Quand on se demande quels seraient ces intérêts, le premier qui vient à l’esprit serait d’ordre financier. Que ce soit pour l’intercommunale Idelux ou pour la commune d’Arlon, l’installation de moyennes et petites entreprises sur un site autrefois considéré comme « à l’abandon » ne peut être que bénéfique. Mais on a l’impression que c’est aussi au niveau personnel, voire privé, que l’on retrouverait d’autres intérêts. D’un côté, on sait que le but de la création de ces espaces économiques est d’attirer des investisseurs et des entrepreneurs à venir s’y installer. Par cela, c’est à la fois l’intercommunale Idelux mais aussi la commune d’Arlon qui peuvent, par après, mettre en avant cette attractivité du territoire pour ces investisseurs et la disponibilité des infrastructures qui y sont mises en place.
Des intérêts en jeu, un système en place
Ce qui est assez flagrant cependant, c’est le manque de prise en compte des intérêts et des avantages en faveur des citoyens et riverains du quartier. Ceux-ci perdent un endroit public, vert et naturel de promenade, proche du centre-ville comme il en restait déjà très peu à Arlon et qui apportait au quartier une attractivité, devenu privé. Disparait aussi une barrière naturelle qui, potentiellement, coupait des bruits et des vues, parasites, de l’autoroute et de la nationale. Ils vont également devoir s’adapter à une circulation plus dense, avec les bruits et les nuisances qui l’accompagnent. Cela d’autant plus avec la création de nouveaux lotissements dans le quartier.
On passe donc d’un terrain public, qui profitait à plusieurs personnes et à une communauté, qui est celle à priori du quartier de Schoppach et un peu plus largement de la ville d’Arlon, à un terrain privatisé. Cette privatisation coupe totalement cette communauté de ce territoire et les « profits » de ces terres, de ces lieux, ne vont plus directement à ceux qui les côtoient quotidiennement, mais à d’autres personnes qui vont en tirer des profits sous forme de production de bénéfices privés. Les avantages, issus des usages de ce territoire, sont « délocalisés », ils deviennent « hors sols », déconnectés de la réalité et du terrain.
Les forêts dépendent non seulement des pratiques de vie quotidienne locales et des politiques de gestion au niveau gouvernementale, mais aussi des opportunités transnationales de concentrer les richesses. L’histoire globale entre en jeu […].
Si elle met ici en exergue les différents niveaux d’influences à l’œuvre sur un territoire, elle met également en avant dans son ouvrage le fait que « tel un bulldozer géant, le capitalisme apparaît toujours comme écrasant la Terre sous le poids de ses seuls impératifs », et que cette « économie globale aura été la pièce centrale du progrès ». Elle insiste également sur le fait qu’il y a un lien important entre l’environnement et l’économie :
[C’est] l’histoire humaine de la concentration de richesse qui fait à la fois des humains et des non-humains des ressources dans lesquelles investir. […] Dans le processus d’aliénation, les personnes et les choses deviennent des ressources mobiles : elles peuvent être déplacées du monde dans lequel elles vivaient, sur des distances considérables, pour être échangées contre d’autres biens vivant dans d’autres mondes, partout ailleurs. Tsing,'Le champignon de la fin du monde',2017,p. 37
CROYEZ-VOUS QUE NOUS POUVONS VIVRE SANS VOUS ?
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Ces extraits permettent de replacer nos hypothèses dans un contexte plus large de production de richesses et de consommation, notamment des territoires. C’est à un niveau systémique que les problèmes que nous venons d’évoquer prennent leurs sources. Cela serait peut-être aussi une des raisons pour lesquelles il semble impossible d’entrer dans le rapport de force avec les différents pouvoirs décideurs en tant que citoyen ou association de citoyens. Étant déjà à l’intérieur d’un système dans lequel ces principes de participation, de mise en commun ne sont pas valorisés, le levier d’action apparaît fort réduit quand on veut modifier un rapport de force au sein d’un système duquel on dépend de toute façon.
