(Crédit image: La Marea)
Le journaliste Rafael Poch (1956) est une des personnes les mieux informées sur la Russie, où il a été le correspondant de La Vanguardia (1988-2002). Il a écrit trois livres, le dernier s’intitule “Comprendre la Russie de Poutine. De l’humiliation à la réinstallation” (Aikal).
Après avoir parcouru le monde pendant des décennies en tant que correspondant (Russie, Chine, France), M. Poch vit désormais à Gérone (Espagne) et écrit des articles intéressants, largement lus et commentés. Ses derniers ouvrages, publiés dans Contexto, traitent du conflit en Ukraine et apportent une position très critique à l’égard du bloc occidental, qu’il tient pour responsable de ce qui risque de se produire.
Interview téléphonique
Dans la crise ukrainienne, vous critiquez l’Occident. Pourquoi ?
Pourquoi ?
Parce que ce sont trois puissances nucléaires.
Quand vous parlez d’encerclement, à quoi pensez-vous ?
Votre citation : “Nous devrions lire les documents russes, qui proposent un pacte. Des documents très raisonnables à lire”. Pour ceux qui ne l’ont pas fait, que disent-ils ?
Et dans cette négociation, l’élargissement de l’OTAN est exclu, comme le souhaitent les Russes ?
Non. La réponse au document russe (que les Russes ont demandé par écrit, ce à quoi les Américains ont répondu « OK, mais gardez-le secret », selon le ministre russe des affaires étrangères, semble porter sur des questions secondaires. D’après les fuites, il s’agirait de l’accord sur les missiles antimissiles signé il y a plusieurs années et dont les Américains se sont retirés unilatéralement. Et il pourrait également y avoir des négociations sur les forces nucléaires à moyenne portée, mais sans rétablir les accords INF (traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire). Il est intéressant de noter les propos de M. Poutine :
« Mesures techno-militaires ». Qu’est-ce que ça peut être ?
Votre citation : “Laissez la Russie tranquille. C’est ainsi que vous l’affaiblirez davantage”.
La Russie a un système politique qui n’est même pas à la hauteur des démocraties de faible intensité que nous connaissons dans le monde occidental. Et je suis conscient que je parle d’un ensemble hétérogène : la Norvège a une démocratie satisfaisante ; la France, plus que l’Espagne ; l’Espagne, plus que le Maroc. Une situation mitigée. Mais la Russie n’atteint même pas ce niveau. Sans être ce qu’était l’URSS, c’est un système très dur. Avec de fausses élections, avec un faux parlement, où il est presque impossible de changer le gouvernement en votant. Ce sont toujours les mêmes qui gagnent (ici aussi, mais ici nous avons des partis alternatifs). En Russie, la concentration des médias est encore plus brutale qu’ici. Le système judiciaire est une blague. Tout cela fonctionne, et c’est stable, malgré les manifestations. Mais il est clair que dans le monde du XXIe siècle, cette situation n’est pas viable à moyen ou à long terme. Les sociétés, et la Russie en particulier, regardent le miroir européen et les démocraties comme la nôtre. Et le régime autocratique russe est incapable d’offrir tout cela et s’il ouvre la main, il coule. Donc, il faut laisser passer le temps.
Poutine est critique vis-à-vis de l’impérialisme américain. Joan B.Culla rappelle l’impérialisme russe dans un article. Cet impérialisme existait avant Poutine. Le fait que la Russie veuille s’étendre en Europe est caractéristique des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Certaines personnes ont peur.
Par exemple ?
À cet égard, vous avez écrit que l’Ukraine et d’autres pays de l’Est pourraient être des pays neutres. En dehors du bloc de l’Est et de l’OTAN. Et cela donnerait de la sécurité aux Européens et aux Russes. Parce que l’expansion de l’OTAN dans ces pays peut être utile pour les Américains, mais pas pour les Européens, ni pour les Russes.
Oui, c’est aussi simple que cela. La présence de l’OTAN est la clé, car dominer l’Europe est très important dans la dynamique mondiale. Et les décideurs américains l’ont dit dans d’innombrables documents. Il est absurde que l’OTAN justifie son existence et sa présence en Europe sur la base de conflits qui sont causés par l’existence même de l’OTAN et de son élargissement. Des Américains comme Kissinger, l’ambassadeur Matlock et d’autres prônent la « finlandisation » de l’Ukraine : ni dans un bloc ni dans l’autre, avec une souveraineté intacte. Comme la Finlande.
Et les Ukrainiens ? Ne pouvons-nous pas les laisser choisir ?
