A la fin du Programme international géosphère-biosphère, en 2015, les scientifiques estimaient que les seuils de l’équilibre du système Terre étaient franchis pour trois des neuf paramètres dont dépend la soutenabilité écologique de l’existence humaine : la concentration en gaz à effet de serre, la destruction de la biodiversité et la perturbation du cycle de l’azote. Moins de dix années plus tard, ces mêmes chercheurs et chercheuses nous disent que les seuils de la soutenabilité sont désormais franchis aussi pour l’eau douce, pour la dégradation des sols et pour la pollution par les « nouvelles entités » chimiques. Il est fort probable qu’un seuil est franchi aussi en matière d’acidification des océans…
Aucun doute n’est donc possible : nous sommes déjà dans la catastrophe écologique. L’enjeu n’est plus de l’éviter mais de l’arrêter pour la réduire dans la mesure du possible. Sans cela, nous risquons de basculer dans le cataclysme. Un cataclysme est une catastrophe d’ampleur tellurique. Le Déluge biblique, par exemple, est un cataclysme. La chute de l’astéroïde qui a probablement entraîné la disparition des dinosaures, il y a soixante millions d’années, était un cataclysme. Un cataclysme naturel. Aujourd’hui, la folie productiviste du Capital fait grandir la menace de cataclysmes qui ne sont pas naturels mais anthropiques !
Plusieurs formes de cataclysme anthropiques sont documentées par les scientifiques. Une forme peu connue serait la mort des océans qui pourrait découler de la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore. Une autre forme, mieux connue, est l’enchaînement de rétroactions positives du réchauffement qui ferait basculer la Terre dans un nouveau régime énergétique – la « planète étuve ». A noter que l’enchaînement pourrait commencer même au-dessous de deux degrés Celsius et nous amener assez rapidement à cinq degrés de réchauffement. L’an passé, pour la première fois, a été franchi le seuil du degré et demi de réchauffement moyen par rapport à l’ère préindustrielle. Nous sommes donc déjà bien avancés dans la zone dangereuse.
Un basculement cataclysmique comme celui de la « planète étuve » serait irréversible à l’échelle humaine des temps. Ses conséquences écologiques et sociales sont inimaginables. La « planète étuve » ferait par exemple monter le niveau des océans de beaucoup plus que dix mètres. La Terre pourrait même redevenir une planète sans glace, ce n’est pas exclu. Du point de vue des conséquences, on entre là dans l’inconnu le plus complet. Cependant, deux choses sont absolument certaines : quantitativement, ce basculement est incompatible avec la présence de huit milliards d’êtres humains sur Terre ; qualitativement, il est incompatible avec ce qu’on appelle « la civilisation » telle qu’elle s’est développée depuis la dernière glaciation. Le basculement rimerait à coup sûr avec la plongée dans la barbarie.
La science mainstream ne veut pas voir la cause sociale de la catastrophe
La science et la technologie moderne sont d’une puissance telle qu’elles pourraient probablement arrêter un astéroïde fonçant vers la Terre. Pourtant, à elles seules, elles ne peuvent rien contre la catastrophe écologique. Le savoir de la science mainstream est inopérant pour la simple raison que la science mainstream ne veut pas voir la cause sociale de la catastrophe. Cette cause, nous le savons bien, est la dynamique d’accumulation du Capital, mise en lumière par Marx. La lutte contre la catastrophe écologique est une lutte de classe.
Le capital est une relation sociale d’exploitation du travail. Il ne s’agit pas seulement du travail salarié mais aussi du travail domestique gratuit (réalisé surtout par les femmes, du fait de l’oppression patriarcale), ainsi que du travail des petits paysans. Il va de soi que cette exploitation du travail implique inévitablement l’exploitation d’autres ressources naturelles, qui constituent l’objet du travail. Marx disait que « la seule limite du capital est le capital lui-même ». Cela signifie que l’accumulation découlant du rapport social capitaliste continuera tant qu’il y aura de la force de travail et d’autres ressources naturelles à exploiter. Elle continuera, quelles que soient les conséquences sociales et écologiques, car le capital est régi en fin de compte par un seul indicateur : la valeur abstraite, le profit, ou plus exactement le surprofit.
