Décodage : “La norme de croissance des soins de santé”

La croissance des dépenses de soins de santé est dopée par divers facteurs : l’augmentation de la population, le vieillissement, les progrès technologiques, l’arrivée de traitements coûteux auxquels souhaitent accéder les patient.es concerné.es, les demandes sociales pour alléger les factures à charge directe des ménages, les augmentations salariales (indexation et hausses hors index)…

La norme de croissance des soins de santé choisie par les majorités successives (norme hors indexation), quelle qu’elle soit, oblige à faire des choix ; mais il est évident qu’une marge plus “généreuse” rend les choix moins compliqués.

La norme Vivaldi était de 2,5% à partir de 2022 mais elle a été ramenée à 2,0% pour le budget 2024. Les partis francophones qui vont être présents à tous les étages défendent deux visions sur la norme qui devrait se trouver dans l’accord pour la future majorité fédérale :

  • les Engagés proposent une norme de 3,5%1 ; on rappellera que cet objectif repose sur le passage suivant des Perspectives économiques du Bureau fédéral du Plan de juin 2023 :

« (…) les déterminants des prestations de soins de santé (prévalence des maladies chroniques, vieillissement de la population, facteurs socioéconomiques, évolution de la pratique médicale et progrès technologique médical) conduisent à un taux de croissance annuel moyen de 3,5% en termes réels entre 2024 et 2028, supérieur à la norme de 2,5% » ; NB : en juin 2024 le Bureau fédéral du Plan estime désormais cette croissance endogène à 3,2%2 ;

  • il est difficile – sur base du programme ou de diverses interventions publiques – de déterminer ce que pourrait être la norme si le MR pouvait imposer son point de vue ; on a donc pris comme hypothèse de faire croître les dépenses au même rythme que le PIB estimant que cela reflète la volonté de « ne dépenser que l’argent qu’on a » et de d’abord rendre les dépenses plus efficaces, mais en même temps de doper la croissance pour trouver des marges de manœuvre supplémentaires ; en tout état de cause, cette hypothèse dégage des marges positives, mais moindres.

Cette note vise à proposer quelques clés de lecture pour décoder ce débat. Au vu de la complexité de la dynamique des dépenses – qui nécessite des études plus fines mais hors de portée au vu de l’ambition de cette note – il s’agit, pour l’essentiel, d’une approche macro, même si, plus loin, on propose deux autres indicateurs pour éclairer les enjeux.

Rappelons quand même d’entrée de jeu qu’il n’y a pas de lien évident entre les dépenses de santé et – l’indicateur retenu ici – l’espérance de vie en bonne santé à la naissance (voir graphique en haut de la page suivante qui porte sur les pays de l’UE plus la Norvège et la Suisse). Il est évident que d’autres facteurs jouent. Si lien positif il y a, au mieux peut-on penser que – au-delà d’un certain seuil – les gains d’espérance de vie (en bonne santé) apportées par des dépenses supplémentaires sont minimes.

En tout état de cause, une évaluation rigoureuse de diverses dépenses de santé ou de traitements concurrents, comme le fait le KCE, est et reste indispensable. Des moyens supplémentaires pour l’évaluation des politiques de santé seraient ici les bienvenus.

Le tableau de la page suivante propose une estimation chiffrée – ce sont des ordres de grandeur – des deux visions.

Deux constats :

  • dans la proposition des Engagés, les dépenses de santé passeraient de 37,83 à 44,9 milliards d’ici à 2029 (+18,8% = +3,5%/an) ; pour le MR ce serait seulement 40,5 milliards en 2029 (+7,0% = +1,35%/an), soit 4,5 milliards de moins ;
  • une partie de ces moyens supplémentaires est absorbée par les augmentations des besoins liés aux glissements socio-démographiques (= population totale, qui augmente de 1,6% entre 2024 et 2029, et impacts du vieillissement) ; tenant compte de cela, les moyens supplémentaires réellement disponibles évolueraient entre 2024 et 2029 de +13,3% pour les Engagés, soit environ +2,5%/an et de +2,1% pour le MR, soit environ +0,4%/an.

NB : Si une partie des moyens nouveaux devait être affectée à l’allègement des dépenses à charge des ménages, cela réduirait d’autant les marges disponibles pour de nouvelles politiques.

