Un discours idéaliste sur le conflit israélo-palestinien

À Vienne le philosophe israélo-allemand Omri Boehm a tenu un « discours sur l’Europe » qui voulait tracer une voie pour sortir par le haut du conflit actuel. Non sans turbulences. Peut-on être idéaliste quand se déchaîne la tempête ? Ou est-ce la seule voie réaliste ?

Le discours prononcé le mardi 7 mai par l’intellectuel israélo-allemand Omri Boehm, sur un thème il est vrai explosif au vu des circonstances : Shadows of History, Spectres of the Present : The Middle East War and Europe’s Challenge (Ombres de l’histoire, spectres du présent : la guerre du Moyen-Orient et le défi pour l’Europe), a soulevé des tempêtes.

La Fondation culturelle de la banque privée Erste, principal sponsor de cet événement qui se tient depuis 2019 dix jours avant l’ouverture du Festival de Vienne, les Wiener Festwochen (WF), a retiré le 3 mai son financement et son appui, cédant aux pressions du Consistoire israélite autrichien qui ne cachait pas depuis des semaines tout le mal qu’il en pensait.

Accusations d’antisémitisme

Après la tribune très critique de la programmation des WF publiée par l’actuel président du Consistoire, Oskar Deutsch, principalement dirigée contre Annie Ernaux et Yanis Varoufakis, à ses yeux des antisémites (ils soutiennent le mouvement BDS, qui appelle à boycotter les artistes israéliens), il y eut l’interview consternante donnée au quotidien de centre droit Kurier par son prédécesseur Ariel Muzicant, qui a carrément dit que s’il avait trente ans de moins il jetterait des œufs contre Omri Boehm.

En cause les positions de ce philosophe spécialiste de Kant, et surtout le lieu du discours : la Judenplatz, la Place des Juifs, où se trouvait l’ancien ghetto et où se dresse maintenant, outre une statue de l’écrivain des Lumières Gotthold Ephraïm Lessing, le monument à l’Holocauste conçu par la Britannique Rachel Whiteread – une bibliothèque fermée sur elle-même, composée de livres tournés vers l’intérieur. Et entourée de la longue liste des camps.

Le « discours sur l’Europe » se tient toujours là. Mais depuis le 7 octobre plusieurs manifestations de soutien aux Palestiniens ont été interdites en Autriche – un mini-camp de tentes a été dressé, à l’image de ce qui s’est passé sur plusieurs campus aux États-Unis, dans l’enceinte de l’ancien Hôpital Général de Vienne -, les incidents antisémites se multiplient et la veille encore du discours une conférence internationale sur l’antisémitisme dans la capitale autrichienne a été perturbée par un militant armé d’une pancarte “Génocide”, qui a lancé sur l’entrée un seau de liquide rouge. Manquant de peu la ministre conservatrice des affaires européennes, Karoline Edtstadler. Comme celui de Berlin, le gouvernement autrichien a affiché ces sept derniers mois une solidarité sans faille avec Israël au nom de sa culpabilité dans la Shoah.

C’est dire si les esprits sont échauffés, bien que l’on soit en Autriche…

Ce 7 mai il y avait sur la Judenplatz pléthore de policiers en civil comme en uniforme, et même des policiers militaires, pour protéger l’orateur, dont le nouveau directeur des WF et metteur en scène suisse Milo Rau, en l’introduisant, s’est demandé en plaisantant s’il était assez « provocateur » pour un festival si soucieux de décoiffer.

 

“Varoufakis, Ernaux & Co, un risque pour la sécurité”

Mais aussi des pancartes dressées en silence par quelques protestataires : “Free Gaza from Hamas” ou encore “Varoufakis, Ernaux & Co machen Wien unsicher” (Varoufakis, Ernaux & Co sont à Vienne un risque sécuritaire). Sans oublier la vaste banderole déployée sur la façade du petit Musée juif – une succursale de la maison principale, sise Dorotheergasse -, reprenant une citation célèbre du maire de Vienne Karl Lueger, l’un des modèles de Hitler pour la rhétorique antisémite (« C’est moi qui décide qui est Juif »). Et surtout, juste au-dessous : « Démoniser Israël, c’est de l’antisémitisme ». La directrice du musée de la Judenplatz, Barbara Staudinger, précise que cette banderole n’émane pas de celui-ci mais des propriétaires de l’immeuble, l’association religieuse orthodoxe Misrachi.