Cette dynamique d’accumulation illimitée est aussi, par définition, une dynamique d’inégalité sociales croissantes. La richesse s’accumule à un pôle de la société, et les écarts grandissent avec l’autre pôle. Récemment les actionnaires du groupe automobile Stellantis ont décidé d’augmenter la rémunération de leur CEO, parce qu’il leur distribue de gros dividendes. Monsieur Tavares recevra donc trente cinq millions d’euros pour 2023. C’est cinq cent vingt fois plus que le salaire moyen des travailleurs du groupe. Il y a quarante ans, les patrons de l’industrie gagnaient environ cinquante fois le salaire moyen de leurs ouvriers. En même temps que les émissions de gaz à effet de serre ont été multipliées par deux, l’inégalité sociale a été multipliée par dix. Les deux processus sont intimement liés, inséparables.
C’est cette dynamique d’accumulation du Capital et de l’inégalité sociale qui nous fait franchir les seuils de la soutenabilité écologique
Il est tout à fait évident que c’est cette dynamique d’accumulation du Capital et de l’inégalité sociale qui nous fait franchir les seuils de la soutenabilité écologique. Cela ressort très clairement des trop rares études scientifiques qui se penchent sur cet aspect de la question. Le un pour cent le plus riche de la population mondiale possède plus de richesse que les cinquante pour cent les plus pauvres. Avec ses yachts, ses SUV, ses jets privés, ses maisons luxueuses et ses actions, le pour cent le plus riche émet plus de CO
2 que les cinquante pour cent les plus pauvres. Le pour cent le plus riche fait plus de 50% des voyages en avion. Les dix pour cent les plus riches émettent plus de cinquante pour cent du CO
2 global. Etc. Le lien entre tous ces éléments saute aux yeux.
Il n’y a pas de « transition »
Les capitalistes, leurs gouvernements et leurs médias parlent de « transition énergétique ». En réalité, il n’y a pas de « transition », c’est une fiction. La part des combustibles fossiles dans le mix énergétique mondial était de quatre-vingt trois pour cent en 1992, au moment de la signature de la Convention cadre des nations unies sur les changements climatiques. Elle est à peine inférieure à quatre-vingts pour cent aujourd’hui. Pourtant, dira-t-on, les sources d’électricité renouvelables se développent rapidement ? En effet, mais elles ne remplacent que très marginalement les sources fossiles. La plus grande partie s’y ajoutent, pour satisfaire la boulimie d’accumulation capitaliste, qui demande toujours plus d’énergie.
« Un capitalisme sans croissance est une contradiction dans les termes », disait l‘économiste bourgeois Schumpeter. Du point de vue du matérialisme historique, le dépassement des seuils de la soutenabilité écologique signifie que l’accumulation capitaliste a été trop loin. Par conséquent, même si un capitalisme sans croissance était possible (mais ce n’est pas le cas), cela ne suffirait pas à arrêter la catastrophe.
Arrêter la catastrophe nécessite que les émissions nettes de CO2 soient complètement supprimées au niveau mondial d’ici 2050. Le « capitalisme vert » prétend y arriver en découpant la croissance économique de celle des émissions. En dépit de tous les efforts, cela ne marche que marginalement. Il faudrait un découplage massif et soutenu à l’échelle mondiale. Or, on ne peut pas, en moins de trente ans, à la fois employer de l’énergie fossile pour construire un nouveau système énergétique 100% renouvelables, continuer à produire toujours plus de marchandises en brûlant principalement la même énergie, et supprimer les émissions nettes de CO2. C’est impossible, à la fois pour des raisons physiques et pour des raisons sociales.
Physiquement, atteindre le « zéro émissions nettes » n’est possible qu’en transformant et en transportant globalement moins de matière, donc en supprimant les productions et les transports inutiles, ainsi que les productions nuisibles. Socialement, le « zéro émissions nettes » ne peut être atteint d’une façon digne de l’humanité qu’en diminuant tout aussi radicalement les inégalités sociales. L’ensemble requiert une démocratisation radicale de la société et une transition planifiée. De tout cela, le capitalisme est rigoureusement incapable, car c’est fondamentalement contraire à sa nature productiviste, inégalitaire et autoritaire, basée sur la concurrence entre propriétaires privés.
Einstein aurait déclaré :
« on ne résout pas un problème par les méthodes de pensée qui ont créé le problème ».
