Épisode 24
« Hello, can I speak to Hillary Clinton? … This is an emergency… » Nous sommes le 26 août 2011, dans le manoir d’Ellingham Hall, où Julian Assange est en résidence surveillée. Sarah Harrison et Julian Assange tentent en vain de joindre en urgence la secrétaire d’État à la Maison blanche. C’est Sarah qui est en ligne. À ses côtés, Julian ne perd pas un mot de la discussion. L’appel est de la plus haute importance, des vies sont peut-être en jeu « Tous les câbles non expurgés du Cablegate sont sur le point d’être mis en ligne… ». Sarah précise : « Cette publication n’est pas du fait de WikiLeaks… Je ne comprends pas pourquoi vous ne reconnaissez pas l’urgence de la situation ! » … Julian s’empare du telephone : « I try to make it clear : I don’t have a problem, you have a problem. »…
Julian et Sarah Harrison tentent de remédier en vain à… une fuite au sein de WikiLeaks. Et pas n’importe quelle fuite ! On s’en souvient, la publication du Cablegate avait débuté en novembre 2010 (WANTED, Épisode 15). À l’été 2011, on approchait des 20.000 câbles publiés… et là, c’est l’entièreté des 250.000 câbles qui sont sur le point d’être diffusés… sans être expurgés des noms de personnes que leur diffusion mettrait en danger !
Comment expliquer cette situation ?
Juste après la diffusion de la vidéo Collateral Murder, WikiLeaks avait pris un certain nombre mesures de sécurité pour parer à une attaque ciblée de l’organisation ou d’un de ses membres : des clés USB contenant des copies cryptées du Cablegate avaient été envoyées à différents contacts du Cambodge à Europe de l’Est, en passant par Daniel Ellsberg, grand protecteur de l’organisation. Une lettre, datée du 20 juillet, accompagnait les clés :
Par ailleurs, le 30 juillet 2010, WikiLeaks avait déposé Insurance.aes.256, un fichier crypté de 1,4Giga, sur la même page que celle des documents concernant l’Afghanistan ainsi que sur des sites de partages entre internautes. Il s’agissait de renforcer plus encore la sécurisation des données, mais aussi de créer une pression politique. Comme certains déposent leur secret chez le notaire, WikiLeaks avait déposé ses propres secrets sur le net.
Lorsqu’en juillet 2010, Julian avait rencontré à Bruxelles les journalistes avec qui il allait collaborer, il leur avait remis un accès aux documents cryptés ainsi que la clé de décryptage. Mais voilà qu’en février 2011, David Leigh, le journaliste du Gardian, publie un livre dans lequel il mentionne cette clé ! Des lecteurs font le lien avec les fichiers cryptés partagés par WikiLeaks et déchiffrent les informations. David Leigh expliquera pour se défendre que Julian Assange lui avait dit que la clé ne serait valable que peu de temps. Mais il a confondu : c’était l’emplacement du fichier qui ne devait être valable que peu de temps.
En outre, le climat de surcharge de travail épuisant a accru les tensions entre Julian et Daniel Domscheid Berg, n°2 de WikiLeaks, et Julian finit par le congédier. Daniel Domscheid Berg serait parti en détruisant une série de fichiers appartenant à WikiLeaks, mais il détenait aussi tout le fichier des cables. Serait-il lui aussi à l’origine d’une fuite, comme l’a dit Julian Assange ? Toujours est-il que d’autres médias et sites, norvégien, allemand, américain (Freitag, Cryptome…) annoncent qu’ils vont publier l’intégralité des fichiers, non expurgés.
Le 2 septembre 2011, Wikileaks décide de publier elle-même, sans les expurger, l’intégralité des 250.000 cables. Pour quelles raisons Julian a-t-il pris cette décision ? Les sites qui comptaient les publier (Cryptome, Pirate Bay) sont peu connus dans le monde, sauf des services de renseignement. Julian Assange estime que la manière la plus efficace pour que les personnes susceptibles d’être en danger l’apprennent et puissent s’abriter (si cela n’a pas déjà été fait, cf ci-après), c’est que ce soit Wikileaks elle-même qui les diffuse. Il s’agit donc d’alerter les informateurs des ambassades US, mais aussi d’éviter toute manipulation des textes.
