Sur le vol pour Taïwan, je ne sais pas si l’ancien sélectionneur de l’équipe nationale Roberto Mancini a accepté l’offre d’aller travailler en Arabie Saoudite. Cependant, je sais que les ambitions de l’Arabie saoudite en tant que puissance du football ne devraient pas nous surprendre. Ils ne sont que la dernière manifestation d’un rôle géopolitique d’une véritable superpuissance régionale que l’on rencontrera de plus en plus souvent, dans ses projections non plus seulement moyen-orientales et africaines. Voir, par exemple, la candidature de l’Arabie saoudite pour rejoindre le consortium aéronautique composé du Royaume-Uni, de l’Italie et du Japon pour produire le chasseur militaire de nouvelle génération. Voir aussi le récent sommet de Djeddah où, en hommage aux Saoudiens, la Chine a accepté des pourparlers avec l’Ukraine où le dégel a commencé avec l’Iran. À quoi peut-être pourrait-on ajouter à l’avenir l’ouverture de relations diplomatiques même avec Israël (sur le modèle des Émirats Arabes avec les accords d’Abraham). Ou le rôle fantôme du capital saoudien pour sauver l’Égypte de la faillite. Ou celle de la diplomatie saoudienne intervenant pour faciliter les évacuations d’étrangers dans la guerre au Soudan. J’oublie certainement quelque chose, mais l’essentiel est le suivant : un “empire arabe” est de retour avec lequel nous devrons composer.
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Des impérialistes sans complexes
Décrire le monde comme un jeu de deux blocs – Ouest contre Chine-Russie – est une simplification dangereuse.
Autre puissance typique de ce nouvel ordre multipolaire qui bouleverse nos schémas, la Turquie où Poutine se rendra peut-être prochainement : ce serait sa première visite dans un pays de l’OTAN depuis le début de la guerre. L’Arabie et la Turquie partagent des “mémoires impériales”, exemptes de culpabilité, et l’ambition de reconstruire de vastes sphères d’influence.
En parlant d’absence de complexes de culpabilité, il n’y a rien de tel dans le monde islamique que l’autoflagellation de l’Occident pour la culpabilité de l’esclavage au cours des siècles passés. Pourtant, les principaux marchands d’esclaves étaient des Arabes et des Ottomans. Lesquels se présentent aujourd’hui comme des amis et des alliés de l’Afrique, alors que l’Occident continue à passer pour la seule civilisation dominatrice, exploiteuse et oppressive.
L’Arabie saoudite et la Turquie ont des dirigeants que nous condamnons comme des autocrates et pourtant ils représentent deux modèles possibles de transition vers la modernité pour les pays émergents. C’est ce qui empêche souvent de comprendre ses manœuvres et rend l’Occident maladroit dans ses relations avec le prince saoudien Mohammed ben Salmane dit MbS ou Erdogan.
L’histoire n’est pas enterrée, elle refait surface
La mémoire historique compte. Les empires arabes ont été les protagonistes de grandes conquêtes après la fondation de la religion islamique par le prophète Mahomet. Des traces visibles de leur ancien pouvoir subsistent. Sur le plan religieux, si la diffusion du Coran s’étend de l’Afrique à l’Asie du Sud-Est (Malaisie, Indonésie) elle est due à l’expansionnisme militaire des Arabes. Sur le plan linguistique, la langue arabe est pratiquée par des peuples (Maghrebs en Afrique du Nord, Égyptiens) qui n’appartiennent pas à l’ethnie des “peuples du désert” venus de la péninsule arabique. En Andalousie, des merveilles monumentales et artistiques témoignent d’une époque où les Arabes dominaient le sud de l’Espagne.
Plus récemment, le monde arabe était tombé en déclin et avait été conquis par d’autres empires tels que l’Ottoman puis les Britanniques. La découverte du pétrole avait enrichi cette partie du monde, mais souvent au profit des multinationales occidentales (les “Seven Sisters” contre lesquelles le fondateur d’ENI Enrico Mattei se bousculait pour l’espace). Depuis les années 70 du XXe siècle, les ressources énergétiques ont été nationalisées, leur utilisation est désormais décidée par celui qui gouverne ces terres.
