« Plus que jamais dans l’histoire, l’humanité se trouve à la croisée des chemins. L’un mène au désespoir et au désespoir absolu. L’autre, à l’extinction totale. Prions pour avoir la sagesse de faire le bon choix » [1].
La révolution néolibérale des années 80 du siècle dernier a érigé la liberté de s’enrichir en vertu cardinale [2]. Ce faisant, elle a déchaîné la cupidité sur le monde et renversé cul par-dessus tête les équilibres sociétaux. L’égoïsme est devenu une qualité et l’inégalité un objectif légitime. Les démocrates, qu’ils soient conservateurs ou progressistes, portent une lourde responsabilité dans cette évolution. En faisant allégeance au dieu-marché, ils ont refusé d’écouter et de comprendre les angoisses et le mal-être grandissant de celles et ceux qui ne reconnaissent plus le monde, sont dépassés, déstabilisés, culpabilisés, privés d’espoir pour leurs enfants, souffrent d’injustices grandissantes. Ils ont jeté les peuples dans les bras de l’argent-roi et du consumérisme narcissique. Néolibéralisme et capitulation ont fait le lit de la montée des extrêmes droites, du mensonge institutionnalisé, des pouvoirs autoritaires et d’une ploutocratie universelle, totalitaire et favorisé, hélas, la complicité et l’adhésion d’une partie importante de la population [3]. La brutalité, la cruauté, la loi du plus fort et le mépris des lois sonnent la charge et s’installent .
Alors, désespoir ou extinction ?
La seule manière de s’en sortir est de résister [4] en s’informant pour comprendre et redonner à la démocratie ses lettres de noblesse, son attraction [5].
Résister, c’est oser dire non, à l’instar de grands noms (Churchill, de Gaulle, Gandhi, Mandela, Viel, Halimi …), mais aussi de tous celles et ceux qui, quotidiennement, humblement refusent d’abdiquer, prennent des risques, aident les autres, leur donnent un peu d’espoir, rendent le monde un peu meilleur.
Dire non, c’est redonner du goût à nos valeurs, ne plus nous assujettir, redevenir libre. C’est nous rappeler et revenir à quelques guides et principes simples, fruits de notre histoire depuis des millénaires. En voici un florilège.
Mais, avant tout, faisons une petite expérience. Prenez un crayon dans vos doigts, ouvrez -les et regardez au plafond pour voir si le crayon s’y trouve [6]. Vous pouvez recommencer l’expérience : quel que soit l’endroit de la terre où vous vous trouvez, le crayon n’est jamais collé au plafond. Le fondement du refus est l’abandon du terreau des idéologies pour celui de la réalité et d’en accepter la complexité.
Le florilège commence par le terreau de l’économie, très riche en dogmes. « It’s economy, stupid ! » est un slogan qui fait florès, mais … il est stupide. Remettons une fois pour toutes de l’ordre dans nos têtes : la finance est au service de l’économie et celle-ci au service de la société, et non l’inverse, comme on nous le fait croire depuis des dizaines d’années, une inversion qui nous a et nous mène droit à la catastrophe.
John Kenneth Galbraith [7] donne une définition qui met l’économie à sa place : « J’emprunterai la définition d’Alfred Marshall (…). Il disait que l’économie n’est rien d’autre que l’étude de l’humanité dans la conduite de sa vie quotidienne. J’ajouterai à cela l’étude du rôle des organisations, de la manière que les hommes ont de faire appel aux grandes entreprises, aux syndicats et aux gouvernements pour satisfaire leurs besoins économiques ; l’étude des buts poursuivis par ces organisations, dans la mesure où ils s’accordent ou s’opposent à l’intérêt général. Et enfin, la manière de faire prévaloir l’intérêt de la collectivité ».
Cette définition montre que l’économie est intégrée au fonctionnement du système sociétal et à son service, qu’il faut cerner les relations complexes entre tous les acteurs et leur poids. Elle nous permet d’abandonner le terrain des idéologies économiques pour celui de la réalité.
