Il y a une semaine encore, on ne parlait dans toute la presse que de “lutte contre le racisme”. Ce matin, à Bruxelles, un homme se fait “neutraliser” (sic) par la police. Au fil de la journée, son “statut” évolue. D’abord on laisse entendre que puisqu’on nous dit que ça s’est passé “au Parc Maximilien”, c’est un “migrant”. Puis on révèle qu’il n’en est pas un,-et que ça ne s’est pas passé au parc Maximilien-, mais qu’il s’agit d’un sans-abri. Et puisqu’enfin on apprend qu’il est Belge, il semble qu’il soit nécessaire pour “expliquer” qu’il ait “agressé” un policier au couteau, qu’on fasse savoir qu’il est d’origine égyptienne. C’est bien plus essentiel, visiblement, que de remettre ces événements dans leur contexte. Il n’y a pas de crise migratoire, il y a une crise par contre dans la façon dont les richesses sont réparties, et dont on justifie aujourd’hui que des hommes, des femmes, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs, doivent dormir dehors, qu’il soit “normal” que la police les réveille et les chasse le matin. Et que lorsque le réveil brutal ne se passe pas bien, on puisse sortir l’artillerie lourde… Je ne voudrais pas être à la place des agents de police qui doivent faire cette basse besogne. Je ne sais pas combien de temps ces hommes et ces femmes vont continuer à trouver du sens à leur travail, ni quand ils se rendront compte qu’ils sont eux-mêmes instrumentalisés par une politique qui les met en danger. Est-ce qu’ils se demandent, parfois, si les moyens qu’on leur donne pour accomplir ces politiques sont adéquats? Est-ce que quand on force un homme qui dort dans la rue à se réveiller, et que pris de panique, il sort un couteau, il n’y a pas d’autres alternatives que de dégainer des lacrymos? Après les attentats, la police est-elle suffisamment formée, ou n’a-t-elle pas d’autre choix, même quand plusieurs agents sont confrontés à un seul homme, que d’ouvrir le feu pour “neutraliser” l’auteur d’une “attaque” au couteau? Et puis de façon générale, n’est-il pas temps de revoir la façon dont on communique, en utilisant des mots qui vident les actes de leur sens réel, comme “neutraliser”, un euphémisme hérité du langage militaire qui s’est insinué dans la presse, aussi facilement que le terme de “transmigrant” ou de “crise migratoire” s’y sont immiscés pour pervertir notre perception des “problèmes”, en nous empêchant de voir leurs racines? Est-il primordial et essentiel de mettre en avant l’origine d’un suspect quand celui-ci est belge? Peut-on, une semaine, dénoncer la libération de la parole raciste, et la suivante, alimenter le système qui la nourrit? Comment imaginer défendre la presse, dans les heures difficiles qu’elle vit, si elle ne fait pas son auto-critique? Comment croire qu’elle joue encore le rôle de 4e pouvoir, ou alors, au service de quel autre pouvoir se met celui-là? Je sais, je me pose trop de questions. Je pose quand même ce mémoire réalisé en 2016 par une étudiante de l’UGent ici, au cas où ça intéresserait quelqu’un. “La presse écrite et l’immigration : une analyse critique des expressions métaphoriques.” Ça ne se lit pas comme un roman, mais ça mérite d’être lu, qu’on soit journaliste et qu’on ait envie de continuer à donner du sens à son métier, ou qu’on souhaite être usager critique de la presse et respecté comme tel.
