« Il est évident que si je me lève chaque matin pour produire quelque chose
en vue de me procurer systématiquement autre chose,
je ne connaitrais jamais ni bonheur ni satisfaction »
Aristote
« À voir agir mes contemporains, on a l’impression que chacun ne se lève chaque matin que pour fabriquer
un rasoir qui rase plus vite que celui de la veille, afin de pouvoir se lever plus tôt le lendemain
et en fabriquer un autre qui rase encore plus vite ! »
Nietzsche[2]
«– Alice : Mais Humpty-Dumpty les mots que tu viens de prononcer ne signifient pas
ce que tu prétends qu’ils veulent dire !
– Humpty-Dumpty : sache Alice que les mots que j’utilise veulent dire ce que je veux qu’ils disent !
– Alice : mais tu n’as pas ce pouvoir ! Les mots disent ce qu’ils veulent dire, pas ce que tu veux qu’ils disent.
– Humpty-Dumpty : Alice, tu n’as rien compris, le problème n’est pas là,
le problème est de savoir qui de nous deux est le maître ! »
Lewis Carroll
Lors de ma dernière chronique il a été question de certaines graves apories et fautes épistémologiques qui infestent l’univers du calcul, de la mesure et de la prétention à s’adonner à des « prédictions scientifiques » en économie-gestion. Dans la présente chronique j’aimerais aborder, tel qu’annoncé dans la précédente, la question du bienfondé linguistique, sémantique, paradigmatique, et même heuristique de certains concepts-clés abondamment utilisés dans les différents domaines de la large sphère de l’économie-gestion, jusqu’à envahir le parler de tous les jours. Ce genre de questionnement, à propos de la signification réelle de maintes notions économiques et gestionnaires, s’est imposé à moi, déjà, jeune étudiant en gestion et en économie. Et ce du « simple » fait de voir utiliser en ces disciplines de bien nombreuses notions dites « fondamentales », mais sans jamais – ou presque- se donner la peine d’en préciser le sens, l’étymologie, la justesse ou la légitimité du rapport « signifiant/signifié » [3] proposé, voire même du banal usage de tels termes.
Commençons par les désignations des disciplines elles-mêmes
Je voudrais ici débuter par une revue des étymologies et sens premiers des notions mêmes d’économie, de gestion, de management… afin d’en démasquer certains détournements de sens qu’il m’a été donné d’observer tout au long de ma carrière de professeur en économie-gestion, de chercheur, d’auteur et de consultant. Commençons par le terme « économie » lui-même. Ce mot donc : « économie » et/ou économique dérive à l’origine de deux notions grecques, soit celles de oïkos d’une part, et celle de nomia d’autre part. L’oïkos désigne la famille (au sens de famille élargie, incluant les personnels dits « de maison », les esclaves proches[4]), et par extension le clan, et même la communauté, ou la société ainsi que son milieu de vie[5]. Quant au terme nomia, celui-ci signifie « la règle », « la norme », « la façon de »… Étymologiquement donc, la notion d’économie (ou d’économique) renvoie primordialement à l’idée de « norme » ou de « règle » pour assurer « le bien-être de la communauté », du clan, de la famille élargie, de ses semblables… C’est ce que, dans la Grèce classique on dénommait autrement par la formule « Le bien vivre ensemble »[6]. Le vocable « gestion », lui, dériverait du verbe latin gerere qui signifierait tout à la fois diriger, orienter, mener… Quant à celui d’« administration » et d’« administrer », il viendrait également d’une locution latine ad-minister qui veut dire, littéralement, « être au service de ».
Pour ce qui est du terme, aujourd’hui fort courant, de management, contrairement à des croyances aussi fort répandues, il n’est pas du tout anglais ou anglo-saxon ! Il s’agit en fait d’une adoption en langue anglaise d’un dérivé du terme français « ménagement », de la famille des mots « ménage » et « ménager ». Cette notion est donc, par de bien curieux méandres de l’histoire des langues et des mots, revenue au français après avoir transité par l’anglais. Ce qu’il convient de soigneusement noter ici, c’est le fait que ces termes, si couramment attachés au monde du business et de l’économie-gestion, renvoient à presque toutes les acceptions que l’on voudra, sauf à celles « d’être le boss », être celui (ou celle) qui commande, impose, ordonne, décide… Bien au contraire, ou presque, on peut clairement y voir des connotations quasi inverses, allant de l’acte, qui peut être considéré comme bienveillant, de bien diriger ou orienter ; à celui d’être au service d’autrui ; en passant par le fait de ménager ou de « prendre soin de ». Il sera donc du plus haut intérêt de nous intéresser plus tard, sans doute lors d’une prochaine chronique, aux raisons qui ont conduit aux glissements sémantiques qui ont pratiquement transformé du tout au tout, le sens de ces mots.
Omar Aktouf[1]
[1] Commentaires bienvenus : omar.aktouf@hec.ca
[2] Nietzsche ne croyait vraiment pas si bien dire ! On peut en effet voir aujourd’hui des compagnies comme Chick ou Gillette rivaliser de… « nombre de lames que contient chaque nouveau rasoir pour… raser mieux et plus vite ! » Aux derniers modèles mis en marché ou planifiés, on en est déjà à entre 4 ou 5 ou même 6 lames et plus !
[3] Problème bien connu en linguistique (F. de Saussure…)
[4] Voir la façon, par exemple dont Homère parles de l’Oïkos d’Ulysse : on y retrouve non seulement les membres propres de la famille mais aussi les personnes et esclaves vivant autour de Pénélope ou de Télémaque.
[5] « En harmonie avec la nature » ajoutera Aristote dans certains textes.
[6] Aujourd’hui on parlerait sans doute de « bonne gouvernance ».
