Un mot pris dans l’histoire

Sexe et Démocratie
L’enjeu du consentement

 

Dès l’époque moderne, le mot « consentement » se démultiplie en significations contraires. C’est probablement parce qu’il devient central à l’époque où s’inaugure le contrat social ; contrat qui suppose des sujets singuliers et semblables, femmes et hommes. Deux sens de ce mot vont s’installer durablement, jusqu’aujourd’hui : choisir et accepter, vouloir et n’en pouvoir mais. D’où cette idée en surface, celle de la « zone grise », pour qualifier récemment le consentement des femmes violentées, comme s’il fallait laisser dans le brouillard le double sens maladroit du mot et de la chose « consentement ». Pourtant, déjà au xviie siècle, on interprétait le consentement entre deux personnes comme un « tomber d’accord », nous dit le dictionnaire Cayrou1. Ce mot « accord » me semble tellement clair aujourd’hui, tellement capable de supprimer ambiguïtés et faux-semblants ! Car, dans « consentement », on entend bien le « sentir », exactement le « sentir avec » quand, dans le mot « accord », on perçoit un regard partagé qui propose plus aisément de parler en termes d’égalité. N’oublions jamais cependant que nous revenons de loin, et que l’asymétrie entre femme et homme fut avérée encore récemment : un dictionnaire du début du xxie siècle définit l’adjectif « consentant » par un « ne se dit guère que des femmes2 » ; comme si ce mot, quand il dit l’action, n’appartenait qu’à un seul sexe, soumis, semble-t-il3!

Aujourd’hui, notre attention se concentre sur la déconstruction, le décryptage des violences sexistes et sexuelles, notamment le viol. Or, si j’ai publié au début des années 2000 un livre sur le consentement, c’est parce que ce mot était très utilisé dans les débats politiques de la fin du xxe siècle, tel un argument propre à l’espace public. Aussi bien pour la prostitution que pour le port du foulard, l’idée était la suivante : « Puisqu’elle consent, où est le problème ? » La décision du sujet pouvait l’emporter sur le problème politique de la femme marchandise ou de la jeune fille soumise à une religion. Dans ces cas-là, ce mot signifiait soit la liberté individuelle du sujet qui revendique la propriété de son corps, par conséquent son usage d’en tirer un parti financier ; soit l’acceptation consciente d’une différence hiérarchisée entre les sexes avec la nécessité de se couvrir la tête, voire la totalité du corps. C’est comme si on soulignait l’évidence d’un (libre) consentement à la domination, au plus loin de l’égalité des sexes.

Il est vrai que le plus difficile est de se laisser prendre par la polyphonie du mot, non seulement parce qu’il dit une chose et son contraire, choisir ou accepter, mais parce qu’il nous oblige à penser ensemble, et ce n’est pas facile, la liberté et l’égalité, la liberté propre à tout corps humain, nu ou couvert, et l’égalité comme rapport entre les êtres, ici le plus souvent entre deux êtres. On connaît l’expression « consentement mutuel » qui, depuis la Révolution française, accompagne, non sans aléas, l’institution du mariage et du divorce. La mutualité dit bien l’équivalence, mais pas tout à fait l’égalité. Cependant, l’intérêt de l’expression vient de ce qu’elle introduit dans le privé un « rapport » entre les êtres. Mais cela ne fait pas, alors, l’unanimité. En effet, les adversaires du divorce sauront souligner sans cesse que le mariage est une union, donc une entité en soi, et non une association de deux personnes distinctes. Car l’union efface l’autonomie individuelle, et empêche notamment la femme de penser la propriété de son corps. Ce rappel historique pour dire, à nouveau, d’où on vient, pour penser plus aisément aujourd’hui ce « rapport » sexuel entre deux sujets.

Ainsi, la question juridique continue de se poser, avec l’espoir d’éclaircir le débat ; si éclaircir ne signifie pas nécessairement résoudre le problème. En effet, nous nous trouvons devant un dilemme : le projet européen proposait en 2024 d’introduire le consentement, c’est-à-dire l’absence de consentement, dans la définition du viol au regard d’une caractérisation, notamment française, qui met en avant la violence de l’agresseur. La discussion porte alors sur la pertinence de l’énoncé d’un non-consentement. En conséquence, deux positions s’affrontent : soit on donne la parole à la victime, soit on ouvre la porte au soupçon ; soit la personne violée est un sujet parlant, y compris parce que dominé et qu’il n’est pas l’accusé, soit l’argumentaire juridique s’interroge sur la responsabilité de ce sujet dans le dommage et le crime subis. Pour sortir de ce dilemme, à mes yeux essentiel à notre époque, l’histoire du droit européen invite à mettre en avant l’inversion de la charge de la preuve4, donc à libérer la victime d’une supposée responsabilité dans l’événement criminel et à imposer, en revanche, au supposé violeur la démonstration de son innocence.