Serge Raucq dit, à propos de l’ObsE et des leurs actionsFédération inter-environnement Wallonie, 2008, p.3 : « On s’oblige, nous, à rester dans les clous de la loi. […] Ca fait partie des règles du jeu. Si on franchit des « lignes rouges » qui nous mettent hors la loi, à ce moment là on n’a plus aucun bras de levier pour faire opposition à un projet à long terme. »
Cependant, on a vu que ces leviers d’actions restent minimes au sein des institutions, et qu’ils se révèlent parfois inefficaces. Peut-être qu’alors une solution se trouve à un autre niveau, à une autre forme de participation citoyenne, ou une autre forme de gouvernance citoyenne qui irait de pair avec d’autres visions des territoires et des gens qui les habitent, les occupent, et qui sont en relation directe avec ceux-ci.
Les communs, de nouvelles institutions
En reprenant et comparant différentes définitions du terme « institutionsFédération inter-environnement Wallonie, 2008, p.3 », il ressort que celles-ci sont des organisations, sociales et politiques, issues soit de la loi, soit de la coutume.
Or, de toutes les institutions dont nous avons parlé précédemment, il semble que très peu soient issues de coutumes ou de pratiques. Toutes sont plutôt légales, c’est-à-dire instituées par un pouvoir, une « structure politique » qui a estimé que ces institutions étaient nécessaires et bénéfiques pour les citoyens et pour les besoins déterminés de notre société. Cependant, nous avons vu les dérives possibles de ces institutions légales qui sont prises dans un système de rendement économique, en altérant les fonctionnements. On se pose alors la question de la possibilité d’institutionscoutumières, fondées sur des pratiques coutumières.
Dans le domaine de la territorialité, l’idée d’institutions coutumières prend encore plus de sens. Les façons dont sont gérés les terres et les territoires par les différents pouvoirs, localement ou à d’autres échelles, ont prouvé à de nombreuses reprises que ces institutions sont souvent déconnectées du terrain et des réalités de celui-ci. Quoi de plus tentant alors que de repartir de l’inverse et de baser la gestion des territoires sur des principes locaux, des principes de gestion issus de pratiques communes et d’usages des citoyens, par une communauté de citoyen, pour le « bien commun » de ces citoyens.
Ce sont alors des traditions séculaires d’usages communs des terres qui ont disparu, au fur et à mesure de l’avènement de notre société et de son modèle économique capitaliste qui va de pair avec une privatisation des territoires.
Ces principes de gestions communes des terres, que l’on pourrait imaginer comme alternative à la gestion actuelle économiquement orientée de nos territoires, ne sont pas nouveaux. En effet, l’idée de gestion commune était déjà bien installée il y a quelques siècles d’ici, comme nous le signale l’extrait suivant :
La commune — le municipio — a été dans la péninsule ibérique la formation sociale la plus proche de la polis grecque et en même temps la plus contraire à lʼÉtat (…) Les décisions se prenaient en assemblée ouverte ; les voisins se régissaient à travers des normes dictées par la coutume et combattaient la misère par l’usage collectif des terres communales. Dans une telle société sans État -ou plutôt hors de sa portée- eut lieu la synthèse entre lʼurbain et le rural qui donna forme à une culture riche et intense. Amoros, 2011, cité dans Collectif (ZAD NDDL*), 2015
Ce système était utilisé depuis longtemps à de nombreux endroits et fonctionnait de manière très efficace, jusqu’à l’avènement de notre société moderne, moment où « face aux savoir-faire paysans, les ingénieurs se présentent comme les seuls capables de sauvegarder les territoires grâce àleur « science » et leur « modernisme »Vidalou, 2017, p. 51.
