Quand quitterons-nous l’âge sombre du capitalisme marchand ? Quand divorcerons-nous des multinationales ?

Ainsi, la Belgique est sous eaux.

Dans leur cave, des gens voient leur frigo flotter sur 1,5 mètre d’eau, leur chaudière ravagée par des flots de boue en provenance directe de la rue. De leur fenêtre, des gens regardent avec inquiétude leur voiture partir au gré des flots, jouer aux auto-tamponneuses les unes avec les autres dans un quartier transformé en terrain de water-polo.

Réveillées par le tonnerre et les éclairs, des rivières et des fleuves quittent leur lit pour se ruer sur les habitations, obligeant les autorités locales à faire évacuer des villes tandis que les habitantes et les habitants trouvent refuge aux étages supérieurs de leurs maisons. À condition que celle-ci tienne bon et ne s’effondre pas sous les lois combinées de la gravitation et du déluge.

Nous étions prévenus
Ici, une jeune demoiselle qui avait encore tout à vivre se fait happer par les flots en furie pour disparaître dans le néant. Il y a deux semaines, c’était un vieux monsieur en train de tailler ses arbres au bord d’une petite rivière soudainement d’humeur tempétueuse. Par dizaines, des familles sont en deuil. On croirait voir un film d’horreur, et pourtant le scénario catastrophe est réel. Il se passe même près de chez nous, voire s’invite avec fracas au cœur de notre espace de vie. En quelques secondes, des années de labeur, d’investissements, de souvenirs et d’émotions, de week-ends à aménager son intérieur sont balayées par les flots. Les gens pleurent, les gens s’affolent, les gens s’entraident aussi, mais soyons sérieux un instant : rien de tout ça n’est franchement surprenant[1]. Car nous étions prévenus.

Le script est écrit, et il l’est depuis longtemps
Le script est écrit, et il l’est depuis longtemps. Aussi sûr que la Terre tourne autour du Soleil, les scientifiques faisant œuvre commune au sein du GIEC le disent et le répètent depuis des décennies : en rejetant massivement du CO2 dans l’atmosphère, nous courons droit à la catastrophe. Car le réchauffement climatique implique un lifting radical du visage de la Terre pour transformer le monde dans lequel nous sommes nés en une planète différente, beaucoup plus inhospitalière et franchement inquiétante[2]. Bien sûr, quand la Californie ou l’Australie brûlaient, on versait bien une petite larme émue avant de passer à autre chose, car il y a plus sexy comme discussion que de parler des problèmes du monde surtout lorsqu’ils se passent sous d’autres contrées. De même, quand les présidents d’îles minuscules menacées par la montée des eaux océaniques en appelaient à une prise de conscience et un changement de cap rapide et radical de la part des pays riches, le dédain et l’apathie qui s’ensuivaient au sein des COP politiques en faveur d’une maîtrise du climat choquaient peu de monde. Certaines et certains d’entre nous s’offusquaient même de ces jeunes désertant l’école un jeudi par semaine, pour braver la connerie ambiante et arpenter les pavés en réclamant la justice climatique. Des imbéciles heureux élitistes, encartés au MR notamment[3], se laissaient aller sur Twitter à dire tout le mal qu’ils pensent de Greta Thunberg tandis que, quelques étages sociaux plus bas, de simples gens – des Monsieur et Madame Tout Le Monde – y allaient de leur petit refrain sur « les humains c’est important, la nature c’est pas grand-chose, et rien à faire de ce que des intellectuels savants peuvent ânonner comme bêtises sur le climat et le gaz carbonique, moi de toute façon les trucs de petits oiseaux malheureux et de kangourous qui brûlent en Australie, ça ne m’intéresse pas vraiment ». Dans un genre plus bobo, des esprits tout aussi étriqués et stupides y allaient de leur rengaine éclairée sur le génie humain et sa créativité technique sans limite qui nous permettrait, hier comme demain, de surmonter toutes les épreuves pour marcher d’un pas conquérant vers un monde radieux plein d’avenir.

Certains et certaines, bien sûr, ne manqueront pas de s’accrocher bec et ongles pour dire que tout doit continuer comme avant.
Mais nous voilà les pieds dans l’eau à barboter dans nos illusions vaporeuses… auxquels certains et certaines, bien sûr, ne manqueront pas de s’accrocher bec et ongles pour dire que tout doit continuer comme avant.

C’est le cas, tout d’abord, des multinationales des énergies fossiles qui ont cherché par tous les moyens à discréditer les recherches du GIEC pour empêcher certains savoirs d’intérêt général d’atteindre l’opinion publique, puis ont pratiqué un lobbying intensif pour saboter toute réforme politique ambitieuse en faveur du climat – synonyme, pour eux, de bénéfices en berne et d’actionnaires mécontents.

C’est le cas, ensuite, des secteurs aérien et automobile sans oublier celui du tourisme qui nous ont rassasié de publicités féériques – nous invitant ici à choisir un moteur plus puissant, nous proposant là d’oublier nos soucis le temps de voyages à l’autre bout du monde – histoire d’engranger des bénéfices en propulsant des gaz carboniques dans l’atmosphère en compagnie d’autres polluants.

