjà dans ces termes au tout début des années soixante. Le seul parti qui ait fait, alors, une tentative d’aggiornamento, de prise en compte des nouveautés sociales et des transformations de la vie espagnole fut le PCE. C’est ce que laisse voir la transcription des débats du « séminaire d’Arras », réunion de cadres du parti réunis en 1963 dans la clandestinité1.

7Le dirigeant Tomás García défendait l’hypothèse de la mise en place de conseils ouvriers où le souverain aurait été l’assemblée des travailleurs de l’entreprise, comme fondement de l’action communiste dans le milieu ouvrier :

Je ne crois pas nécessaire d’insister sur le fait que le point de départ c’est la commission ouvrière, selon l’idée que nous nous en faisons, élue démocratiquement, révocable à tout moment par les travailleurs et directement contrôlée à chaque moment également par des assemblées de travailleurs… nous devons faire l’effort de consolider par tous les moyens ces commissions, commissions ouvrières, commissions paysannes, etc., tout le programme de développement des commissions.

8La réalité politique a donc conduit les communistes des CCOO à consolider leur présence dans la nouvelle configuration d’un Etat qui n’était pas celui qu’ils avaient imaginé, mais celui qui s’imposait par la force des puissances favorables au statu quo social, un Etat constitutionnel empruntant aux modèles de ceux d’Europe de l’ouest, où le pouvoir est l’émanation du suffrage collectif et les syndicats un organe de défense des intérêts corporatifs. L’auteur laisse entendre qu’il s’agit là d’un renoncement volontaire, au nom du consensus politique. On ne doit pas oublier, que le PSOE est formellement légalisé le 10 février 1977, le PCE ne le sera que le 9 avril, à tout juste deux mois des premières élections générales parlementaires du 15 juin 1977 et que la pression, y compris internationale, était considérable et pesait non seulement sur l’Espagne mais également sur le Portugal.

9C’est certainement oublier également que si la mobilisation fut effective, et l’auteur en rend compte admirablement, le rapport de forces politique était nettement en faveur des forces consensuelles. On peut toujours critiquer ex-post les choix opérés, mais il est essentiel de comprendre pourquoi ils ont été faits dans une période où l‘avenir n’était pas tout tracé (les feuilles de route ne sont que des feuilles, après tout). En ce sens cet ouvrage issu d’un très scrupuleux travail de thèse apporte des éléments trop souvent laissés de côté par la pensée mainstream. Il n’empêche qu’on doit se demander si l’histoire politique n’a pas la fâcheuse tendance à prédire le passé quand la politique ne peut prédire l’avenir.

Serge Buj;
Professeur honoraire, Université de Rouen
Cahiers de civilisation espagnole contemporaine, ccec, 28/2022, notes de lecture du livre d’Arnaud Dolidier.

Référence(s) :

Arnaud Dolidier, Tout le pouvoir à l’assemblée, une histoire du mouvement ouvrier espagnol pendant la transition (1970-1979), Paris, Editions Syllepse, 2021.

 

Notes

1 Serge Buj, «El seminario de Arras. Los comunistas debaten del futuro de España», in Historia del PCE, I

Congreso, 1920-1977, vol. 2, FIM, Madrid, 2007, p. 227-242.

 

Référence électronique

Serge Buj« Tout le pouvoir à l’assemblée, une histoire du mouvement ouvrier espagnol pendant la transition »Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], 28 | 2022, mis en ligne le 08 août 2022, consulté le 25 octobre 2024URL : http://journals.openedition.org/ccec/13567 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ccec.13567

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A LIRE sur le sujet.
■Le mouvement ouvrier pendant la transition démocratique.
●”Le mouvement ouvrier pendant la transition démocratique”, Ballast, 13 octobre 2020, Arnaud Dolidier, en accès libre.
●”Luttes sociales dans l’Espagne de 1975-1976 : la transition ou la rupture”, extrait du livre d’Arnaud Dolidier publié en accord avec les Editions Syllepse, 3 décembre 2021, en accès libre.
■La CNT et le mouvement libertaire pendant la transition démocratique.
●”L’anarchisme espagnol et la transition démocratique”, Christophe Patillon, historien, 13 juin 2024, son blog, en acces libre, sur “La CNT et le mouvement libertaire pendant la transition démocratique espagnole. De la reconstruction à la scission (1976-1979)”, Edition ACL, 2023.
■Sur le groupe parlementaire socialiste.
●”La naissance d’une élite : le groupe parlementaire socialiste à l’épreuve de la transition démocratique en Espagne (1977-1982)”, Cahiers de la Méditerranée,  Mathieu Trouvé, 96/2018, en accès libre.
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Illustration : Description Español: 1ª Fiesta del PCE en la Casa de Campo. Día de clausura Date 1977 Source Own work Author Nemo. Permission is granted to copy, distribute and/or modify this document under the terms of the GNU Free Documentation License, Version 1.2 or any later version published by the Free Software Foundation; with no Invariant Sections, no Front-Cover Texts, and no Back-Cover Texts. A copy of the license is included in the section entitled GNU Free Documentation License.