La mythologie économique est dévastatrice. Dénonçons en quelques champions :
- Le fanatisme de la croissance du PIB.
Kenneth E. Boulding [8] a écrit en 1966 : « Celui qui prétend qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste » ; confirmation par le « Halte à la croissance » du Club de Rome en 1972, puis par tous les travaux du GIEC et l’état actuel du climat.
Il n’est quand même pas difficile de comprendre les quelques règles suivantes. Pour se développer, tout organisme ou organisation a besoin de ressources. Notre système sociétal puise celles-ci dans la biosphère et y rejette ses déchets. Il faut donc leur laisser le temps, pour les unes, de se reconstituer et, pour les autres, de se dégrader. Extraire des ressources, ne se fait pas en en détruisant d’autres. Les ressources non durables disparaissent. Par conséquent, il faut mieux les utiliser et/ou les remplacer par des durables. L’application de ces principes aiderait à mettre progressivement fin au réchauffement climatique et à réconcilier environnement et vie sociétale. Elle se heurte cependant à un second mythe.
- Le marché autorégulateur ou la loi du marché.
« LE » marché et sa « LOI » n’existent tout simplement pas. Ils ne servent que de cache-sexe à la cupidité, à l’appétit de puissance et à la volonté de domination et empêchent la mise en œuvre des principes mentionnés ci-dessus en vertu de leur soi-disant non-rentabilité.
- La recherche du maximum de valeur pour l’actionnaire
C’est une autre manière de revêtir l’appât du gain de joyeuses couleurs. Elle masque complètement le fait qu’une entreprise appartient à un tissu sociétal dont elle tire des avantages, qu’elle refuse les responsabilités qui en découlent et qu’elle détourne ainsi des biens collectifs à son seul profit.
- La « légitimité » de l’optimisation fiscale.
Ce n’est qu’un prétexte pour échapper à ses obligations vis-à-vis de la société et renforcer ainsi les inégalités. Rappelons à ses thuriféraires : « Ceux qui donnent un goût amer au droit abattent la justice! » (Amos [9], 5,7, 8e siècle av. J.-C.) et « Il n’est pas très déraisonnable que les riches contribuent aux dépenses de l’État non seulement à proportion de leurs revenus, mais encore de quelque chose au delà de cette proportion» (Adam Smith [10]).
- La théorie du ruissellement
Elle voudrait que la richesse ruisselle des plus riches sur les plus pauvres à condition de ne pas embêter les premiers. Cette imbécillité n’a JAMAIS été vérifiée dans les faits et ne sert qu’à renforcer la fortune des riches, à accroître les inégalités et le déséquilibre des sociétés.
- La gauche possède aussi son grand mythe avec la propriété collective des moyens de production.
Elle signifie en réalité que le parti représentatif de la collectivité en devient bien vite le propriétaire et en fait ce qu’il veut tout en clamant, bien sûr, qu’il opère dans l’intérêt général. L’exemple de l’URSS, de son effondrement et de ses suites est éloquent [11].
- Le déficit de l’État [12].