Pour ceux qui auraient la mémoire courte, il y a bien des raisons, quand on est sans abri, de pouvoir paniquer quand on est réveillé brutalement. Pas plus tard qu’en juin dernier, la RTBF publiait sur son site ce constat dressé par l’asbl “Infirmier de rue” qui soigne les sans-abris de Bruxelles, : “L’an dernier, avec 12 autres associations, nous avons mené une enquête auprès de 300 sdf. Les résultats sont effrayants : un sans-abri sur deux a déjà été tabassé au moins une fois au cours des 6 mois à un an écoulés. Et plus effrayant encore, un sur cinq reconnaît qu’il a déjà agressé un autre SDF ou qu’il pourrait le faire en cas de nécessité “. Je reste stupéfaite de constater à quel point l’information est segmentée. Les faits sont présentés comme une succession de choses qui n’auraient pas de rapport les unes avec les autres. « Qu’est-ce qu’un journaliste ? », se demandait Albert Camus, dans un éditorial de Combat publié le 1er septembre 1944. La question et la réponse portées par l’illustre écrivain et journaliste me semble rester d’une actualité criante : « C’est un homme qui d’abord est censé avoir des idées. C’est ensuite un historien au jour le jour, et son premier souci doit être de vérité. Peut-on dire aujourd’hui que notre presse ne se soucie que de vérité ? Comme il est difficile de toujours être le premier, on se précipite sur le détail que l’on croit pittoresque ; on fait appel à l’esprit de facilité et à la sensiblerie du public. On crie avec le lecteur, on cherche à lui plaire quand il faudrait seulement l’éclairer. A vrai dire on donne toutes les preuves qu’on le méprise. L’argument de défense est bien connu : on nous dit, « c’est cela que veut le public ! ». Non, le public ne veut pas cela ; on lui a appris pendant vingt ans à le vouloir, ce qui n’est pas la même chose. » Dans un autre texte publié une semaine plus tard, toujours dans Combat, Albert camus poursuit ses réflexions sur « le journalisme critique » : “(…) le journaliste peut aider à la compréhension des nouvelles par un ensemble de remarques qui donnent leur portée exacte à des informations dont ni la source ni l’intention ne sont toujours évidentes. Il peut, par exemple, rapprocher dans sa mise en pages des dépêches qui se contredisent et les mettre en doute l’une par l’autre.”
Où est donc passé le journalisme critique de Camus ? Certains voient les raisons de son effacement ou de sa disparition dans le fait que « la presse mainstream est détenue par les riches ». À mon sens, la réalité est plus complexe que cela. Beaucoup de journalistes ne se rendent pas vraiment compte de l’impact de pratiques qu’ils ont assimilées comme “normales”. Cela tient du fait qu’il n’y a pas de “mot d’ordre” déclaré, venant de ceux qui détiennent la presse. La précarité du métier qui n’a cessé de croître ces dernières années fait que l’auto-censure s’est généralisée. Il est d’autant plus difficile pour les journalistes de jeter un regard critique sur leurs propres pratiques, car cela revient à se rendre compte que l’on est au moins partiellement responsable de son propre endoctrinement. Aussi, lorsque je publie ce type de réflexion, je ne leur jette pas la pierre. Je sais moi-même, pour pratiquer ce métier, que les choses ne sont pas simples, et que des journalistes tentent tout de même de bien faire leur travail, en essayant encore de se saisir au mieux de l’espace de liberté d’information et d’expression qu’on leur laisse encore. Il y a toutefois chez beaucoup, journalistes comme usagers de la presse, une confusion qui s’est trop généralisée ces derniers temps, sur le rôle et la déontologie journalistique: l’idée que le journaliste a pour premier devoir l’objectivité. Ce n’est pas le cas, pour la simple et bonne raison que l’objectivité est impossible. Les règles déontologique indiquent par contre que nous avons un devoir d’honnêteté, et celui-ci implique: « -de diffuser des informations vérifiées ;
-de recueillir et diffuser les informations de manière indépendante ;
-d’agir loyalement ;
-de respecter les droits des personnes. »
(voir http://codededeontologiejournalistique.be/)
À partir de là, en faisant savoir “d’où l’on parle”, et si l’on respecte ces règles, le journaliste peut (mais doit aussi, si on y réfléchit bien) fournir un éclairage plus engagé que celui dont il se contente souvent. Une pratique désormais très répandue dans la presse fait qu’elle se contente trop souvent, dans les sujets abordés, d’opposer deux “opinions” contraires qui s’annulent. Cette façon de faire ne fait qu’alimenter des débats stériles. Comme Camus l’a exprimé, le journalisme doit au contraire permettre de dépasser les buzz, pour éveiller le sens critique des citoyens. Il y a un grand travail à faire pour cela, et celui-ci ne concerne pas uniquement les journalistes, mais aussi les usagers de la presse, qui doivent comprendre que consommer de l’info gratuite a en réalité un prix, payé sur le plan démocratique. L’écrivain et dramaturge George Bernard Shaw a livré en son temps, de façon provocatrice, sa vision de la presse : « Journal : institution incapable de faire une différence entre un accident de bicyclette et l’effondrement de la société. » Parce que cet effondrement est à nos portes, où qu’il est déjà en cours, mais peut-être pas inéluctable, il est plus que temps de relever le défi d’une presse libre, diversifiée, pluraliste mais éclairante. Ce défi appartient à l’ensemble de la société, et ne pourra être relevé, en outre, qu’avec le soutien de ceux qui sont actifs dans l’enseignement et l’éducation permanente.
Isabelle Masson-Loodts