Tous les samedis, « Le Soir » publie la chronique d’un ou plusieurs membres de Carta Academica. Carta Academica vient d’apprendre que le professeur palestinien Imad Barghouthi, à qui nous avons décerné un Academic Honoris Causa pour son combat pour la liberté, a été arrêté par l’armée israélienne dans les territoires occupés de Palestine. C’est l’occasion de se pencher sur la guerre qui a lieu en ce moment et de porter une réflexion sur les biais dans les discours de la plupart de nos dirigeants et une partie des médias.
Il s’appelle Imad Barghouthi. Il a 61 ans. Il est un professeur palestinien respecté d’astrophysique à l’Université Al-Quds en Palestine occupée. Il habite à Beit-Rima, près de Ramallah. Avant de devenir professeur à Al-Quds, il a travaillé pendant plusieurs années pour la Nasa, après avoir obtenu un doctorat à la Utah State University. Ce lundi, notre association Carta Academica a été avertie qu’Imad Barghouthi venait d’être arrêté en Palestine occupée par l’armée israélienne.
CROYEZ-VOUS QUE NOUS POUVONS VIVRE SANS VOUS ?
Vous ne pouvez lire cet article que parce que d’autres lecteurs se sont abonnés.
Vous aussi, soutenez une presse libre !
Abonnez-vous à www.pour.press
L’arrestation de Barghouthi en juillet 2020 avait suscité une campagne de protestation dans le monde scientifique visant à obtenir sa libération immédiate. Ce n’est finalement qu’en juin 2021 qu’il a été libéré, sans qu’aucune charge n’ait été retenue contre lui. Aujourd’hui, il est à nouveau en prison, pris en otage par l’armée israélienne comme tant d’autres.
Quand un otage ne vaut pas un autre otage
Depuis l’attaque meurtrière et sauvage du Hamas du 7 octobre, les hommes et femmes politiques du monde occidental et une bonne partie des médias se sont focalisés sur les 220 otages capturés par les soldats du Hamas. Et c’est une très bonne chose, car la prise d’otages civils doit être condamnée le plus fermement possible. Mais pas un mot n’est dit des otages qui ont été capturés par l’armée israélienne, dont Imad Barghouthi n’est qu’un exemple. Or, le 13 octobre, la Knesset (le parlement israélien) a considérablement élargi le champ d’application de la loi sur la détention administrative évoquée plus haut, avec un effet immédiat sur le nombre de Palestiniens pris en otage par l’armée israélienne. S’il faut en croire Al Jazeera, le nombre de prisonniers palestiniens détenus en Israël est passé de 5.200 juste avant le 7 octobre à près de 10.000 à l’heure d’écrire ces lignes.
La prise d’otages est totalement contraire au droit international. Il est donc curieux qu’elle ne soit condamnée que lorsque les otages sont capturés par des commandos du Hamas, que l’on qualifie à juste titre de terroristes, et non pas lorsqu’ils sont capturés par des raids de commandos de l’armée israélienne, opérés la nuit ou au petit matin, dans des villages palestiniens. Ces raids se sont multipliés ces derniers jours.
Le double discours
Depuis l’attaque meurtrière et sordide du Hamas le 7 octobre, on assiste à un véritable déferlement de mots guerriers de la part des dirigeants occidentaux et de la plupart des médias. Le mot « vengeance », ce mot horrible, a été utilisé à tour de bras par nos dirigeants. Et les mots ont toute leur importance. On met en opposition les « terroristes » du Hamas et les « soldats » israéliens. Nos dirigeants défilent à Tel Aviv pour aller apporter le soutien de nos pays à Netanyahou, sans nous demander notre avis, et en oubliant le terrorisme dont l’Etat israélien est coupable dans les territoires palestiniens occupés. Le moindre écart que se permettrait un homme ou une femme politique, ou un ou une journaliste, par rapport à cette ligne guerrière est immédiatement condamné. Même le secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, s’est fait attaquer par l’ambassadeur d’Israël au Conseil de sécurité, ce 25 octobre, après qu’il ait déclaré que les horribles attaques du Hamas du 7 octobre ne sont pas arrivées dans un vide. L’ambassadeur a exigé sa démission, en ajoutant : « Il est effrayant que le chef d’une organisation qui est née après l’Holocauste puisse tenir des propos aussi horribles. »
Les soutiens à la population palestinienne sont jugés suspects, et ont même été interdits en France et en Allemagne, mettant ainsi gravement en péril la liberté d’expression. Nos dirigeants fixent le discours, et il est dangereux de s’en écarter. Le seul discours valable est celui d’une solidarité totale avec Israël, victime d’une attaque sordide et totalement inexplicable, et qui a le droit – voire le devoir – de se venger. Certes, certains dirigeants européens nous disent avoir rappelé à Netanyahou qu’il doit respecter les lois de la guerre et les règles du droit international, mais ils savent bien que celui-ci n’a jamais respecté aucune règle du droit international.
