Une boussole économique pour refonder le sens de nos alternatives

Dans le Cahier d’analyse « Quelle transitions vivrons-nous ? » publié début décembre 2017 par POUR, la plupart des contributeurs admirent la « citoyenneté existentielle » (Christian Arnsperger) que développent les initiatives de transition. Toutefois, plusieurs regrettent le manque de vision politique, notamment sur le terrain économique, de ces expériences alternatives. Et, juste à propos, Philippe Deleener et Marc Totté viennent de publier, aux Editions du Croquant, Transitions économiques. En finir avec les alternatives illusoires. Il ne faut pas imaginer que les transitionneurs, très attachés à leur autonomie, puissent adopter tous les points de vue de nos deux auteurs. Pourtant, comme le titre dans la préface du livre reproduite ci-dessous, la connaisseuse de l’économie sociale qu’est Marie-Caroline Collard, directrice de SAW-B, le livre propose une boussole qui pourrait être fort utile aux audacieux qui tentent des alternatives nouvelles à l’économie marchande.


 Aujourd’hui, comme le déplorait déjà Max Weber en 1905 dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, « Le gain est devenu la fin que l’homme se propose ; il ne lui est plus subordonné comme moyen de satisfaire ses besoins matériels ». Pourtant, à certaines conditions, les alternatives économiques pourraient poser les jalons d’une économie au service de la société. Nombreux sont les ouvrages qui décrivent et dénoncent les méfaits du système capitaliste. Sans forcer le trait, la remise en question du fonctionnement économique actuel devient même le signe de la bien-pensance économique et politique.

Si certaines analyses posent les bons constats, le lecteur avisé reste la plupart du temps sur sa faim. Parce que justement, passée la critique, bien peu d’auteurs parviennent à proposer un autre modèle et, mieux encore, à fournir des pistes de réflexion de leurs actions aux femmes et aux hommes qui développent des projets d’alternatives à l’économie capitaliste.

Ce livre évite cet écueil. Sa portée se révèle alors pratique et politique. C’est une véritable praxis qu’offrent Philippe de Leener et Marc Totté. Un outil de transformation des acteurs qui eux-mêmes transforment le système économique. Paul Ricœur énonçait qu’un « groupe social sans idéologie et sans utopie serait sans projet, sans distance à lui-même, sans représentation de soi ». C’est une praxis résolument ancrée dans l’utopie qui se dévoile ici, de cette utopie qui pousse nos actions vers un horizon à construire, sans enfermer ni dicter la route.

Avant d’offrir des pistes pour un agir radicalement autre, cet ouvrage éclaire une question lancinante pour tout qui porte le projet d’une autre économie. Pourquoi le projet politique des utopistes des origines, d’Owen à Proudhon en passant par Fourrier, cette exigence de transformer la société, au plus près de la vie quotidienne de tous, à partir de l’activité économique, n’aboutit-elle pas à un autre système économique que le capitalisme ? Comment expliquer l’oubli et l’abandon progressif de ces pensées radicales qui bien avant l’heure s’attaquaient à des questions aussi cruciales que celles de la monnaie, de la dette et de la propriété ?

Comme pour donner corps à cette impasse, les auteurs lucides, donc sévères, soulignent le caractère parfois dérisoire des expérimentations et des projets alternatifs. Résolus à faire autrement, les citoyens en quête d’alternatives économiques et sociales reproduisent à l’envi les fonctionnements qu’ils entendent dépasser. En son temps, Einstein rappelait qu’on ne résout pas un problème avec les modes de pensées qui l’ont engendré. Les pages qui suivent déconstruisent ces modes de pensées qui rendent possible et soutiennent le développement du capitalisme avide et destructeur qui croît et embellit faute d’alternatives assez solides pour le mettre à mal, un absolu préalable à toute tentative de faire autrement.

Il s’agit de cesser de concevoir l’économie et son rôle dans la société à partir de mythes ou d’histoires faciles à conter mais sans fondement historique ou anthropologique. L’économie touche nos vies de trop près pour la laisser aux seules mains des économistes. Impossible de penser l’économie sans sortir du cadre de l’économie et sans lui rendre sa dimension politique. Aller au-delà des vérités économiques présentées comme des lois naturelles et intériorisées telles des normes par chacun d’entre nous suppose de mettre à mal toute une série de présupposés fallacieux sur la monnaie, la dette ou encore la propriété privée. Dépasser les fausses évidences s’impose : il y a une économie au-delà du marché, le salut est possible sans la sacro-sainte croissance. La dette ne doit pas nécessairement être remboursée, la concurrence est loin d’être la seule manière d’être face aux autres et de mener une activité… Les systèmes sociaux, les systèmes économiques et les systèmes de représentation sont liés par des interactions très profondes et complexes.

