Qui est responsable ?

Imaginez un bulletin météo qui commencerait comme ceci : « La majorité a choisi un épais brouillard matinal, qui pourrait à l’ouest former une coalition avec des pluies verglaçantes, tandis que les habitants du sud du sillon Sambre et Meuse optent majoritairement pour une belle après-midi… » Absurde. Les gens ne choisissent pas le temps qu’il fait.

Par contre ils choisissent leurs députés. Alors pourquoi nous acceptons-nous ce langage infantilisant : « vague verte »», « marée noire », comme si la composition des parlements était un phénomène météorologique, dont personne ne serait responsable ? C’est trop facile. Il n’y a ni vagues ni marées, il y a eu 8 millions de personnes appelées à voter, et qui ont fait leur choix. Partout, au Nord comme au Sud du pays, près de 80% des gens veulent la justice sociale et fiscale, et une transition écologique rapide et juste. En Wallonie et à Bruxelles les électeurs ont suivi cette logique : les partis qui soutenaient nos revendications remportent une très large majorité. Restera à voir ce qu’ils en feront… et nous n’avons guère de raisons d’être optimistes sur ce point…

Mais nous ne vivons pas sur une île. A un jet de pierre de chez nous, le vote en Flandre fait froid dans le dos. Plus de 800.000 de nos concitoyens du Nord ont décidé de soutenir un parti ouvertement raciste, prônant la violence, parfois nostalgique du nazisme. Et un peu plus d’un million ont choisi la Haine-VA, qui garde toujours un pied dans la droite extrême et l’autre dans l’extrême-droite. Près de 44% des Flamand∙e∙s optent pour le rejet des autres (Wallons, étrangers, chômeurs, réfugiés…) et le chauvinisme du fric.

En même temps, en Wallonie et à Bruxelles, l’extrême droite a disparu ! Elle avait un seul élu ; elle n’en a plus. Comment expliquer ce contraste frappant ? Il n’y a pas une réponse simple, mais ce n’est pas une excuse pour esquiver la question. Commençons par écarter une hypothèse : les Wallons et les Bruxellois ne sont pas « naturellement » meilleurs, ni « vaccinés pour toujours » : des idées puantes vivent aussi au Sud du pays. Alors quoi ? Avançons ici trois explications qui nous semblent importantes et tant mieux si elles font débat : quand la peste règne chez nos voisins, le pire serait de ne pas en débattre…

Il y a d’abord le comportement des médias. En Flandre, non seulement la Haine-VA mais même le Vlaams-Blok/Belang sont considérés comme des partis « normaux ». On leur donne la parole à longueur de journée et, une semaine avant les élections, le président de ce parti fasciste était encore invité dans une émission pour enfants ! On connaît les excuses pour ce choix. Elles ne valent rien. Donner la parole aux ennemis de la démocratie c’est leur donner une voix, et leur donner des voix. C’est une faute lourde, que les médias francophones ne commettent pas, jusqu’ici, du moins…

Il y a ensuite l’offre politique. N’avalons pas la fable selon laquelle les partis « reflètent » simplement l’opinion du peuple ; ils contribuent largement à la former. En politique, dire, c’est faire. Quand Théo Francken dit « Je tire mon inspiration du programme du Vlaams Belang », quand Jambon prétend (contre l’évidence) que les musulmans de Belgique se réjouissent des attentats, ou que les collaborateurs des nazis avaient des raisons, quand Charles Michel fait de ces personnages immondes des Ministres « respectables », on répand dans l’esprit public l’idée que le racisme et le fascisme sont des options comme les autres.

Il y a enfin le type de débats publics qui sont mis en avant par les acteurs sociaux. Il n’y a en démocratie de mauvaises réponses qu’aux mauvaises questions. Notre conviction reste que la meilleure réponse au nationalisme et au racisme, c’est de poser les bonnes questions. C’est de mettre au centre du débat le combat collectif contre toutes les injustices : capitalisme, racisme et patriarcat. Ce que nous faisons sans cesse à la CNE : désigner clairement les adversaires, organiser collectivement les travailleurs, et animer un espace politique où imaginer des propositions radicales et réalistes. Si les acteurs sociaux du Nord abandonnent cette conflictualité sociale, s’ils se résignent au néolibéralisme, s’ils abandonnent la lutte des classes, il ne reste que la guerre des (soi-disant) « races ».

Bien sûr on peut ajouter un élément d’explication au contraste Nord-Sud en Belgique : la phénoménale imbécilité des leaders de l’extrême-droite francophone. Mais ne comptons éternellement sur la chance. Le jour où un politicien moins stupide que Modrikamen lancera chez nous un parti raciste, il ne nous restera pour défendre la démocratie et les droits humains qu’à tenir fermement sur les trois lignes citées plus haut : hygiène irréprochable des médias, refus intransigeant des partis politiques vis-à-vis des questions poisseuses des fascistes et conflictualité sociale claire autour des vrais enjeux écologiques économiques et sociaux.

La Wallonie et Bruxelles, dans une Belgique et une Europe où le fascisme est redevenu un courant politique très puissant, n’est pas une île : c’est une Zone Á Défendre. Nous nous défendrons. En solidarité avec les démocrates de partout et, d’abord, avec celles et ceux qui se battent courageusement, en Flandre, contre la généralisation du racisme et de la haine.

Felipe Van Keirsbilck,
Secrétaire Général de la CNE


By Felipe Van Keirsbilck

Felipe Van Keirsbilck, né en 1965 en Bolivie, est arrivé en Belgique à 4 ans : il s’y sent toujours un peu étranger, et rien de ce qui touche aux étrangers ne lui est étranger. Militant pacifiste, antiraciste, écologiste rouge vert (il est lui-même à 98% biodégradable) et féministe (pour preuve : il a le bonheur d’être père de 5 filles), il considère comme une chance, un apprentissage et un privilège de travailler depuis 22 ans pour la CNE, dont il est actuellement le Secrétaire Général. La CNE lui a appris les exigences de l’action collective et de l’éducation permanente (ou « éducation populaire » comme on dit mieux en France) Il y a trouvé un syndicalisme où penser n’est pas interdit, et où la prise en compte du réel n’est pas une excuse pour ne rien essayer. Les débats au sein de la CNE, et la radicalisation politique austéritaire en UE depuis 2010, lui ont fait abandonner la foi aux deux religions obligatoires du 21ème siècle : l’européisme et la foi en la croissance. Toujours non-violent, il est néanmoins chaque matin plus radical, pour l’évidente raison que c’est la gravité de la situation qui se radicalise, sur le triple plan social, écologique et des libertés fondamentales. Dans ces chroniques pour Pour il tentera de rendre visibles (et qui sait légitimes ?) les profonds conflits d’intérêts qui opposent les groupes sociaux, et de montrer comment l’intérêt de la classe dominante est de rendre ces conflits invisibles, pathologiques ou ridicules, et de casser les dispositifs sociaux institués durant le court 20ème siècle pour leur donner une représentation efficace.