C’est le cas, aussi, des innombrables empires marchands de l’agroalimentaire, de l’audiovisuel, de la chimie, de l’énergie, de la finance, de la pharmacie, du numérique, du textile et de tant d’autres secteurs qui ont pactisé ensemble pour créer des lobbies variés et multiples – si nombreux qu’on ne saurait les énumérer tous – dans le but de convaincre les gouvernements de légiférer dans le sens de leurs intérêts cupides, mesquins, et d’une avidité sans limites.

Ensemble, les états et les multinationales nous ont vendu la chimère d’une mondialisation heureuse
Ensemble, les états et les multinationales nous ont vendu la chimère d’une mondialisation heureuse  faites d’immenses marchés transnationaux, dans lesquels les investissements capitalistes peuvent circuler librement d’un continent à l’autre, pour délocaliser les activités industrielles vers des pays de cocagne où les salaires sont de misère et les impôts sur bénéfices pratiquement inexistants, le pendant de ces politiques de shopping législatif (officiellement appelées de « libre-échange ») étant la circulation de milliards de marchandises sur des millions de kilomètres à bord de bateaux-containers et de camions polluants qui ne sont pas qu’une mince et petite épine dans le gros problème du réchauffement climatique.

Le « marche ou crève » s’est invité dans nos maisons, nos usines et nos têtes pour faire de nous des salariées dociles et des larbins disciplinés
Ensemble, les multinationales et les gouvernements (même étiquetés à gauche) ont suivi une politique de droite en détricotant les grandes conquêtes ouvrières comme la sécurité sociale, la justice fiscale, la solidarité et le partage des richesses, précipitant d’innombrables personnes dans une pauvreté d’autant plus abjecte qu’elle s’accompagnait d’un florilège d’accusations grotesques sur les « chômeurs-profiteurs » au moment même où les empires marchands gavaient de dividendes des actionnaires milliardaires en alignant, tels des métronomes, des plans de licenciement et de restructurations pour booster la rentabilité  des entreprises bien au-delà du raisonnable. Jadis réservé aux populations du Tiers-monde placées sous la coupe de tyrans amis de nos régimes occidentaux (souvenez-nous de l’inflexible Margareth Thatcher accueillant à bras grands ouverts cette raclure d’Augusto Pinochet), le « marche ou crève » s’est invité dans nos maisons, nos usines et nos têtes pour faire de nous des salariées dociles et des larbins disciplinés, de petits adultes infantilisés à force d’être biberonnés par ce petit rêve mesquin du capitalisme marchand : « consomme et tais-toi ».

Nous nous sommes mutuellement éduqués à consolider nos liens sociaux par l’achat incessant de productions marchandes
Pour décrocher cette misérable timbale – le droit de consommer tout et n’importe quoi -, nous avons courbé l’échine, éteint nos consciences, renoncé autant à l’amour propre qu’à l’intérêt général et gobé toute crue la liturgie marchande : le salut se trouve dans la croissance économique. Même si nous vivons sur une planète finie aux ressources limitées, même si les « matières premières » chères à ces dingues d’économistes sont en réalité des êtres vivants qu’il faut préalablement décimer afin de les transformer en produits marchands, nous nous sommes réjouis d’acheter des meubles en tek ou d’offrir à nos enfants des tartines de chocolat à l’huile de palme sans verser une larme sur les forêts tropicales dégommées pour satisfaire nos caprices quotidiens. Nos cousins les orangs-outans pouvaient bien en crever, cela nous indifférait totalement. En parfaits complices du système, nous avons renoncé à nous interroger sur la manière de fabriquer les objets manufacturés, tout heureux d’accueillir dans nos bras les miracles sans cesse reproduits du progrès technologique tels les Smartphone, tablettes et myriades de produits connectés à toutes heures. D’anniversaires en Saint-Nicolas, de fêtes des pères en Saint-Valentin, nous nous sommes mutuellement éduqués à consolider nos liens sociaux par l’achat incessant de productions marchandes, boostant les importations et exportations d’empires capitalistes planétaires s’acharnant à raccourcir la durée de vie de leurs produits pour vendre toujours davantage sur fond de licenciements et de délocalisations, produisant de la détresse humaine à tour de bras mais aussi quantité de gaz à effet de serre libérés dans l’atmosphère pour déglinguer librement le climat.

Nous n’avons guère l’habitude de tirer la moindre leçon de nos échecs collectifs
Et nous voilà les pieds dans l’eau, à constater l’ampleur des dégâts, mais prêts à rebondir et repartir comme avant car nous n’avons guère l’habitude de tirer la moindre leçon de nos échecs collectifs.

En 2008, les banques et leur frénésie spéculative ont pu nous plonger tête la première dans la crise des subprimes, non seulement les deniers publics leur ont évité la faillite mais aucune législation d’envergure n’est venue les remettre au pas.