Ce mythe est grandiose. Il s’accompagne de ces épouvantables cris d’orfraie répandant la terreur de l’abjecte faillite, l’exigence qu’il soit mis fin au déficit dans l’heure, que l’atroce dette soit remboursée et l’austérité instaurée (bien évidemment, qui l’eût cru, pour les services publics, l’éducation et les systèmes de santé et de sécurité sociale). Il n’échappera donc à personne que, quand l’État emprunte, le ministre des Finances prend sa petite pelle jaune, va dans le jardin du ministère et enterre profondément les billets reçus ! Si jamais il lui venait l’idée saugrenue de distribuer les sommes empruntées, les bénéficiaires prendraient à leur tout leurs petites pelles jaunes pour les enterrer et ainsi de suite … Les orfraies ont-elles réfléchi à la TVA sur les services et produits achetés, aux impôts sur les salaires perçus grâce à ces emprunts, aux richesses produites par les investissements qu’ils ont permis … ? En fait le déficit financier de l’État ne présente pas de danger. Mais deux conditions doivent impérativement être respectées. La première est que la société soit capable d’absorber l’investissement. Par exemple, il ne sert à rien d’emprunter pour octroyer une abondance de primes à la rénovation et l’isolation des bâtiments privés et publics s’il n’y a pas assez d’entreprises spécialisées dans ce domaine, si la main-d’œuvre compétente est manquante, les matériaux insuffisants … L’effet en serait inflationniste, car beaucoup de demandes et pas assez d’offres, d’où des prix qui s’envolent. La seconde est que l’investissement produise un mieux-être collectif, donc à l’exclusion de tout emprunt dicté par le clientélisme et/ou le prestige politique. En d’autres termes, toute dépense de l’État, qu’elle soit ou non financée par l’emprunt, doit être efficiente, c’est à dire, minimale avec un résultat optimal pour la collectivité.
Les déficits réels, ceux qui comptent vraiment et auxquels il faut s’attaquer d’urgence, concernent le social, les inégalités, la biosphère [13], l’éducation, la santé, le logement, la démocratie …
La définition de Galbraith parle aussi de l’intérêt général qui comprends la protection des biens communs, ceux qui n’appartiennent à personne, mais sont indispensables à tous, tels l’air, l’eau, les océans … Elinor Ostrom [14] a identifié huit règles pour la création et le maintien de ces biens [15] :
- des limites claires des ressources et des individus qui y ont accès
- des règles bien adaptées aux besoins et conditions locales et conformes à leurs objectifs.
- un système permettant à chacun de participer à la définition et à la modification des règles
- une gouvernance effective et redevable à la communauté : les appropriateurs ne peuvent plus faire ce qu’ils veulent
- Un système gradué de sanctions pour des appropriations de ressources qui violent les règles
- un système peu coûteux de résolution des conflits
- une autodétermination reconnue par les autorités extérieures
- Une organisation à plusieurs niveaux qui prend pour base les ressources communes.
Ces règles imposent une hiérarchie de normes à toutes les parties prenantes. Concernant un fleuve, par exemple, ce ne sont ni les communautés qui vivent à sa source, ni celles de l’aval qui définissent comment le bassin fluvial doit être géré, mais bien une coordination de tous les niveaux allant du local au global.
Le florilège se poursuit par le rappel de l’importance de la loi. Selon Lacordaire: « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». Nous sommes capables, individuellement et collectivement, du meilleur comme du pire et directement responsables de nos choix, même si notre degré de responsabilité peut varier. Dès l’aube des sociétés, il y eut des lois pour en régler la vie et protéger les membres. Ainsi, le Code d’Hammurabi (1755 av. J.-C.) visait à empêcher les forts de la société de s’attaquer aux faibles ou de les opprimer. La dette étant un moyen privilégié d’oppression, on trouve dans toute l’histoire de très nombreux exemples de systèmes et/ou de décisions d’annulation des dettes : par exemple l’Andurarum (annulation des dettes) en Mésopotamie, le Jubilé chez les juifs, instauré par Moïse, les édits des Pharaons en Égypte, la condamnation du prêt à intérêt … et, à l’heure actuelle, mentionnons le travail du CADTM.
Les lois doivent fondamentalement viser à protéger les plus faibles à combattre inégalités et injustices et à apaiser « le vivre ensemble ».
Un second principe en découle « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. ». Il est à l’opposé de l’égoïsme, raison pour laquelle sa mise en œuvre est devenue si compliquée.