Finalement, les deux positions ont leur importance : d’une part, on n’est pas obligé de voir l’introduction de la notion de consentement comme une charge supplémentaire pour la victime, car on peut espérer que c’est donner un espace à sa parole et à sa dignité ; d’autre part, on s’inscrit, avec l’inversion de la charge de la preuve, dans une dynamique contemporaine importante, car elle critique non seulement la culpabilisation de la victime, mais aussi une justice parfois portée à nuancer la responsabilité de l’agresseur. Alors, oui, nous en sommes là, dans un dilemme et dans une histoire en train de s’écrire.

Cette histoire est celle de l’égalité et de la liberté : l’égalité jamais sûre entre deux êtres de notre époque démocratique, égalité que je préfère lire avec le mot « accord » plutôt qu’avec le mot « consentement » ; et liberté qui renvoie à l’usage que nous faisons les uns et les autres de notre corps. En effet, la question sexuelle est une affaire de corps, donc de mouvement du corps, donc de liberté. Et, là, l’inégalité est flagrante entre celui qui pense pouvoir posséder le corps de l’autre et celle qui défend la propriété de son corps (« mon corps m’appartient »).

Car, désormais, en ce siècle, la propriété de soi (un habeas corpus) et la possession du corps de l’autre féminin sont clairement distinguées, mais aussi opposées ; et la réponse de l’homme américain « your body, my choice » au slogan des Américaines « my body, my choice » est cruelle. Si désormais mon corps m’appartient, il peut encore être possédé par autrui…

Alors apparaît l’histoire politique, et peut-être, à nouveau, la nécessaire perspective du temps long. C’est avec l’éclairage de #MeToo, rupture historique avérée, que se dévoile une écriture problématique du contrat social depuis l’ère moderne. Les textes fondateurs du contrat social ont laissé de côté la transformation inéluctable du lien sexuel qui s’y opère. Or le patriarcat change de nature si la famille n’en est plus la matrice essentielle pour penser la société, comme ce fut le cas lorsque la monarchie mettait en correspondance le père et le roi5. Ce lien entre les deux gouvernements, domestique et politique, ne fonctionnera plus, car l’égalité des citoyens est contraire à la nécessaire hiérarchie familiale ; on séparera donc la famille et la cité, Rousseau l’écrit en toute clarté. Reste l’impensé d’un contrat sexuel, comme le démontre si bien Carole Pateman6. Pour la philosophe, l’impensé qui s’établit se pense lorsque la citoyenneté moderne du contrat renvoie à une sorte de naturalité anthropologique, se suffisant de la notion de « père », puis de « chef de famille », pour organiser les liens familiaux et sociaux. Impensé car en envisageant un futur espace public, notre démocratie, on laisse le privé dans l’incertitude ; incertitude, certes, qui ne rompra pas avec le patriarcat, mais qui obscurcit la situation du lien sexuel (libre ? égal ?). Pour ma part, c’est ainsi que je comprends le double sens problématique du mot « consentement », à savoir « choisir ou accepter ». Il y eut deux enjeux pour l’émancipation des femmes à partir du xvie siècle : la raison des femmes, à retenir, à surveiller, à contenir, et le corps des femmes à échanger, à posséder. Rien de cela n’est écrit dans la pensée du contrat, et je comprends dès lors de façon critique l’expression « culture du viol ». Qu’on en fasse une explication lors de scandales ou de procès me surprend toujours. Devant l’incompréhensible de la violence sexuelle, on y voit comme une évidente explication aux troubles ainsi suscités.

Pour ma part, ce mot de « culture » m’évoque l’histoire des mentalités, chère à la fin du xxe siècle, où la représentation sociale ou psychique l’emporte sur l’analyse des mécanismes structurant une société. À moins que la « culture » soit une émanation de la « nature », nature du sexe, de la sexualité ? Mais aussi : quelle est cette culture qui transcenderait les multiples cultures ?

Entre singulier et pluriel, cette analyse reste à faire.

 

Geneviève Fraisse


Geneviève Fraisse est philosophe, directrice de recherche émérite au CNRS, CRAL/EHESS. Elle travaille sur l’épistémologie politique de la pensée féministe (notamment, sur la généalogie de la démocratie, les concepts de l’émancipation citoyenne et artistique, ainsi que la problématisation de l’objet sexe/genre). Sa recherche se voit matérialisée par des titres comme Muse de la Raison. Démocratie et exclusion des femmes en France (Gallimard, 1995 [1989]), À côté du genre. Sexe et philosophie de l’égalité (Le Bord de l’eau, 2010) ou Féminisme et philosophie (Folio, 2020) pour citer quelques exemples, sans oublier Du consentement, publié en 2007 au Seuil, et désormais en poche chez Points ; et enfin Le Féminisme, ça pense (point d’exclamation) !, publié en 2023 (CNRS Éditions).