Comment prétendre agir autrement sans commencer par les comprendre et les dénouer ? Depuis plus de 150 ans, les alternatives économiques peinent à faire mouvement et à incarner le projet politique qu’elles entendent réaliser. Et c’est peut-être justement parce qu’elles n’osent pas ou ne sont pas capables de se libérer des logiques qu’elles combattent. Qu’ils aient été prisonniers de conceptions erronées et de diktats économiques intériorisés ou résolus à s’en libérer, les projets d’économie sociale ont opté pour des voies opposées aux résultats identiques. Dans un cas, ils ont choisi de se développer en cercles fermés, au sein de communautés, plus ou moins radicales, hors des marchés voire de la société. Ces expérimentations ont généré bon nombre d’idées et d’innovations audacieuses. Trop souvent, elles n’ont pas dépassé le cercle de l’entre soi. Autre chemin exploré par les acteurs de l’économie sociale, la réforme ou l’humanisation du système. Ils ont alors développé les projets alternatifs sur les marchés, persuadés qu’ils étaient que la vertu de leur fonctionnement, l’exemplarité de leurs pratiques (finalité de service aux membres et/ou à la société plutôt que le profit, gestion démocratique, limitation des revenus du capital, primauté du travail sur le capital…) contamineraient le reste des entreprises, modifieraient les comportements des acteurs économiques et changeraient la société. Ces tentatives n’ont peu ou pas contribué à transformer le système économique, quand elles n’ont pas été récupérées par le système économique dominant ou elles-mêmes fini par adopter les pratiques qu’elles entendaient changer…

Au final, si ces luttes ont été dérisoires et le restent parfois, n’est-ce pas parce que les personnes qui composent les collectifs des projets d’alternatives économiques n’ont pas réussi à opérer la mutation anthropologique à laquelle invite cet ouvrage ? Philippe de Leener et Marc Totté décrivent comment le capitalisme et le système économique qu’il engendre se nichent en chacun de nous. À la question « Pourquoi rien ne change ? », ils répondent « Parce que nous sommes ce que nous combattons. » Entamer ce voyage au cœur de nos subjectivités ouvre les possibles et souligne combien nos désirs, nos pensées, nos actes nourrissent et se nourrissent du capitalisme que nous combattons. Aux porteurs de projets alternatifs d’opérer ce changement profond : retrouver un nous, un penser et un agir ensemble, pour « relancer l’imagination individuelle et collective dans des directions véritablement porteuses d’avenir et de bien-être pour tous et chacun ». Fort bien. Mais penser les impostures théoriques et les dégâts de l’économie dominante et débusquer en chacun d’entre nous ce qui les alimente ne suffit pas. Il reste à agir, à expérimenter.

Ce livre ne prétend pas apporter des solutions sur mesure pour le plaisir de faire autrement. Il choisit de poser des questions. Quantité de questions qui amènent les acteurs des alternatives économiques et sociales à se poser eux-mêmes des questions et d’autres encore à leur suite. Tant il est vrai que pour transformer la société il s’agit moins de trouver des réponses que de prendre le temps de se poser les bonnes questions. Changer l’économie, c’est le cap. Mais ce livre nous interpelle: « Comment cette économie convie-t-elle à produire, transformer, accumuler et redistribuer la richesse autrement ? ». Les auteurs interrogent le sens de l’agir économique pour ne pas « faire autrement » en conservant la rationalité du système qu’on entend transformer.

Parvenir à changer le système économique suppose des citoyens engagés dans la multitude d’alternatives actuelles, de renouer avec le sens et, par là, avec la puissance politique de leur projet. Ces « Pourquoi changer la société ? Pour quoi ? » guideront ces femmes et ces hommes résolus. Philippe De Leener et Marc Totté envisagent pour leur part une transition vers une économie de la bienveillance. Une bienveillance fondée sur l’utilité pour la société, la coopération, la réciprocité et la confiance. Cet horizon mérite à coup sûr d’être exploré et débattu.

Pour penser nos expérimentations, détecter leurs rationalités, agir dans le même mouvement et retrouver notre projet politique, emparons nous de ces pages. Et comme le disent nos auteurs, telle « une boussole économique », nos expériences participent à construire ce référentiel qui « explicite clairement quelques principes, modalités, pratiques qui orientent et sous-tendent les efforts alternatifs, qui leur donnent du sens, qui placent un horizon au-delà de l’objet de l’activité économique dans tout ce qu’elle a de concret ».

Marie-Caroline Collard, Directrice de la fédération d’entreprises
Solidarité des Alternatives Wallonnes et Bruxelloises (SAW-B)