En 2019, un petit virus a stoppé net l’économie mondiale et plombé l’ambiance de nos rituels sociaux jusqu’à cet été 2021 compris, d’aucuns se sont rebellés contre l’injustice gouvernementale bridant nos libertés publiques mais pratiquement personne ne s’est interrogé sur les liens – pourtant scientifiquement établis – entre croissance économique, extermination massive d’espèces animales et végétales, chute de la biodiversité et apparition de nouvelles pandémies, qu’elles soient locales comme ébola ou planétaires comme la Covid-19[4].

Dociles comme toujours, nous avons accepté le crétinisme criminel des plans de relance économique, nationaux comme européen, ayant le culot d’inclure (plus c’est gros, mieux ça passe !) les objets numériques et un secteur digital ultra-polluant comme des activités vertueuses sur le plan écologique.

Non, c’est sûr, nous n’avons pas pour habitude de tirer des leçons de nos échecs collectifs.

Nous préférons nous vanter d’appartenir à l’espèce humaine, que beaucoup d’entre nous perçoivent encore comme un phare rayonnant au firmament de l’évolution des espèces.

Nous nous gargarisons d’avoir abandonné les vieux mythes religieux d’antan… sans même savoir que les peuples indigènes (animistes, totémistes, et dans une moindre mesure polythéistes) avaient un rapport au monde – et autres vivants – nettement plus respectueux et intelligent que le nôtre[5].

Nous nous vantons de savoir que la Terre est ronde et tourne autour du Soleil, mais les enseignements contemporains des descendants spirituels de Galilée, Newton ou Darwin ne nous intéressent guère à partir du moment où ils remettent en cause nos manières de vivre ultra-consuméristes, et notre liberté à décimer les écosystèmes pour mieux scier les branches animales et végétales grâce auxquelles nous sommes pourtant vivants.

Beaucoup d’entre nous n’aiment plus Dieu, mais des multitudes vénèrent Bill Gates, Steve Jobs, Elon Musk ou Jeff Bezos.

Toutes et tous autant que nous sommes, nous vouons un culte aveugle et permanent à l’un des plus vils démons que l’esprit humain ait jamais inventés : Oikos Nomos, l’économie.
Nous nous croyons athées, laïcs et progressistes, ou chrétiens, ou juifs, ou musulmans… En réalité, notre vraie religion est ailleurs. Toutes et tous autant que nous sommes, nous vouons un culte aveugle et permanent à l’un des plus vils démons que l’esprit humain ait jamais inventés : Oikos Nomos, l’économie. Bien qu’il nous conduise peu à peu à l’abattoir, nous voulons croire en Lui et sommes prêts à lui sacrifier l’avenir des générations futures en consacrant les prochaines années (et décennies ?) de nos actions collectives à décimer toujours plus d’écosystèmes, à ravaler toujours plus de vivants en « ressources naturelles » et « matières premières », à élire des politiques amis et complices de firmes transnationales, le tout pour vomir jusqu’à la nausée finale tant et plus de gaz carbonique… déréglant le climat pour précipiter le monde à venir dans une ère de catastrophes et d’évènements cataclysmiques dont les récentes inondations constituent un prélude encore très soft.

En attendant l’apocalypse, certains et certaines d’entre nous émettront également d’autres genres de polluants tout aussi nauséabonds, comme l’indifférence au sort des opprimés et sans-papiers qui peuvent être en grève de la faim plus de cinquante jours en Belgique, sans obtenir le moindre geste politique en faveur d’une régularisation. Car même inondés par les eaux, même dévastés par les flots, « chez nous, c’est chez nous » disent les petits esprits du MR, de la NV-A, du Vlaams Belang, de l’Open-VLD, du Vooruit et du CD&V…

Quand nous soucierons-nous de solidarité internationale ?

Quand quitterons-nous l’âge sombre du capitalisme marchand ?

Quand favoriserons-nous les circuits courts et le partage des ressources ?

Quand abandonnerons-nous la religion productiviste du consumérisme effréné ?

Quand séparerons-nous enfin l’état, et nos mille et un gestes quotidiens, de l’enfer cupide et stupide dans lequel nous plongent chaque jour davantage les multinationales ?

Bruno Poncelet

Article paru sur le site du Cepag, ce 19 juillet 2021

[1] Selon l’agence Belga, près d’un demi-million de personnes ont été tuées lors d’événements météo extrêmes en 20 ans, une info publiée le 25 janvier 2021.
[2] À ma petite échelle, je témoignais de cela dans un article intitulé La vraie crise reste à venir, publié le 1er novembre 2011 sur le site du CEPAG (https://www.cepag.be/publications/etudes/2011/vraie-crise-reste-venir).
[3] Cfr. l’article de Maïté Warland, ‘’Greta mériterait une fessée”: un tweet du “Rassemblement National” liké de partout…. jusqu’au MR, publié le 24 juillet 2019 sur le site de la RTBF.
[4] À ce propos, lire le livre de Marie-Monique Robin La fabrique des pandémies (Préserver la biodiversité, un impératif pour la santé planétaire), Paris, Éditions La Découverte, 2021.
[5] Lire à ce propos ma Balade au pays des premières religions, publié en 2020 sur le site du CDGAI (https://www.cdgai.be/publications/balade-au-pays-des-premieres-religions/).