Pour expliquer ces phénomènes (rareté, récence et réticence), tu mets l’accent sur une dépendance aux sources officielles. Tu écris notamment que « le traitement journalistique dominant de la question se caractérise […] par sa soumission au calendrier et à la communication des organisations internationales ». Et dans uneinterview au Média (janvier 2022), tu disais : « Il y a une dépendance à la manière dont les institutions internationales cadrent et formulent le problème. Très généralement, les comptes rendus médiatiques s’appuient sur cette littérature-là, s’en nourrissent, mais sans la remettre en question. » Est-ce que tu peux développer ?
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La tendance médiatique est de coller au discours autorisé, à en adopter sans distance les partis pris
Cet aspect rejoint le précédent, dans la mesure où le légalisme que j’évoquais, c’est aussi voir d’abord celui des organisations internationales, en particulier celles émanant de l’Organisation des Nations unies ou gravitant dans son orbite. Ce légalisme-là, visible ou lisible dans les publications produites par ces organisations, n’est bien sûr pas mystérieux. Ce qui pose problème, c’est la façon dont il imprègne la grande majorité des comptes rendus médiatiques. Autrement dit, c’est la tendance médiatique à coller à ce discours autorisé, à en adopter sans distance les partis pris, et du même coup à les diffuser et les légitimer. Ce qui produit une double couche de fausse neutralité, d’autant plus difficile à mettre en cause qu’elle fait part d’actes ou de phénomènes objectivement choquants ou propres à susciter l’indignation (le braconnage d’espèces protégées, par exemple).
Un contenu qui passe sous silence l’échange économique et écologique inégal
Car un discours coproduit par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et Interpol, comme c’est le cas pour la « criminalité environnementale » au cours des années 2010, ça n’a rien de neutre, quand bien même ça se présente sous une forme documentée et soignée. Ce n’est pas qu’il faille s’en débarrasser sous prétexte que ça ne vaudrait rien ; c’est même parfois précieux. Simplement il faut tenir compte des conditions de production de ce genre de documents pour en apprécier le contenu. Un contenu qui, par exemple, passe sous silence l’échange économique et écologique inégal, dans le cadre des rapports de domination géopolitiques. Ou bien qui, en braquant l’attention sur le « crime organisé » tel que légalement défini, escamote le rôle des grandes entreprises dans la destruction du vivant… mais aussi dans la définition des normes légales, par voie de lobbying. Et qui par conséquent ne livre qu’une représentation partielle, voire biaisée du phénomène considéré. De ce point de vue, sa validation médiatique pose problème.
Et elle pose d’autant plus problème qu’elle a des effets sur le champ politique. Cet aspect est laissé de côté dans le livre, mais j’avais aussi travaillé à partir de la « collection des discours publics », une base de données libre d’accès en ligne. Le site a changé depuis, compliquant l’actualisation des données, mais jusqu’en 2017 l’enjeu des crimes et délits contre l’environnement était en deçà de la marginalité politique. On était plutôt dans la quasi-inexistence ! Là aussi, on voit des tentatives qui échouent, en particulier de la part de l’ancien journaliste et alors responsable politique Noël Mamère, qui s’efforce en vain d’introduire cette question à l’occasion de la campagne présidentielle de 2002, dans la foulée notamment du deuxième Forum social mondial de Porto Alegre. On ne trouve ensuite que de très rares mentions isolées. Ce qui, en retour, n’est pas sans effet sur la prise en charge médiatique…
Le travail d’enquête et de reportage est donc indispensable pour sortir d’un tel traitement médiatique. Un travail qui est notamment assuré par les médias indépendants (malgré des moyens limités)…
De courts articles journalistiques précis et percutants, y compris dans la presse mainstream, qui en disent longs
En effet ! C’est d’ailleurs un travail bien plus difficile et exigeant que celui que j’ai réalisé là, ce dont j’ai bien conscience. Sur un tel sujet, la difficulté pratique, c’est bien souvent de savoir fouiner, insister quand on se heurte à des refus, accéder aux coulisses, recueillir une parole qui soit autre chose que du pur discours officiel, etc., le tout en devant composer avec de fortes contraintes professionnelles. Je ne pouvais pas mentionner à chaque fois tel ou tel effort en ce sens, et j’ai taillé dans les références « médiatiques » pour éviter d’allonger les notes outre mesure, mais je cite quelques supports de sorte à « envoyer un signal », pour ainsi dire. Car évidemment je suis nourri par ces efforts, qui ont contribué à m’ouvrir les yeux, parallèlement à des lectures plus théoriques. Sur la question environnementale en général comme sur les atteintes à l’environnement en particulier, le travail fait par des journalistes dans divers médias (du côté notamment de Basta !, CQFD, Mediapart, Politis, Reporterre, etc.) est précieux et même indispensable. De courts articles journalistiques précis et percutants, y compris dans la presse mainstream, en disent parfois autant sinon davantage que de longs et bavards articles universitaires, dans la sphère anglophone notamment.
