2 septembre. Les images satellites sont saisissantes : le petit bateau, qui navigue au large des côtes vénézuéliennes mais hors de son espace maritime, est littéralement pulvérisé par une série de frappes provenant de navires militaires nord-américains sillonnant les mers à proximité. Bilan : onze morts.
15 septembre : une deuxième frappe vise un autre bateau, faisant trois morts. Dans les jours qui viennent, les frappes se poursuivent, coulant des navires similaires, avec un nombre de victimes non précisé. A chaque fois, la Maison-Blanche invoque la même rhétorique : ces petits bateaux interceptés au large des côtes vénézuéliennes seraient liés à des gangs actifs dans le trafic de drogues en provenance du Venezuela et à destination des États-Unis. Ils seraient captifs des gangs, à l’instar du « Tren de Aragua », le grand cartel de drogues vénézuélien présent jusque sur le sol étatsunien, et directement mentionné par Donald Trump au cours de plusieurs discours.
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Dans sa déclaration à la presse faisant directement suite à cet événement, Donald Trump annonce qu’il a lui-même supervisé l’opération du 2 septembre et que les frappes menées contre les « narcoterroristes » ont permis de détruire des cargaisons de drogue, notamment de fentanyl et de cocaïne, sans pourtant apporter la moindre preuve publique détaillée. Donald Trump affirme également que les frappes menées en mer des Caraïbes pourront laisser place, dans un futur proche, à des frappes terrestres. Dans le même temps, son secrétaire d’état aux affaires étrangères, Marco Rubio, accuse directement Nicolas Maduro d’être un narcotrafiquant à la tête d’un des plus importants cartels de drogue d’Amérique du Sud.
Ces frappes interviennent dans un contexte d’intensification des pressions mises en œuvre par l’administration Trump à l’égard du gouvernement vénézuélien. Elle débute avril 2025 par la mise en place d’un train de sanctions visant une série de haut responsables vénézuéliens. Sont concernés des haut-fonctionnaires de PDVSA, l’entreprise pétrolière nationale vénézuélienne, mais aussi de hauts dignitaires militaires et policiers dont la Maison-Blanche gèle les avoirs. Dans le même temps, le département du Trésor annonce que la récompense associée à la transmission d’informations pouvant mener à la capture du « narcotrafiquant » Nicolas Maduro atteint désormais 25 millions de dollars – un montant qui double quelques mois plus tard.
Le 24 mars 2025, un décret exécutif annonce quant à lui l’imposition d’un tarif douanier de 25% sur tous les biens importés aux États-Unis en provenance de pays qui importeraient du pétrole vénézuélien – qui constitue 79% des exportations du pays. Dans le même temps, le gouvernement de Donald Trump annule la licence autorisant notamment la compagnie américaine Chevron à exploiter et exporter du pétrole vénézuélien vers les États-Unis – pourtant bon marché en comparaison d’autres sources d’approvisionnement. Cette licence, concédée par son prédécesseur, avait pour fonction de pallier les effets du conflit ukrainien sur la fourniture de pétrole.
Finalement, à partir du 7 août 2025, la marine américaine est déployée en mer des Caraïbes. Les frappes militaires et les menaces d’intervention terrestre intervenues début septembre 2025 sont donc l’aboutissement d’un long processus, qui vise à faire du Venezuela un paria de la communauté internationale, au même titre que Cuba ou l’Iran.
Toute communication diplomatique entre l’administration de Trump et celle de Maduro est à présent rompue, au grand dam de ce dernier. Jusqu’à l’élection de Donald Trump, plusieurs leviers étaient activés de part et d’autres en faveur d’une normalisation politique, qui n’a jamais aboutie : accords portant sur la libération de prisonniers américains, octroi de licences pétrolières, permis de travail accordés à des ONG, garantie apportée par Maduro à l’égard de la droite vénézuélienne. Suite à l’accession au pouvoir de Donald Trump et la nomination de son secrétaire d’état Marco Rubio, violemment hostile à la gauche latino-américaine, ces leviers ont disparu.