La grande majorité des assistants trouvaient que Boehm avait raison de prononcer son discours à cet endroit, même ceux qui ont avec lui des désaccords majeurs, tel l’écrivain viennois Doron Rabinovici. Il critique le fait que celui-ci parle d’apartheid au sujet des discriminations subies par les Palestiniens de la part d’Israël, autant que son « utopie » – comme le philosophe avait titré en 2022 l’un de ses livres – d’un seul État binational où chaque citoyen jouirait des mêmes droits, la « République d’Haïfa » – dans les frontières d’avant 1967. Car cela impliquerait que tout le monde y ait la même Constitution, mais aussi la même liberté d’y acheter des terres.

Pareille utopie, a dit Rabinovici au quotidien conservateur Die Presse, est « un rêve dangereux, car il nie le besoin des deux peuples d’exercer leur propre souveraineté. Et qui ne reconnaît pas l’existence de l’État d’Israël et de la nation palestinienne ne résoudra pas le conflit ».

Pourtant Boehm continue de croire que du désastre actuel peut surgir un jour le vivre-ensemble. Que demander l’impossible est la seule manière d’être réaliste. Il se référait beaucoup, lors de la conférence de presse qui a précédé son discours, au député arabo-israélien de la Knesset Ahmed Tibi, qui en 2010 a invité toutes les fractions à commémorer la Shoah, et caractérisé sa relativisation de crime contre l’esprit de l’islam.

Pour ce spécialiste de Kant qui se réclame de l’universalisme, la Shoah ne saurait être mise à égalité avec la Nakba, l’expulsion massive en 1948 de Palestiniens de leurs terres ancestrales, bien que ces événements traumatiques aient marqué la mémoire des uns comme des autres. Mais il est hors de doute que la réponse militaire actuelle d’Israël est totalement « disproportionnée », alors que l’on est en droit d’attendre une morale plus élevée de l’armée d’un État que d’une organisation terroriste.

Boehm se rattache surtout au premier orateur sur la Judenplatz, l’historien états-unien Timothy Snyder (Terres de sang), qui avait appelé en 2019 l’Europe à « dépasser son propre mythe ». Car les mythes, souligne l’Israélo-Allemand, sont « irrationnels et nationaux, si ce n’est nationalistes ». Ils s’opposent à l’Histoire, dit-il, elle-même traversée de mémoires multiples, et souvent conflictuelles : celle de la colonisation n’est pas du tout la même que celle de l’extermination des Juifs, et l’on assiste à leur collision violente.

 

Déconstruire la souveraineté nationale, y compris celle d’Israël

Pourtant l’Europe s’est édifiée sur les ruines de la Seconde Guerre mondiale en « déconstruisant la souveraineté nationale » et peut-être faudrait-il s’en inspirer.  Peut-être faut-il « diminuer la souveraineté juive » puisque l’État d’Israël, incapable de contrôler la partie palestinienne de sa population, est un échec patent. Plutôt qu’une illusoire souveraineté nationale, peut-être faut-il ériger en valeur suprême la « dignité humaine » que la Constitution allemande a inscrite dans ses fondements comme un principe intouchable (“unantastbar”).

C’étaient beaucoup de vœux pieux, beaucoup d’idéalisme au regard de ce qui se passe sur le terrain. Mais le simple fait qu’Omri Boehm ait pu tenir son discours, à cet endroit, en ce moment si difficile, était une victoire du dialogue sur l’embastillement des esprits.

PS: J’avais déjà rendu compte des accusations d’antisémitisme visant le Festival de Vienne, et de la défense de Milo Rau:

https://blogs.mediapart.fr/joelle-stolz/blog/270324/accusations-dantisemitisme-contre-le-festival-de-vienne

Joëlle Stolz
Journaliste


Source : https://blogs.mediapart.fr/joelle-stolz/blog/080524/un-discours-idealiste-sur-le-conflit-israelo-palestinien

Source image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Omri_Boehm_2023.jpg