Un plan de modernisation ambitieux
On assiste aujourd’hui aux signes d’une résurgence des “puissances arabes”. À commencer par le berceau de leur civilisation, l’Arabie Saoudite. Depuis 2017, son leader de facto est MbS. Il met son énorme richesse énergétique (notamment à travers la société Aramco) au service de projets de modernisation et pour consolider le rayonnement international de son pays. MbS imite le modèle déjà appliqué à plus petite échelle à Dubaï et Doha : pas de démocratie, ni de Droits de l’homme comparables à ceux de l’Occident, mais les réformes améliorent le statut des femmes, réduisent l’influence réactionnaire du clergé dans la vie du pays, investir dans des projets futuristes. L’aspect générationnel compte, le jeune âge de MbS est un détachement des gérontocraties qui régnaient autrefois dans ce domaine.
L’Arabie fait partie des” puissances régionales” qui rivalisent avec d’autres acteurs – Amérique, Chine, Russie pour l’influence sur une zone stratégique du monde qui s’étend du Moyen-Orient au Maghreb jusqu’à l’Afrique subsaharienne. Riyad utilise sa richesse pétrolière pour moderniser son économie (dont le secteur de l’énergie, voir les investissements dans l’hydrogène), la diversifie en s’ouvrant au tourisme (le sport est aussi fonctionnel à cela) et consolide son rôle d’investisseur dans une vaste zone environnante qui comprend un géant nord-africain comme l’Égypte.
L’Arabie, les Émirats, le Qatar et le Koweït investissent également massivement en Occident : ils détiennent des participations dans de grandes entreprises européennes et américaines, l’immobilier, des clubs de football. La neutralité du monde arabe sur la guerre en Ukraine a permis d’attirer dans cette région les investissements russes et les oligarques sanctionnés en Occident.
Un nouveau pôle de mondialisation
Dans un rayon de 5 heures de vol du golfe arabo-persique vivent 3 milliards de personnes avec une moyenne d’âge de 26 ans, et une natalité toujours dynamique : c’est la sphère géographique sur laquelle le nouveau monde arabe veut peser. Il comprend “notre” Méditerranée. L’économie et la démographie remettent au premier plan l’Orient qui fut le berceau de l’islam. Le long de ces côtes, les marchands indiens et chinois faisaient déjà du commerce il y a plus de 2.000 ans. Aujourd’hui, les Arabes sont à nouveau les protagonistes de nouvelles formes de mondialisation, dans lesquelles ils entendent jouer un rôle central.
L’Occident aveuglé par l’écologie ?
Chez nous, Occidentaux, ils ont la dent empoisonnée. Pas seulement parce que Riyad passe sous silence une affaire tristement célèbre comme l’assassinat du journaliste dissident Kasshoggi, taillé en pièces dans une mission diplomatique en territoire turc. Cette affaire est considérée comme “mineure” par rapport aux progrès réalisés sur les droits de l’homme et surtout par rapport à la rupture de l’alliance entre la monarchie saoudienne et le clergé obscurantiste wahhabite, un pacte réactionnaire qui depuis 1979 avait contribué à semer le fanatisme, le jihad, le terrorisme à travers le monde. MbS estime que l’Occident ne lui accorde pas assez de crédit.
Une autre chose qui fâche MbS et la classe dirigeante arabe en général est notre environnementalisme extrémiste qui traite les énergies fossiles comme le diable à éliminer, complètement et immédiatement. Les énergies fossiles, MbS et Aramco le savent bien, l’Occident et le monde en auront encore besoin encore longtemps. Et peu importe à quelle vitesse nous voulons revenir à l’énergie solaire et électrique. Ces deux énergies renouvelables ont des limites évidentes, leur développement devra donc continuer à être “accompagné” des sources traditionnelles. Il y a aussi des choses qui ne peuvent tout simplement pas être faites avec le soleil et le vent : par exemple les engrais qui sont produits synthétiquement à partir de dérivés du pétrole. Et sans engrais, l’humanité mourrait de faim. Ce sont des constats triviaux, ils devraient être l’ABC du débat énergétique, mais une partie de l’Occident préfère diaboliser les énergies fossiles comme si on pouvait les abandonner toutes d’un coup demain matin. Rien d’étonnant si face à ces formes d’extrémisme (“maladie de l’enfance”, le définissait Lénine) MbS préfère garder ouvertes bien d’autres relations géopolitiques. Avec la Chine, la Russie et bien d’autres. Sans pour autant devenir un vassal ni de Moscou ni de Pékin, comme en témoigne l’intérêt porté au Global Combat Air Program (le chasseur militaire évoqué plus haut : sur lequel il y aurait un oui de Rome et de Londres, mais pas l’accord de Tokyo).
Federico Rampin
Corriere della Sera – Other News