C’est pourtant ce qu’essaient de faire les représentants les plus éclairés de la classe capitaliste. Ils s’imaginent que les recettes néolibérales pourraient résoudre le problème créé par les recettes néolibérales. Obsédés par le taux de profit, ils croient ou feignent de croire que la catastrophe pourrait être arrêtée en augmentant les inégalités, en détruisant les protections sociales, en privatisant le secteur public, et en créant davantage de nouveaux marchés « verts » pour les capitalistes. Comme ça ne marche pas, ils se tournent de plus en plus vers les technologies d’apprentis-sorciers de la capture-séquestration du carbone.
En réalité, toutes ces politiques du soi-disant capitalisme vert sont à la fois écologiquement inefficaces, socialement injustes et de plus en plus autoritaires. Du coup, un nouveau danger apparaît de plus en plus nettement : celui d’un basculement vers la droite extrême, voire vers l’écofascisme.
La voie a été ouverte par Trump. Entre 2016 et 2020, il a sorti les Etats Unis de l’accord de Paris, maquillé son appui aux capitalistes fossiles en soutien aux travailleurs (aux mineurs, notamment) et craché sur les migrants comme sur des boucs émissaires. S’il gagne les élections de novembre, Trump ira beaucoup plus loin encore dans l’offensive réactionnaire. Or, sa recette est reprise un peu partout : de l’Argentine à l’Allemagne, de la France à la Russie, les néofascistes offrent leurs services au capital fossile en combinant la démagogie sociale, le négationnisme climatique, le nationalisme… sans oublier le machisme, le racisme, l’islamophobie et la haine contre les LGBT. De la sorte, le capitalisme vert fait grossir la menace d’un basculement politique à droite… qui accélèrerait à son tour le basculement vers le cataclysme écologique et sa gestion barbare, malthusienne, sur le dos des peuples.
Il est nécessaire et urgent d’organiser l’échange d’idées et de coordonner les luttes pour une alternative sociale et écologique globale : l’écosocialisme.
Dans ce sombre contexte, il est nécessaire et urgent d’organiser l’échange d’idées et de coordonner les luttes pour une alternative sociale et écologique globale : l’écosocialisme.
Du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, les travailleurs et travailleuses, les petits paysans, les petits pêcheurs et éleveurs, la jeunesse, les peuples indigènes, les enfants, les femmes et les personnes âgées des classes populaires, sont les principales victimes de la catastrophe écologique. C’est à elles et eux que l’écosocialisme s’adresse en priorité.
Le plus grand défi à relever est à mon avis celui de la nécessité objective d’une décroissance de la consommation finale d’énergie, donc de la production, des transports et de la consommation, au niveau global et dans la justice sociale.
Il va de soi que cette décroissance n’est ni un mot d’ordre ni un projet de société. C’est une contrainte objective qui s’impose à la gauche du fait du maintien du capitalisme en tant que forme de développement spécifique de l’humanité – on devrait plutôt dire « forme de pourrissement spécifique ». Si on y réfléchit sous cet angle-là, on arrive assez vite à la conclusion que cette contrainte renforce en fait la nécessité, la légitimité et la cohérence d’un programme de transition radical, anticapitaliste, anticolonialiste, féministe et antiproductiviste. Ce programme doit évidemment aller jusqu’à la socialisation des secteurs de l’énergie et de la finance. Il doit aussi, pour être complet, inclure une perspective de conquête du pouvoir politique. Mais je me contenterai de quelques indications, en privilégiant des revendications les plus immédiates.
Les données de la science critique sont claires : rester sous un degré et demi de réchauffement en respectant le principe des responsabilités différenciées entre riches et pauvres (pas seulement entre Nord et Sud mais aussi au sein des sociétés du Nord et du Sud) implique que les riches diminuent leurs émissions par trente tandis que les pauvres les multiplient par trois. Les pauvres (au Sud, mais aussi au Nord) ont en effet besoin qu’une plus grande part de l’énergie globale serve à produire de quoi satisfaire leurs besoins légitimes : logement, alimentation, santé, éducation, eau propre, mobilité, etc. Plusieurs recherches ont montré que la décroissance nécessaire – la décroissance écosocialiste juste – est synonyme d’un degré d’égalité sans précédent depuis très longtemps dans la société humaine.