Très bien dit : « Et les Ukrainiens, quoi ? » Ce fut le grand crime de l’Union européenne en 2013. « Et les Ukrainiens, quoi ? » Un an avant le soulèvement de Maïdan, l’UE a proposé un pacte d’association commerciale avec l’Ukraine. Mais l’UE voulait l’exclusivité. Si l’Ukraine le signait, elle devait dire non à l’Union eurasienne proposée par la Russie. La Russie et l’Ukraine ont répondu : étant donné que notre population est à moitié russe, que plus de la moitié de nos échanges commerciaux se font avec la Russie, nous proposons un accord tripartite, Ukraine, UE et Russie. La réponse de l’UE a été : “Soit avec nous, soit rien”. Et le gouvernement ukrainien a dit : « nous aimerions bien, mais rien ». Et c’est de là qu’est partie la révolte de Maïdan, qui était un mélange de révolte populaire et de coup d’État occidental. Et le nationalisme ukrainien radical pro-occidental, si différent de celui de l’Est du pays, a gagné le centre du pays et a tout dominé. Avec beaucoup de répression. À l’exception des deux régions rebelles, aidées par la Russie de manière souterraine, qui ont pris les armes, le nationalisme radical ukrainien a gagné. Mais, en beaucoup d’endroits, l’on n’a pas aimé cela, et c’est une chronique que personne n’a faite. J’ai assisté à Odessa, en mars 2014, un mois après Kiev, à des manifestations de dizaines de milliers de citoyens contre le Maïdan. Ce mouvement de protestation à Odessa a été couronné par le massacre de cinquante personnes dans la Maison des syndicats le 2 mai 2014. Une chose bestiale, dont on n’a presque pas parlé ici. Il y en a eu d’autres à Kharkov, Marioupol. Et à Kiev même, le massacre d’une centaine de manifestants a été décisif dans le changement de régime et, selon les études les plus convaincantes, ce massacre a été perpétré par des tireurs pro-occidentaux. Soyez prudent avec cette histoire, il y a beaucoup de points à éclaircir.
Une de vos citations ces jours-ci : “Les militaires ont plus de bon sens que les journalistes”.
C’est le résultat de mon expérience personnelle. Les militaires ont plus de bon sens que les journalistes. Cela m’est arrivé en France, où je l’ai clairement observé. Le gaullisme, le souverainisme français, était beaucoup plus présent dans les médias militaires que chez les journalistes. Les militaires sont moins influencés par la propagande et jouent davantage avec les données objectives qu’ils ont sur la table. En revanche, l’univers des médias et des experts des think tanks (groupes d’influence) est totalement colonisé par des intérêts précis. Si vous regardez les plus importants think tanks américains et européens, vous verrez qu’ils sont financés par l’industrie de l’armement, par l’OTAN. Pas plus tard que lundi 31 janvier, j’ai dû participer à un débat radiophonique et je me suis rendu compte que l’autre personne qui parlait était le directeur d’un think tank anglais, financé par : le Département d’État, l’OTAN, le ministère des Affaires étrangères lituanien, le ministère de la Défense et l’armée britanniques. Et ils ont le culot de se présenter comme un think tank « indépendant ». Bon sang. Et cela se passe aussi en Espagne. Le président du CIDOB (Barcelona Center for International Affairs) est Javier Solana, ancien secrétaire-général de l’OTAN ! Et jusqu’à récemment, Narcís Serra, ancien ministre de la Défense. Qui paie tous ces gens ? Quelle indépendance ont-ils ? Tout comme les stratèges russes. Ce n’est pas différent.
Quel rôle la Chine a-t-elle joué dans le conflit en Ukraine ?
Prudence. Une grande prudence. Elle n’a pas reconnu l’annexion de la Crimée par la Russie. Cette semaine, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères de Pékin est tout au plus allé jusqu’à dire que l’Occident devrait tenir compte des préoccupations de la Russie en matière de sécurité. Il n’est pas allé plus loin.
En lisant vos articles, je vois que vous avez peur, et cela m’effraie. Cela peut-il se terminer comme le chapelet de l’aurore ? (N.d.T. : Le « chapelet de l’aurore » est une pratique religieuse dans laquelle les gens parcourent les rues en procession en priant le chapelet.)
Bien sûr ! Nous parlons de blocs militaires. Il est incroyablement fragile. Maintenant nous avons le bataillon AZOV, en face du Donbass. Et ce sont de purs néo-nazis. Leur emblème est celui de l’ancienne division SS Das Reich. Dans quelle mesure sont-ils contrôlés par Kiev ? Dans quelle mesure ils peuvent échapper à tout contrôle ? Ce côté-ci est plein de gens de la CIA, et l’autre côté est plein de gens du renseignement militaire soviétique, le GRU. Cela peut devenir incontrôlable. Maintenant, imaginez un drone, d’origine inconnue, bombardant un village de l’ouest de l’Ukraine, ou de l’Ukraine russophile, avec quatre-vingt-dix morts… Des épisodes très sombres, où l’on ne sait jamais qui l’a fait. Nous en sommes là.
Rien d’autre à ajouter ?
Un dernier point : ces jours-ci, tout le monde dit que les Russes ont 100 000 soldats. Mais, selon un rapport de la mission spéciale d’observation de l’OSCE en Ukraine, l’armée ukrainienne compte 150 000 soldats déployés sur la ligne de front dans les régions rebelles du Donbass. Et personne ne dit ça. La bataille de l’information est terrible. Et autre chose : de 1991 à 2014, les Américains ont donné 4 milliards de dollars d’aide militaire à l’Ukraine. Et de 2014 à aujourd’hui, 2 milliards de plus. La Grande-Bretagne, deux millions de livres. Les Turcs ont donné des drones. L’Ukraine n’est peut-être pas membre de l’OTAN, mais son implication militaire est un fait. Tout cela est très dangereux. Et même si je sais que je suis en minorité, je crois qu’en Ukraine, la responsabilité de tout cela est avant tout occidentale. Je le disais déjà dans les années 1990, lorsque l’OTAN s’étendait allègrement vers l’Est, et que Solana allait à Moscou avec un sourire : « non, ce n’est pas contre la Russie. Non, ce n’est pas contre la Russie. » Soyons sérieux.
Andreu Barnils
pour Vila Web
Source : Pressenza
Traduction de l’espagnol par Camilo Morales