[7] L’éthique à Nicomaque : Livre sur l’économie.
[8] Nous verrons plus bas qu’Aristote oppose ainsi « valeur d’échange » à « valeur d’usage », tout en déplorant la continuelle prépondérance de la première sur la seconde dans les échanges économiques.
[9] Tout aussi « péché ».
[10] Ou krêma.
[11] Dans le sens où il est plus aisé de voyager, pour s’adonner au commerce, avec des pièces ou des parchemins, qu’avec des quantités de tonneaux d’huile ou de sacs de blé.
[12] Ce serait là, formidable intuition aristotélicienne, le point de naissance de ce qui deviendra plus tard l’idée de « croissance infinie ».
[13] Ce qui sera quelques siècles plus tard consacré comme étant de la « saine concurrence »…
[14] À voir autour de nous ce qui se passe de nos jours avec les frénésies de course aux rentabilités du capitalisme néolibéral, qui oserait prétendre qu’Aristote n’avait pas raison sur toute la ligne ?
[15] Dans les mots du philosophe cela s’énonce en partant du principe que notre « monde – ou Terre- étant fini », toute prétention à y « faire de l’infini »ne peut que détruire toujours plus que de « construire ».
[16] Une idée de l’ampleur de ce qui est ici avancé peut être aisément donnée par un simple regard sur les différences – parfois proprement sidérales- entre les valeurs « comptables réelles » de maintes entreprises et leur « valeur » en bourse ! Ainsi de Yahoo ! qui, en 1999 ne valait pratiquement rien en termes d’actifs, de chiffre d’affaire ou de profits… « valait » en bourse plus de 80 millions $ ! Ou aujourd’hui de Facebook (firme totalement virtuelle) qui dépassait déjà les 100 milliards $ en bourse à ses débuts en cotation en 2012 pour atteindre…. près de 500 milliards en 2018 !
[17] Il suffit de penser à la monumentale crise de 2008… sinon au Crack de 1929. Voir entre autres, J.K Galbraith, La crise de 1929, ou encore T. Piketty, Le capital au XXIe siècle, et Capitalisme et idéologie, où il est démontré que les injustices et inégalités suivent une dangereuse courbe ascendante depuis près de 3 siècles, mais aussi que le futur « économique » pour la planète – s’il en est un – ne pourra être sauvé que par un radical virage du néolibéralisme vers un « socialisme participatif ». Voir également une de mes précédentes chroniques consacrée à l’impossibilité thermodynamique du profit – à fortiori maximum – et au fait que l’argent venant des activités chrématistiques (intérêt, usure, spéculations, boursicotages…) est bien plus entropique (disons, en raccourci, destructeur) que l’argent fait par des activités relevant de l’économie dite réelle, du travail, de la transformation physique.
[18] Que l’on songe aux impératifs devenus indiscutés et indiscutables de toujours maintenir en hausse, et à tous prix, le PNB, le PIB, la croissance, les marges de profits…
[19] Pour reprendre cette expression si limpide et pleine de précision de K. Marx.
[20] Je me suis plus particulièrement intéressé à l’étude des modes gestions allemand, japonais, sud-coréen et scandinave.
[21] Il s’agit des points communs réunissant les modèles de gestion allemand, scandinave et japonais, ce qui a fait forger à l’auteur du livre Capitalisme contre capitalisme, Michel Albert, la formule « nippo-rhénan » indique qu’il s’agit de modes de gestion de pays qui longent le Rhin et au-delà d’une part, et de contrées autour du Japon d’autre part.
[22] Nous verrons en une prochaine chronique, en quoi et pourquoi ce genre de choses confine à des réflexes de véritables « défenses identitaires », tant le modèle US est profondément enracinés dans les mentalités et les subconscients comme « naturel » et même faisant partie intégrante de la nature de tout un chacun, sinon même de « la nature humaine » tout entière !
[23] On verra dans une prochaine chronique les principales raisons pour lesquelles le modèle managérial à la US est si présent et prégnant à travers le monde.
[24] Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme, Paris, Seuil, 1991.
[25] On utilise en fait t ce bien couramment, la définition : « richesse produite par heure de travail »
[26] Voir, entre autres, en plus de mes chroniques déjà consacrées à ce sujet, N. Georescu-Roegen, Demain la décroissance ; J. Rifkin, Economy and the entropy law…
[27] L’entropie étant la quantité d’énergie définitivement inutilisable et systématiquement perdue qui est « produite » lors de toutes activités de transformation ou de travail, activités requérant, par définition, un certain usage d’énergie, à l’origine totalement utilisable.
[28] Conséquence indiscutable du premier principe de la thermodynamique : la constance quantitative de l’énergie. Même à l’échelle de l’univers, celui-ci serait en expansion avec la même quantité d’énergie depuis le Big-Bang.
[29] Pour ne point trop compliquer les choses, disons que l’on peut considérer ces deux notions comme pratiquement synonymes, ou à tout le moins complémentaires, étant les deux parties d’un même tout conceptuel : 1- l’atteinte effective de l’objectif visé et 2- l’usage de « moyens non disproportionnés » pour l’atteinte de cet objectif.
[30] Sous-entendu bien sûr plus de rendement, donc de profits et d’argent.
[31] En fait il s’agit d’une question de « perspectives » : tout ce qui du point de vue économico-managérial est considéré comme un « moins » n’est, dans une perspective écolo-sociale, qu’une série de « plus.
[32] En plus des références déjà citées ici et dans ma chronique sur le « statut épistémologique du profit », je recommande N. Goergescu-Roegen, The Entropy law and the Economic Process, Harvard University press, 1971.
[33] Dans le sens premier de « conforme aux canons de la raison ».