Troisièmement il faut se pénétrer de l’impérieuse nécessité de la séparation des trois pouvoirs, l’exécutif, le législatif et le judiciaire, garante de l’équilibre des sociétés. Si un pouvoir en vient à dominer les autres, l’équilibre s’effondre, entraînant la chute des 4 libertés fondamentales [16]:
- la liberté d’expression
- la liberté de religion
- la liberté de vivre à l’abri du besoin
- la liberté de vivre à l’abri de la peur
Les illibéraux de tout poil, les adorateurs des exécutifs « forts », attaquent ces libertés et leurs supports institutionnels. Ayons le courage de sonner le tocsin haut et fort et provoquer leur déroute.
Une dernière chose qui va à contre-courant du discours climatosceptique, mais qu’il est essentiel de comprendre, est que la sauvegarde de la biosphère n’exige pas des sacrifices épouvantables. Elle n’en exige en fait qu’un seul: mettre fin à notre consumérisme narcissique. En nous regardant honnêtement dans le miroir, sommes-nous vraiment persuadés que la course à la mode pour la possession de telle ou telle voiture, smartphone, vêtements, équipements pour la maison, le sport ou un quelconque gadget, que l’adhésion tribale et béate aux oukases débiles d’influenceuses et influenceurs stipendiés sont seuls capables d’assurer notre place dans la société, de réaliser notre moi profond, d’être heureux ? La frénésie consumériste est une maladie qui se soigne en disant non aux manipulations de notre âme.
Dire non, c’est à la fois simple et compliqué ; simple, parce que les quelques principes et définitions rappelés ci-dessus sont faciles à comprendre, procèdent du bon sens et s’accrochent au monde réel. C’est aussi compliqué, car il faut oser se remettre en question et abandonner des idéologies et croyances qui nous ont façonnés, avec lesquelles nous nous sentons à l’aise, dans notre zone de confort. Cette citation de Voltaire peut finalement nous y aider. En remplaçant, mutatis mutandis, Dieu par l’un de ces mythes, croyances ou manipulations.
« Lorsqu’une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? Ce sont d’ordinaire les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains ; ils ressemblent à ce Vieux de la Montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait ».
Alain Tihon
Juillet 2025
[1] Woody Allen
[2] Voir « La main invisible », Alain Tihon, 2024 Le livre en papier et les articles précédents « La démocratie malade du Dieu Marché » et « La démocratie, le pire des systèmes »
[3] « Discours de la servitude volontaire », Étienne de La Boétie.
[4] « Résister », Salomé Saqué, Payot et Rivages (02/10/2024)
[5] Éditorial de Béatrice Delvaux, Le Soir, 05/07/2025.
[6] Si vous n’êtes pas sous l’influence d’extrait de crapaud, ni dans une fusée vers la lune, ni dans une station spatiale.
[7] Économiste américano-canadien. Il a été le conseiller économique de différents présidents des États-Unis : Franklin Delano Roosevelt, John Fitzgerald Kennedy et Lyndon B. Johnson. Il se situe parmi les keynésiens de gauche.
[8] Kenneth E. Boulding est né à Liverpool. Diplômé de l’Université d’Oxford, il devient citoyen américain en 1948. Il fonde un grand nombre de projets en économie et en sciences sociales, et devient président de l’American Economic Association.
[9] Prophète de l’Ancien Testament
[10] Philosophe et économiste écossais. C’est l’un des pères des sciences économiques modernes et du libéralisme économique (concept de « la main invisible »).
[11] « Les hommes de Poutine. Comment le KGB s’est emparé de la Russie avant de s’attaquer à l’Ouest », Catherine Belton, Talent Éditions 13/07/2022.
[12] « Le mythe du déficit », Stéphanie Kelton, LLL Les Liens qui Libèrent, 2021
[13] Englobant le réchauffement climatique l’environnement, la biodiversité, les océans, la production de déchets …
[14] Politologue et économiste américaine. En octobre 2009, elle est la première femme à recevoir le prix Nobel d’économie, avec Oliver Williamson, « pour son analyse de la gouvernance économique, et en particulier, des biens communs ».
[15] Extrait d’un article de Fabienne Orsi sur E. Ostrom
[16] F. D. Roosevelt, discours du 6 janvier 1942.