Pour aller vers un pouvoir centralisé de la gestion du territoire et donc un accaparement plus facile et une exploitation plus efficace de celui-ci, « les pouvoirs aménagistes ont d’abord mené une guerre contre les usages des terres.Vidalou, 2017, p. 51»
Ce sont alors des traditions séculaires d’usages communs des terres qui ont disparu, au fur et à mesure de l’avènement de notre société et de son modèle économique capitaliste qui va de pair avec une privatisation des territoires.
Ainsi, on retrouvait déjà ces formes de gestion et elles étaient même ancrées fortement là où elles avaient été mises en place. Par exemple, l’historien français François de Beaulieu nous dit que : « pendant des siècles, les landes ont fait l’objet d’usages collectifs. Des conflits ont éclaté chaque fois que des individus ont voulu, d’une manière ou d’une autre, déroger aux usages qui assuraient l’équilibre général et, en particulier, basculer dans l’appropriation privative. Il a fallu plus de deux siècles pour imposer la privatisation des landes communes.Beaulieu, 2014, dans De Clerck, 2018, p. 278»
À ce même endroit quelques siècles plus tard, ces questions sont à nouveau débattues. C’est dans le contexte de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et la recherche d’une vision future de l’organisation de celle-ci une fois la lutte remportée, qu’un des collectifs présents sur cette ZAD pose la question : « Comment faire pour habiter ce bocage et y construire des formes dʼorganisation collectives sans avoir besoin de la chambre dʼagriculture ou de la CDOA (Commission Départementale dʼOrientation Agricole), ni dʼexperts ou d’aménageurs, pour décider des usages présents et futurs de ces terres ? »Collectif, 2015
Le même collectif propose :
Pour construire les communaux, il nous faut donc partir des pratiques qui sont déjà à lʼœuvre sur le territoire (habitat illégal, cultures collectives en plein champ, potagers, permaculture, chasse, autoconstruction, exploitations agricoles professionnelles, cueillettes, balades…) ainsi que des espaces dʼorganisation qui existent déjà (Assemblées du mouvement, Sème ta ZAD, COPAIN, réunion des habitants, discussions informelles, etc.). C’est en partie de ces espaces dʼassemblée, même si nous éprouvons par ailleurs leurs limites, que sont issues les infrastructures de lʼautonomie dont s’est doté le mouvement ainsi que la dynamique de reprise des terres. Mais, pour donner corps aux communaux, il nous faut inventer de nouvelles formes et créer de nouveaux espaces pour traiter de la question des usages du territoire.Collectif, 2015
L’extrait ci-dessus nous donne un bon aperçu de ce que pourrait être ce type de gestion de territoire, d’un système de communaux.Pour une vision plus précise de ce que pourrait être la mise en place d’une « commune » sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, voir Collectif, « Ebauches pour la commune », août 2015.
Il est cependant nécessaire de nuancer ce propos, Philippe De Clerck nous rappelant la complexité de la mise en place d’un tel système :
Loin de tout romantisme spontanéiste ou fusionnel, créer du commun est une entreprise lente, artisanale et conflictuelle, qui nécessite de constants apprentissages, de composer avec l’autre dans un équilibrage toujours précaire, d’oser mettre en chantier sa propre identité. De Clerck, 2018, p. 278
La mise en place d’une gestion commune, dans ce contexte de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, a pour but d’échapper à une reprise, par l’État et son contrôle, des terres. Il faut éviter un possible retour à la propriété privée de ces terres, la possible vente de celles-ci à de grands groupes d’agriculture au détriment des petits producteurs, ou encore la spéculation sur ces territoires, choses qui, selon un collectif de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, vont de pair avec les logiques de production de richesse inhérentes à l’État actuel.