Deux mises en perspective :

  • Pour que l’approche du MR produise en 2029 les mêmes moyens pour les soins de santé que celle des Engagés, il faudrait que la croissance économique passe de +/- 1,35% par an à +/- 3,5%/an ; ce n’est évidemment pas impossible dans l’absolu mais dans les faits c’est peu probable tenant compte, notamment, des contraintes budgétaires.
  • Rappelons que le Bureau fédéral du Plan prévoit – à politiques inchangées – un déficit public de 5,8% en 2029.
    • Si la proposition des Engagés devait être adoptée, cela signifierait, tenant compte des Perspectives du Bureau fédéral du Plan de juin 2024 que, toutes autres choses égales par ailleurs, le retour du déficit public à 3% devrait se faire – pour ce qui est des dépenses – par des baisses de dépenses exclusivement dans d’autres postes et donc pas dans les soins de santé. NB : Toutes autres choses égales par ailleurs, dans le cadre des Perspectives du Bureau fédéral du Plan de juin 2024, la norme de 3,5% augmente le déficit public d’environ 0,1% du PIB à l’horizon 2029.
  • Si c’est la vision du MR, telle qu’on essayé de la traduire ci-dessus, qui devait s’appliquer, on peut considérer que les soins de santé pourraient contribuer, ex-ante, pour environ un quart à l’effort à faire pour revenir à un déficit de 3%.

Précisons encore que les propositions sur la table ne disent rien sur l’évolution du financement des hôpitaux, y compris la part assurée par le SPF Santé publique.

Voilà pour l’approche macro.

Les dépenses à charge de la collectivité dépendent aussi des mesures visant à alléger la part à charge du patient. A titre d’illustration, voici l’évolution entre 2010 et 2022 de la proportion d’assurés bénéficiaires du statut BIM (= bénéficiaires de l’intervention majorée) :

 

2010 2022
Belgique 16,42% 20,03%
0-24 ans 15,00% 22,13%
25-64 ans 11,83% 16,09%
65 ans et + 32,09% 26,94%
Bruxelles 26,44% 33,10%
Flandre 13,60% 16,58%
Wallonie 18,53% 22,43%

On observe une hausse généralisée à l’exception des 65 ans et +. Les facteurs qui pourraient faire évoluer le pourcentage de BIM sont à la fois réglementaires et endogènes. Difficile de savoir à ce stade si les règles d’accès seront changées et/ou si des glissements interviendront dans les populations qui sont dans les conditions (bénéficiaires du revenu d’intégration, de la GRAPA, petits revenus, etc.) pour obtenir ce statut. Notons à cet égard qu’une partie des allocataires sociaux qui (re)trouvent un job perdent ce statut ; la création d’emplois plus dynamique souhaitée par d’aucuns peut donc peser à la baisse sur l’évolution des bénéficiaires du statut BIM.

Il n’est pas impossible qu’une éventuelle réforme de l’État régionalise les soins infirmiers à domicile pour permettre une cohérence dans les choix budgétaires concernant en particulier les personnes avançant en âge. Il faut à cet égard constater que les régions ont fait – implicitement – des choix différents : la Wallonie proportionnellement “consomme” moins de soins infirmiers à domicile et institutionnalise plus que la Flandre. Indépendamment d’une éventuelle régionalisation il faut s’interroger aussi au niveau wallon pour faire évoluer ces choix. Voici, pour illustrer cet enjeu, les données concernant les 75-84 ans, hommes et femmes.

Hommes Femmes
Soins infirmiers à domicile
Bruxelles 3,8% 5,2%
Flandre 6,7% 11,0%
Wallonie 5,8% 9,3%
Prise en charge institutionnelle
Bruxelles 2,6% 3,8%
Flandre 2,7% 4,6%
Wallonie 3,0% 5,3%

 

Notes méthodologiques

    • La mise en perspective dépenses de santé par tête/espérance de vie en bonne santé a été effectuée pour 2019 parce qu’il n’y a pas suffisamment de données disponibles pour la période après la crise Covid.
    • Les données macro-économiques sont celles des Perspectives économiques (2024-2029) de juin 2024.
    • Attention : les calculs faits ici sont des calculs mécaniques ; certaines grandeurs, par exemple les prix, pourraient donner des résultats différents en cas d’écarts significatifs par rapport aux projections du Bureau fédéral du Plan.
    • Pour calculer l’impact socio-démographique sur l’évolution des dépenses de santé, on a multiplié les évolutions de population par la structure de consommation par âge.

Philippe DEFEYT, économiste – 15 juin 2024


Sources : Atlas AIM, Bureau fédéral du Plan, EUROSTAT et INAMI NB : Toute remarque méthodologique est bien sûr la bienvenue.

1 On notera que dans une intervention sur le site des Engagés, son président évoque 3%.

2 « Les déterminants des prestations de soins de santé (prévalence des maladies chroniques, vieillissement de la population, facteurs socioéconomiques, évolution de la pratique médicale et progrès technologique) conduisent à un taux de croissance annuel moyen de 3,2% en termes réels sur la période 2025-2029. » in Perspectives économiques 2024-2029 du Bureau fédéral du Plan, juin 2024, p.16

3 Il faudra voir ce que seront effectivement les dépenses en 2024.