En ce début d’année électorale pour les États-Unis, nombreuses sont les extrapolations quant à l’issu du scrutin présidentiel, avec comme fil rouge la possible (probable?) réélection de Donald Trump. L’occasion, à travers plusieurs articles, d’essayer de comprendre les fractures qui traversent ce pays. (Renaud Duterme)
Ce premier texte veut mettre l’accent sur l’envers du rêve américain à travers trois films mettant en scène des laissés-pour compte de l’Amérique contemporaine. Au-delà de l’aspect social, ces long-métrages se déroulent chacun dans des environnements et des espaces particuliers, voire extraordinaires (au sens littéral du terme), ce qui fait ressortir le propos et fait contraster le vécu des protagonistes d’avec le milieu dans lequel ils évoluent.
Nomadland (2020): les oubliés du néolibéralisme
Fern fait partie de ces milliers d’Étasuniens habitant dans leur véhicule. Loin de l’image angélique du routard taillant la route au gré de ses envies, ce choix, qui résulte d’abord de contraintes économiques liées à son parcours personnel (décès de son mari, perte de son emploi, succession de contrats déterminés, notamment au sein d’une célèbre entreprise de commerce en ligne) reflète à lui seul les ravages du capitalisme débridé: désindustrialisation, précarité de l’emploi, retraites et salaires insuffisants, coût du logement, inhumanité du système.
Fuyant la brutalité de ce néolibéralisme[1] étatsunien (qui ne diffère des autres que parce qu’il est poussé à son paroxysme), l’héroïne va trouver un certain réconfort auprès d’autres nomades des temps modernes, souvent eux-mêmes cabossés par la vie. Dans un pays où les amortisseurs sociaux sont pour une partie croissante de la population inexistants, et où le moindre imprévu peut vous faire basculer dans la galère, Fern va retrouver dans ce mode de vie et au sein de cette communauté une humanité faisant cruellement défaut au sein de ce capitalisme poussé à l’extrême.
L’espace, tout comme la route, jouent dans ce film un rôle central. L’illustration de la dureté de la vie (intérieur de la camionnette exigu, entrepôt morne et triste, chaîne de production robotisée, laideur des parkings situés sur des zones commerciales, etc.) contrastant sans cesse avec des paysages grandioses et au sein desquels le sentiment de liberté prend le pas sur les difficultés quotidiennes. Un espace qui devient ainsi un refuge pour des valeurs que l’on ne retrouve plus dans la société moderne, et qui permet, par-là, de guérir des blessures.
Bref, une partie des contradictions des États-Unis en moins de deux heures.
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Halley et Moonee, une mère célibataire et sa fille de six ans, vivent dans le Motel Magic Castle, à proximité d’un des plus fameux parcs d’attraction du pays. Construit au départ pour les visiteurs du parc, ce motel à l’allure «village Barbie» héberge également des résidents permanents dépourvus d’une situation économique stable et contraints de se loger dans ces lieux de passage.
Comme pour Nomadland, le contraste est puissant. D’un côté les difficultés de la vie quotidienne de cette jeune maman, immature mais malgré tout essayant de préserver sa fille des galères qu’elle traverse. De l’autre, le décor dans lequel le scénario évolue, une architecture rose bonbon au sein de laquelle transitent des hordes de touristes déconnectés des réalités sociales du lieu. L’omniprésence de ce rose, à en faire pâlir la plus stéréotypée des princesses, se fait au fur et à mesure du récit de plus en plus oppressante, jusqu’à provoquer un certain malaise entre la naïveté qu’il peut représenter et le côté franchement sordide de certaines situations.
Car malgré l’amour maternel, et en dépit de l’indulgence du gérant quant aux déboires de Halley, l’on voit petit à petit l’innocence de Moonee s’estomper avant une scène finale époustouflante symbolisant à elle-seule l’absurdité et la violence de ce pseudo modèle américain.
Ce phénomène, des Américains déclassés contraints de vivre dans des motels, est assez mal documenté mais concernerait des millions de personnes. Il s’est accentué ces dernières années sous l’effet combiné de la crise immobilière de 2008, de l’accroissement des inégalités et de l’explosion des loyers, ce dernier facteur expliquant pourquoi des états à l’économie plus florissante (Californie, Floride) sont fortement touchés.
The Last Hillbilly (2020), la revanche des ploucs
Les Hillbillies, ce sont ces habitants des Appalaches, essentiellement blancs et ruraux. Massivement paupérisés à la suite de la fermeture des mines de charbon (plusieurs comtés de la région affichent des taux de pauvreté de plus de 35%), ils ont connu un regain d’attention en raison du soutien dont Donald Trump aurait bénéficié auprès de ces populations. Lors de l’élection de 2020, le candidat républicain a ainsi raflé les grands électeurs du Tennessee, du Kentucky et de la Virginie occidentale avec respectivement 60,7 ; 62,1 et 68,6% des votants.
Empreint de poésie, The Last Hillbilly offre un autre regard sur cette Amérique profonde perçue comme ignare, raciste, consanguine et amoureuse des armes à feu. À travers le portrait d’une famille marquée par le déclassement économique et social, on découvre d’autres facettes de ces «péquenauds des collines»: la simplicité de leur mode de vie, la proximité avec une nature à laquelle ils sont intégralement connectés, sans oublier un amour indéfectible pour la liberté. Le tout filmé au sein d’étendues sauvages si vastes qu’elles en génèrent un mélange de romantisme et d’angoisse.
Transparait également un tiraillement entre les progrès du monde moderne et la nostalgie d’un mode de vie ancestral, sans doute idéalisé, et qui semble disparaître sous l’effet de l’exode des jeunes et l’emprise des nouvelles technologies sur leur quotidien.
Ce film, c’est également le récit d’une population sacrifiée sur l’autel du profit tout au long de son histoire. Comme le résume Brian, le témoin principal, «en trois générations, nous sommes passés de montagnards à gueules noires à hillbillies au chômage». Pour ces laissés-pour comptes de la transition énergétique, comment envisager l’avenir dans un tel contexte? Ou pour de nouveau citer Brian: «que faire quand ce qui te définit disparaît pour toujours?».
Dans leur enquête sur la hausse des décès chez les Étasuniens blancs d’âge moyens par suicide, maladies du foie et overdose, les chercheurs Anne Case et Angus Deaton notent à plusieurs reprise la surreprésentation des États bordant les Appalaches dans cette épidémie de morts du désespoir[2].
Une autre vision de l’Amérique donc, révélatrice de la résurgence de tensions entre des métropoles où tout se passe et se décide; et des zones reculées, dépeuplées, méprisées, absorbées par une certaine vision de la modernité et dont le sort n’intéresse plus grand monde.
Des populations inspirantes donc, dont le parcours et le vécu permettent de comprendre le sentiment d’abandon qui peut les animer, tout comme une certaine rancœur vis-à-vis d’un monde politique les ayant précipitées dans le désarroi.
Au travers de ces récits, le quotidien de ces oubliés, vivant au sein de lieux eux-mêmes loin des projecteurs, symbolise l’hypocrisie du «rêve américain», lequel se porte en permanence comme le symbole de la liberté, tout en conditionnant cette dernière à des hauts revenus de facto uniquement réservés à une minorité, sans doute travailleuse, mais souvent chanceuse, voire parasitaire.
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