Il faut souligner que cette vision n’était pas uniforme. Anne-Laure Pailloux met en avant des différents au sein du mouvement. Elle rapporte que souvent des débats en rapport au futur de la ZAD, une fois le projet d’aéroport abandonné, ont lieu au sein des « assemblées générales bimensuelles » de la communauté. D’un côté, il y des occupant.es plutôt « pour » un retour à un cadre légal ou du moins une « reconnaissance légale » des pratiques qui existent déjà, exigeant par là un « droit aux alternatives » à travers une modification de la loi. D’un autre coté, d’autres occupant.es y sont partiellement ou totalement opposé.es, craignant entre autre que cette « régularisation » sonne la fin des « expérimentations », ou la destruction des cabanesCette inquiétude est justifiée par le fait de nombreuses pratiques -ordinaires sur la ZAD- considérées comme illégale par l’État français. Anne-Laure Pailloux cite par exemple « l’occupation de logements vacants, la récupération et la réutilisation de semences paysannes, ou encore, en fonction des codes et des plans locaux d’urbanisme, l’installation d’« habitat alternatif léger et mobile ». (Pailloux, 2015, p.13), considérant alors cette illégalité comme « précieuse ».
Ici, l’État français met des processus en place, les impose, pour que ces alternatives aux modes de gouvernances classiques et institués ne voient pas le jour ou ne se perpétuent pas dans le temps.
Le débat s’est accentué au sein du mouvement d’occupation quand l’État, après l’abandon du projet d’aéroport en janvier 2018, a imposé une inscription dans le cadre légal de toute activité présente sur la ZAD, sous peine d’une expulsion des occupant.es. L’État fait signer des baux de « x » années aux différents occupant.es et utilisateur.ices des terres, pour ainsi les faire à nouveau entrer dans le cadre légal. Si une partie accepte assez facilement cette légalisation, d’autres disent l’avoir fait non pas de « gaieté de cœur », mais parce qu’ils avaient le « couteau sur la gorge et la moitié de la gendarmerie mobile dans la cour. »Propos tirés du reportage France 24, «Notre-Dame-des-Landes : que reste-t-il des idéaux de la ZAD ? » 6 :40
Au fur et à mesure, les différents habitants et leurs activités se légalisent sur le site, au point que l’endroit perd peu à peu de cet aspect libertaire et indépendant de tout pouvoir que certains défendaient, « au profit de projets agricoles et encadrés par l’État. »
Ici, l’État français met des processus en place, les impose, pour que ces alternatives aux modes de gouvernances classiques et institués ne voient pas le jour ou ne se perpétuent pas dans le temps.
Jade Lindgaard, dans l’ouvrage collectif « Éloge des mauvaises herbes », va plus loin et offre une piste de réflexion quant à cette absence d’alternative :
C’est au nom du rappel à la loi et aux droits que l’État n’a cessé de vouloir expulser les zadistes. Ils doivent rentrer dans « l’État de droit », martèlent les responsables politiques. En réalité, c’est dans l’ordre républicain qu’ils veulent les soumettre. Aucune partie du peuple ne peut s’attribuer l’exercice de la souveraineté. Une et indivisible, la République exige une application uniforme du droit sur le territoire national. Entrer dans le rang ou disparaître. Mais cette injonction sans pitié découvre une contradiction essentielle de la puissance publique : plus elle affirme, menaces de destructions à l’appui, qu’elle ne peut tolérer sur son territoire un espace qui fabrique d’autres mondes, plus elle dévoile sa faiblesse. Puisqu’une des expériences les plus abouties d’habitat léger, de vie avec peu d’argent, d’accueil presque inconditionnel, de paysannerie vivrière et solidaire, de délibération permanente sans chef ni hiérarchie, autant de principes au cœur des projets de transition écologique et de justice environnementale, n’est pas acceptable par l’ordre public, c’est donc qu’il n’est pas compatible avec l’impératif de faire face à l’effondrement de l’écosystème. Lindgaard, 2020, pp. 24-25
L’expérience de Notre-Dame-des-Landes peut être inspirante à bien des égards, nous permettant de nous situer et de nous guider. Cependant, c’est ici dans la lignée du territoire particulier de la Sablière de Schoppach sur lequel nous « avançons » depuis le début de cette recherche, que l’analyse de la ZAD de la Sablière prend tout son sens. Nous allons voir ce que ce mouvement a mis en place localement.
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