…et aussi, parfois, par des médias dominants, mais tu expliques – en étudiant le cas du Monde – que ces enquêtes sont reléguées et ne font pas la Une.
Un décalage entre la gravité du sujet traité (l’article fait quand même froid dans le dos) et la façon dont il est finalement présenté
Tu fais sans doute référence à un article de Rémi Barroux de juin 2014 qui, je le précise, a contribué à m’orienter vers cette question. Cette notion de « criminalité environnementale » m’avait interpellé à l’époque, de même que la coopération entre Interpol et le PNUE qui est à l’origine de l’article, et je me suis dit qu’il y avait matière à creuser… C’est un exemple auquel il est difficile de résister, car il exprime de manière flagrante le décalage entre la gravité du sujet traité (l’article fait quand même froid dans le dos) et la façon dont il est finalement présenté, au terme je suppose d’un débat interne à la rédaction, avec une accroche de première page au même rang et au même format que des événements parfaitement anecdotiques.
Un manque d’ampleur de la couverture médiatique
Plus largement, l’exemple du Monde me fournit un argument a fortiori. Comme suggéré tout à l’heure, c’est sans doute le journal qui, au sein de la presse écrite généraliste, s’est le plus efforcé de thématiser comme telle la délinquance ou la criminalité environnementale, aussi bien quantitativement que qualitativement. Ce qui en dit long sur le manque d’ampleur de la couverture médiatique en général sur le sujet. D’autant que les limites ou les travers déjà évoqués s’y retrouvent, y compris le manque de recul par rapport à la documentation plus ou moins officielle, onusienne en particulier. Mais on peut dire la même chose, plus généralement, sur les « statistiques de la délinquance », par exemple, une question sur laquelle existent bon nombre de mises au point sociologiques dont on peine à retrouver l’empreinte dans le gros du traitement médiatique sur le sujet.
Peut-on dire que dans le sens commun journalistique la « criminalité environnementale » est un concept qui, aujourd’hui, existe au mieux dans sa conception minimaliste (les atteintes à l’environnement illégales) ? Et, de ce fait, peut-on dire de cette conception qu’elle participe (à sa mesure) à la reproduction de l’ordre social et économique tel qu’il est ?
Quels sont les effets de pouvoir inhérents à la délimitation, la désignation, la dénomination d’un ensemble de pratiques comme relevant ou non de la « délinquance » ou de la « criminalité » dite « environnementale » ?
Je suis bien tenté de le dire, en effet ! C’est d’ailleurs en ce sens que, dans l’introduction du bouquin, référence est faite au concept de « pouvoir symbolique » chez Pierre Bourdieu. Lequel pouvoir, celui de nommer le réel dans des termes reconnus socialement, n’a rien de superficiel ou d’inconsistant, bien au contraire. C’est là au fond le problème qui sous-tend le livre : quels sont les effets de pouvoir inhérents à la délimitation, la désignation, la dénomination d’un ensemble de pratiques comme relevant ou non de la « délinquance » ou de la « criminalité » dite « environnementale » ? Tous ces termes posent problème d’une façon ou d’une autre, y compris celui d’environnement, qui suppose une coupure entre les êtres humains et le reste du vivant.
La notion de déforestation illégale a pour effet, par contrecoup, de légitimer ou d’innocenter la déforestation légale
Même sans entrer dans ce débat, on peut prendre un exemple concret pour donner un aperçu de ce dont il retourne, celui de la déforestation. La déforestation illégale est volontiers stigmatisée. Très bien ; personne ne songe à la défendre, mis à part ceux qui en tirent profit – pas seulement de purs « réseaux criminels », loin de là ! Le problème, c’est que l’opération de démarcation dont procède la notion de déforestation illégale a pour effet, par contrecoup, de légitimer ou d’innocenter la déforestation légale, comme si celle-ci ne posait guère problème. Or rien n’est moins sûr, c’est le moins que l’on puisse dire. Il faut donc s’interroger sur la ligne de partage établie entre légalité et illégalité, dans ce domaine comme dans d’autres.
C’est la raison pour laquelle l’objet d’étude, d’un point de vue sociologique, ce n’est pas la description de quelque chose qui serait tout prêt, bien balisé et qui serait la délinquance ou la criminalité environnementale, mais plutôt le travail de qualification et de quantification qui fait exister socialement quelque chose qui est connu et reconnu comme tel – comme c’est le cas pour la « folie », la « richesse » ou le « travail ». Ça peut sembler ergoter, mais en fait c’est essentiel !
[1] Note de la rédaction. Récense : qui est récent, caractère récent d’une chose.
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