Cette publication du 2 septembre va susciter beaucoup d’émoi et rester longtemps incomprise. Sans connaissance de son contexte, on pouvait en déduire que WikiLeaks publiait de manière irresponsable. La réputation de journaliste de Julian Assange en a pris un coup. Lors de son procès à Londres, l’enregistrement de l’appel téléphonique entre Julian et la Maison blanche a été fourni et a permis de rétablir la vérité à ce sujet.
Afin de comprendre mieux encore cet épisode complexe, il faut savoir que :
- Avant la première publication, fin novembre, Julian Assange avait proposé au Département d’État de lui transmettre les cables pour qu’il efface lui-même tous les noms à risque. Le Département (Hillary Clinton à l’époque) avait refusé.
- Wikileaks annonçait une publication progressive de ces câbles, sur plusieurs mois. Le New York Times a informé à l’avance le Département d’Etat du calendrier des publications de décembre 2010, avec les thèmes et pays concernés. Celui-ci avait donc eu le loisir de prévenir les personnes-sources « à risque ».
- Sur l’ensemble des documents, 652 documents sont classés « secret », 101.748 documents « confidentiel», et 133.887 documents « non classés ». Aucun n’est classé « top secret ». Plus de 800.000 personnes, dans les administrations comme dans des sociétés privées sous-traitantes, disposaient en fait d’un accès à ces documents. Ce constat a donné lieu à de nombreuses critiques et controverses.
- Quelques dommages ont été signalés, de personnes qui ont quitté précipitamment leurs fonctions ou lieux de travail. Mais pas de traces d’assassinats. La requête d’extradition américaine ne comprend d’ailleurs pas d’incriminations relatives à des dommages avérés à des personnes.
- En réalité, la Maison Blanche admettra un mensonge délibéré à propos de l’impact supposé de la publication, « afin de renforcer les efforts juridiques pour fermer le site WikiLeaks et porter des accusations contre les auteurs des fuites ».
Voilà, c’était l’épisode 24 de WANTED, la série qui vous emmène au cœur du réacteur de notre monde pour vous en dévoiler les secrets. Demain, Julian Assange échappera à la surveillance britannique pour se réfugier dans l’ambassade d’Équateur …
Belgium4Assange
Texte écrit par Delphine Noels,
Avec la collaboration de Marc Molitor, Pascale Vielle et Bogdan Zamfir
Le 4 janvier 2021 sera une date historique : à Londres, la justice britannique rendra son verdict dans le procès d’extradition de Julian Assange. Quels sont les enjeux de ce procès ? En quoi nous concernent-t-ils directement ? Difficile d’avoir les idées claires à ce sujet tant la mésinformation et la désinformation ont été grandes.
A partir du 1er décembre et jusqu’au 4 janvier, Belgium4Assange diffusera quotidiennement un épisode de WANTED, série Facebook qui raconte la vie de Julian Assange en 34 épisodes. |
Sources / Pour en savoir plus
Enregistrement de l’appel donné à la maison blanche
https://www.youtube.com/watch?v=lfZQcV-frnY&t=2409s
https://www.youtube.com/watch?v=lfZQcV-frnY&feature=youtu.be.
Kristinn Hrafnsson à propos de l’impact que devrait avoir l’enregistrement sur le procès :
https://www.youtube.com/watch?v=Ca0pZpemSac&feature=youtu.be
L’appel à la maison blanche filmé :
Un article qui revient sur l’enregistrement de l’appel :
Daniel Domsheit-Berg, Inside WikiLeaks, éd. Poche, 2013.
Lettre sur future publication des câbles. Refus de collaboration pour effacer noms. Exigence de rendre cables https://www.newscientist.com/article/dn20869-assange-why-wikileaks-was-right-to-release-raw-cables/.
https://www.nytimes.com/2011/08/30/us/30wikileaks.html;
Article datant du 13 décembre 2010 sur les cables : https://time.com/5568727/wikileaks-war-on-secrecy/.
https://www.npr.org/2019/04/12/712659290/how-much-did-wikileaks-damage-u-s-national-security;
https://www.theguardian.com/media/2011/jan/19/wikileaks-white-house-state-department .
https://www.justice.gov/opa/press-release/file/1165556/download.