Notes

1Gaston Cayrou, Le Français classique, lexique de la langue du xviie siècle, Henri Didier, 1923.

2Dictionnaire culturel en langue française, Le Robert, 2005.

3Geneviève Fraisse, Du consentement (2007), augmenté d’une préface et d’une postface, Paris, Points, coll. « Essais », 2022.

4Directive 97/80/CE du Conseil du 15 décembre 1997 relative à la charge de la preuve dans les cas de discrimination fondée sur le sexe.

5Geneviève Fraisse, Les Deux Gouvernements : la famille et la Cité, Paris, Folio, coll. «Essais », 2021 [2000].

6Carole Pateman, Le Contrat sexuel, Paris, La Découverte, 2010 [1988].

 

books.openedition, Licence Créative Commons.
A LIRE, en accès libre et complet, les divers chapitres du livre “Sexe et Démocratie. L’enjeu du consentement”, ouvrage collectif introduit par Geneviève Fraisse et dirigé par Laura Catala Lorente, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, France,  2025.
Le lien suivant donne accès au sommaire détaillé, aux 5 parties et aux 11 chapitres. Au départ de chacun des 11 chapitres, l’accès est donné au contenu intégral du chapitre.
Openedition.books, Licence Créative Commons.
La liste des parties et des chapitres est la suivante.
1) Partie 1. Consentement et démocratie. Cadre juridique et constitutionnel.
Chapitre 1. Le débat sur la définition du viol en France : du consentement libéral au consentement situé.
Chapitre 2. Éléments de réflexion sur le consentement dans les soins “gynécologiques”.
2) Partie 2. L’intime.
Ambiguïté du consentement.
Chapitre 3. Pourquoi céder n’est pas consentir, ou les zones d’ombre de l’intime.
Chapitre 4. Du consentement manipulé au désir vicié. La spirale aliénante de la “libération sexuelle”.
3) Partie 3. Sociologie du consentement dans les couples hétérosexuels.
Chapitre 5.”Avoir envie de temps en temps”. Une analyse du consentement au sein des couples hétérosexuels.
Chapitre 6. Désirer et consentir en hétérosexualité  : A l’ère de #MeToo, quelle place les hommes font-ils au consentement, cet objet obscur des relations hétérosexuelles.
4) Partie 4. Histoire culturelle. Mémoire et réflexion.
Chapitre 7. Cornelia Bororquia, une victime espagnole du non consentement à la fin de l’époque des Lumières.
Chapitre 8. Le consentement dans l’œuvre d’Annie Ernaux : mémoire de fille.
5) Partie 5. Progrès social : démocratisation du savoir, néolibéralisme et émancipation.
Chapitre 9.Les femmes peuvent-elles consentir à
l’hétérosexualité ?
Chapitre 10. Consentement et pornographie : questionnement sur le réel et les représentations.
Chapitre 11. Politiser le consentement des hommes : ambiguïté de l’idée d’une agentivité masculine de non-domination.
A LIRE sur l’évolution de la situation en France, en accès libre.
■”France. Le Conseil d’Etat valide l’introduction du non consentement dans la définition du viol (et autres agressions sexuelles)”, Actu-juridique.fr, 12 mars 2025, l’article explique le nouveau dispositif et le texte de l’avis du Conseil d’Etat français est annexé.
■”France, la notion de consentement intégrée à la définition pénale du viol”, la France, suite à un projet de loi transpartisan, rejoignant le Canada, l’Espagne, la Suède et la Norvège, qui ont intégré le non consentement à la définition du viol (et des agressions sexuelles), RTBF, 29 octobre 2025, après ratification de la nouvelle définition pénale par le Sénat français.
■”Il est temps de penser un parquet national dédié aux violences sexistes et sexuelles”, Vanessa Bousardo, avocate pénaliste et vice-batonnière du Barreau de Paris, 15 octobre 2025, sur Actu-juridique.fr.
A LIRE, sur la situation en Belgique, en accès libre.
■ Carte Blanche de plusieurs dizaines d’organisations sur les violences gynécologiques et obstétricales.
“Briser l’omerta autour des violences gynécologiques et obstétricales”, le Soir, 9 décembre 2025.
A LIRE sur POUR, en accès libre.
■La série “La vie sexuelle dans les Plats Pays (Belgique et Pays-Bas).
●Mon ventre m’appartient : la sexualité au cœur des luttes féministes des années 1970.
●La libéralisation des moeurs dans les Plats Pays, une évolution somme toute récente.
●Le sexe sur les écrans des Plats Pays : entre censure et libéralité bien encadrée.
●Un nouveau conservatisme sexuel menace les droits fondamentaux en matière d’avortement et de genre.
●Quand révolution sexuelle rime avec révolution lexicale.
●Le porno vu par les féministes : libérateur ou oppressif ?
●Le sexe tarifié : légalisé aux Pays-Bas, dépénalisé en Belgique.
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