Le pour cent le plus riche est le grand responsable de la catastrophe, à la fois par sa place dans la production et par son mode de consommation. La satisfaction des besoins des classes populaires, au contraire, est assez économe en énergie et autres ressources. Il en découle que toute plus-value arrachée à la classe capitaliste et transférée aux classes populaires sous forme de salaire réduit mécaniquement les émissions de gaz à effet de serre. L’effet est encore plus significatif si l’augmentation de la part des classes populaires se fait par le truchement d’investissements collectifs, couplés par exemple à l’annulation des dettes. La décroissance nécessaire est donc un argument pour une très profonde redistribution de la richesse et pour une forte extension du système public.
Produire et transporter globalement moins implique de travailler substantiellement moins, sans perte de salaire. En même temps que des activités inutiles ou nuisibles sont à supprimer, les activités de soin aux personnes et de soin aux écosystèmes abimés nécessiteront plus de force de travail. Par ailleurs, les travailleurs et travailleuses dans tous les secteurs voudront réduire les rythmes de travail et disposer du temps nécessaire au contrôle et à la délibération collective. Sans oublier que les femmes imposeront légitimement une socialisation et une redistribution du travail domestique entre hommes et femmes. La maîtrise de ces mouvements en sens divers renforce la nécessité d’une planification démocratique de l’économie, un thème important de la gauche dans son combat contre l’idéologie individualiste néolibérale.
Je plaide pour que le thème écoféministe du « prendre soin » soit le fil rouge-vert unissant toutes les facettes du programme de la décroissance écosocialiste juste.
Je plaide pour que le thème écoféministe du « prendre soin » soit le fil rouge-vert unissant toutes les facettes du programme de la décroissance écosocialiste juste. Le « prendre soin » est important en particulier pour redéfinir les liens entre l’humanité et le reste de la nature. C’est ce thème en effet qui unit les revendications contre la déforestation, l’agrobusiness, la grande pêche, l’industrie de la viande, d’une part, et les revendications sur la santé humaine, la qualité de vie aux travail, les droits des peuples indigènes, d’autre part. Adopter ce fil rouge-vert implique aussi de reconnaître le rôle clé des femmes dans la lutte contre la catastrophe. Plusieurs enquêtes récentes ont mis en évidence l’évolution politique très différente des jeunes femmes et des jeunes hommes : vers la gauche pour les femmes, vers la droite pour les hommes. Domination de la nature et domination masculine sont deux phénomènes liés entre eux. L’alternative écosocialiste de la décroissance juste ne serait pas cohérente si elle ne donnait pas une place centrale aux revendications féministes contre les violences et pour le droit des femmes à contrôler elles-mêmes leur fertilité.
A travers les Rencontres écosocialistes, nous devrions être capables d’affiner nos revendications, mais aussi de collectiviser des expériences de luttes, et d’échanger sur les formes de lutte. L’auto-organisation démocratique des luttes fait partie intégrante du programme, et conditionne sa nature révolutionnaire.
On ne peut prévoir que la lutte.
De Buenos Aires à Mar-a-Lago, de Moscou à Tel Aviv, de Rome à Paris, le déni climatique et la « liberté » du renard dans le poulailler dessinent le nouveau visage du nihilisme fasciste au service du capitalisme fossile. Le péril est immense, mais le néofascisme est une carte dangereuse à jouer pour la classe dominante. Plus d’une fois dans l’histoire, il a amené des retours de flamme. Je ne céderai pas à la facilité de ressortir la citation fameuse de Gramsci sur l’optimisme et le pessimisme, tout le monde la connaît. J’ajouterai seulement ceci : face à la menace d’une nouvelle plongée dans la barbarie, nous n’avons tout simplement pas d’autre choix que l’espérance. Nous n’avons pas d’autre choix que de lutter pour un programme rouge et vert, un programme qui réponde aux besoins fondamentaux des classes populaires en jetant un pont vers la transformation révolutionnaire de la société. La difficulté est énorme, mais il n’y a pas d’autre voie. Il n’y a pas de fatalité à voir la catastrophe devenir cataclysme.
Homo sapiens produit sa propre existence sociale. « Produire » signifie « faire apparaître », « faire naître ». Les exploité·es, les opprimé·es uni·es peuvent « produire », « faire apparaître », « faire naître » une alternative lumineuse aux ténèbres. À chaque étape de la catastrophe grandissante, leurs luttes pour l’émancipation du travail peuvent ouvrir la voie vers un autre possible, digne de la nature humaine. On ne peut prévoir que la lutte. On ne peut que s’accrocher à l’espérance pour y puiser l’énergie nécessaire à la lutte.
Daniel Tanuro