Milices d’« auto-défense populaire » à Caracas
Ces tentatives de déstabilisation en rappellent d’autres. Le 11 avril 2002, un coup d’État menée par la droite vénézuélienne avec l’appui de l’administration de George W Bush renversait, pour quelques heures, le président Hugo Chávez. Arrêté par des membres de l’État-major vénézuélien à la suite de manifestations anti-gouvernementales – partiellement financées par des fonds américains qui transitaient via la National Endowment for Democracy (NED). Le chef du patronat vénézuélien, Pedro Carmona, en contact direct avec l’administration Bush, s’était alors autoproclamé président intérimaire et avait été immédiatement reconnu par les États-Unis. Leur intérêt dans l’affaire était évident : la nationalisation de l’industrie pétrolière amorcée par Hugo Chávez lésait directement les entreprises américaines. En moins de 48 heures, cependant, une contre-offensive populaire permettait à Chávez de revenir au pouvoir. La nationalisation était sauve, les Américains allaient demeurer persona non grata dans le secteur de l’or noir vénézuélien. Et les années fastes du « chavisme » – marquées par une réduction historique de la pauvreté – allaient commencer.
Vingt-trois ans plus tard, la configuration est autre. Ébranlé par une décennie de désastre économique, au cours duquel le PIB vénézuélien a été divisé par dix – malgré une embellie récente, consécutive à la hausse des cours post-pandémie –, le chavisme tente néanmoins de réactiver la dynamique anti-impérialiste qui avait permis à Hugo Chávez de demeurer au pouvoir. Les centaines de milliers de sympathisants descendus dans les rues de Caracas en 2002 pour exiger le retour du Comandante sont devenus un leitmotiv clef de l’épopée chaviste. Leur souvenir en tête, Nicolas Maduro a lancé un grand plan de « mobilisation populaire » dans les semaines qui ont suivi l’annonce du déploiement naval américain en mer des Caraïbes. Dès le 19 août, 4,5 millions de miliciens « d’auto-défense » sont mobilisés.
Ces dispositifs de « mobilisation populaire », axés sur la mobilisation de la population civile, ont été élaborés par Cuba durant la guerre froide, notamment au cours du débarquement avorté dit de la baie des Cochons (1961) avant d’être exportés à Caracas au cours des années 2000. Levier de contrôle pour le parti chaviste, ils se sont également convertis en réseaux clientélistes, permettant au pouvoir de drainer ses maigres ressources vers ses sympathisants.
« Guerre contre la drogue » et anti-impérialisme
Cette rhétorique de « guerre contre la drogue » est loin de constituer une nouveauté. Elle trouve son origine dans un discours du président républicain Richard Nixon, prononcé le 17 juin 1971, et faisant de la drogue « l’ennemi public numéro un », alors même que la Guerre froide bat son plein. Il s’agit à l’époque de combattre l’explosion d’un marché en plein essor – notamment celui du cannabis – accusé de menacer les valeurs « chrétiennes » et de nuire à la stabilité économique du pays.
Dans le sillage du discours de Nixon, la Drug Enforcement Agency (DEA, Agence Anti Drogue) est créée. Dans les années 1980 puis 1990, la « guerre contre la drogue » prend un tournant interventionniste, en particulier en Amérique latine, principal foyer d’exportation du cannabis, puis de la cocaïne depuis les Andes boliviennes et péruviennes. La Colombie, considérée comme le principal foyer de production et d’exportation de cocaïne, fait l’objet d’un ciblage particulier : ce sera le « Plan Colombie ». Il favorise la mise sous perfusion de l’armée colombienne qui doit désormais se dédier toute entière à l’éradication des cartels de Medellin et de Cali.
Cette « guerre contre la drogue » prend rapidement une autre tournure. En Colombie, comme au Pérou ou en Bolivie, elle est bientôt le prétexte d’une offensive menée par les États-Unis et la droite latino-américaine contre des organisations sociales et syndicales.
Le cas bolivien est particulièrement éclairant. Les années 1990 voient l’émergence dans le Chapare – l’une des principales régions productrices de feuille de coca, associée par les États-Unis à la cocaïne – d’un large mouvement paysan opposé à l’impérialisme américain, bientôt symbolisé par le leader syndical Evo Morales. Les cocaleros boliviens rejettent l’implantation de la « guerre contre la drogue » et réclament notamment le droit de cultiver la feuille de coca, dont la production se destine historiquement en Bolivie à un marché de consommation traditionnelle parfaitement légal. Ils réclament aussi la fin de la mainmise des Etats-Unis sur l’armée bolivienne, cette dernière étant largement acquise à leurs intérêts.
Les différents gouvernements de droite qui se succèdent en Bolivie mettent alors en place des mesures de répression et des campagnes d’éradication de nombreuses cultures traditionnelles de feuilles de coca. Plusieurs cocaleros meurent sous les balles de l’armée bolivienne, directement appuyée par la DEA. Ainsi, l’objectif initial de lutte contre le narcotrafic, se transforme bientôt sous couvert de « guerre contre la drogue » par un véritable programme de liquidation d’un mouvement paysan bolivien perçu à juste titre comme résolument anti-impérialiste.
La même logique se déploie en Colombie. Alors que le « Plan Colombie » se destine au départ à l’éradication des cartels de drogue de Medellin et de Cali, ses objectifs sont progressivement redéfinis par les gouvernements colombiens, avec l’assentiment des États-Unis. L’armée colombienne, mise sous perfusion économique par Washington, s’oriente rapidement vers l’éradication des guérillas aux discours « anti-impérialistes » aux prises avec l’État colombien, mais aussi de nombres d’organisations syndicales, sociales ou indigènes jugées complices des cartels de drogue, souvent sans fondement. De même, elle favorise l’apparition de groupes paramilitaires dans les campagnes du Magdalena Medio ou d’Antioquia, auteurs de nombreuses exactions à l’encontre des populations, et devenant eux aussi des acteurs centraux du circuit de la cocaïne. Progressivement, les acteurs de la « guerre contre la drogue » deviennent, avec les narcotrafiquants, les principaux responsables des atteintes aux droits de l’homme commis contre les populations civiles dans les années 1980 et 1990.
L’un des derniers bastions d’opposition aux États-Unis ?
Si le gouvernement de Nicolas Maduro se démarque, depuis son tournant autoritaire à la fin des années 2010, se démarque d’une gauche latino-américaine résolument progressiste et démocrate, le Venezuela demeure l’un des rares États latino-américains encore opposés à la politique étrangère américaine. Cette campagne massive de déstabilisation, qu’elle vise à un véritable « changement de régime » ou simplement à un affaiblissement de ce que les États-Unis perçoivent comme le pouvoir de nuisance du Venezuela au niveau régional, entend ainsi faire tomber l’un des derniers bastions de l’anti-impérialisme en Amérique latine.
Du reste, derrière la rhétorique actuelle des États-Unis se cache une politique anti-drogue incohérente. La principale route de la drogue à destination des États-Unis passe toujours par la Colombie puis par le Mexique, et non par les côtes vénézuéliennes. En termes de part dans la production mondiale de cocaïne, le Venezuela, qui ne figure même pas sur la liste des pays producteurs de substances narcotiques selon le Rapport mondial sur les drogues de l’ONU, fait bien pâle figure face à la Colombie, qui représente toujours 70% de la production mondiale de cocaïne, ou même face au Pérou et ses 20%, deux pays qui ne pâtissent pourtant pas des mêmes tentatives de déstabilisation. Le cas de l’Équateur est lui aussi particulièrement révélateur. Alors que la production et le trafic de cocaïne y ont explosé depuis la fin de la séquence progressiste entamée en 2006 par Rafael Correa et l’installation au pouvoir de Daniel Noboa à partir de 2024 – générant l’un des taux d’homicide les plus élevés d’Amérique latine : 47 pour 100 000 habitants en 2023 -, le gouvernement de droite néolibérale de Daniel Noboa fait toujours figure d’allié indiscutable pour les tenants nord-américains de la « guerre contre la drogue ». Une guerre qui fait rage depuis maintenant cinquante ans dans une Amérique latine toujours en lutte pour sa souveraineté.