Alors que ce qui se déroule sous nos yeux pourrait peut-être, un jour, être qualifié de génocide1, avec plus de 6.500 personnes tuées en ce 25 octobre, dont 2.700 enfants, et 40 % des logements de Gaza détruits ou endommagés selon Le Soir de ce 25 octobre, l’utilisation du mot génocide1 est stigmatisée, au point que même les soutiens du peuple palestinien ont peur de l’utiliser.
Dans un article publié ce 26 octobre dans le journal Haaretz de Tel-Aviv, le respecté journaliste israélien Gideon Levy explique avec effroi que la population israélienne, tétanisée par les massacres du 7 octobre, s’est rangée très largement derrière l’idée de détruire Gaza. Et la gauche a rejoint la droite sur cette position, se désole-t-il. Des images satellites, prises par la société américaine Maxar Technologies, montrent que des quartiers entiers de plusieurs villes de Gaza ont déjà été rasés sous un déluge de bombes. Face à ce désastre humanitaire en cours, Macron ose dire « la lutte doit être sans merci, mais pas sans règles » à un Premier ministre israélien qui n’écoutera que la première partie de sa phrase.
Devant ce matraquage qui est imposé par nos gouvernants, aussi bien aux médias qu’aux citoyens, il devient difficile de tenir un discours qui prendrait un peu de recul, qui relativiserait. Allons, j’ose. Comment ne pas être frappé du manque de cohérence de l’Union européenne, et en particulier de sa présidente, Madame von der Leyen, qui soutient à fond – et heureusement – la résistance ukrainienne à l’invasion russe mais qui n’a pas un mot pour condamner l’occupation de la Palestine par Israël ?
La stratégie de l’oubli
A côté des biais imposés par le double discours, ce qui triomphe depuis le 7 octobre, c’est la stratégie de l’oubli. Les attentats du 7 octobre sont sortis de nulle part, totalement inattendus, imprévisibles, une agression sans précédent qui demande, dès lors, une vengeance terrible, qui doit mettre fin une fois pour toutes aux crimes du Hamas. En focalisant toute l’attention sur les événements du 7 octobre, nos hommes et femmes politiques, avec le soutien de pas mal de médias, mais heureusement pas tous, ont permis de faire oublier le contexte : 56 ans d’occupation, seize ans d’emprisonnement pour les habitants de Gaza, l’installation de colons ultraradicalisés dans la Palestine occupée, les bombardements qui se sont succédé sur Gaza depuis des années lors de « guerres » précédentes, en 2008, 2012, 2014, 2021 et 2022.
Avant même que des milliers d’enfants ne tombent sous les bombes israéliennes à Gaza ces quinze derniers jours, 41 enfants avaient été tués depuis le début de l’année dans les territoires occupés, par l’armée israélienne ou par les colons sous le regard impassible de l’armée. Dans son rapport publié ce 24 octobre, Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations Unies pour les droits humains en Palestine, écrit que depuis 2008, 1.434 enfants palestiniens ont été tués et 32.175 ont été blessés, principalement par les forces d’occupation israéliennes.
Y aurait-il une lueur d’espoir ?
Depuis quelques jours, on assiste à un tournant, non pas encore (ou très peu) dans le monde politique, mais dans l’opinion publique. La manifestation imposante de soutien au peuple palestinien du dimanche 22 octobre à Bruxelles a surpris même les plus optimistes de ses organisateurs. Les citoyens commencent tout doucement à se rappeler que l’attaque du 7 octobre est précédée d’une longue histoire, faite de souffrances et de nombreux morts, aussi bien en Palestine qu’en Israël, comme l’a rappelé Antonio Guterres.
Pour que ce tournant se poursuive, il faut que les médias et les intellectuels fassent leur travail de rappel historique et de mise en perspective de la situation en Israël et en Palestine. Certains médias le font déjà, et en particulier Le Soir. Ceci implique un important travail sur le choix des mots. Il faut qu’on arrête de parler du « conflit israélo-palestinien », comme s’il s’agissait d’un conflit entre deux Etats dotés de moyens semblables sur le plan militaire et sur celui des soutiens internationaux. Il faut que nous fassions pression sur nos gouvernants pour que la communauté internationale se saisisse enfin du problème palestinien. Il faut empêcher que Macron se contente de dire « tout le monde sait que j’ai toujours été pour la solution des deux Etats » alors que depuis le début de son premier mandat, il n’a pas pris la moindre initiative pour mettre cette solution en œuvre.
Pour faire vivre cette lueur d’espoir, un des combats à mener est celui de la liberté d’expression des journalistes, des académiques, des citoyens qui s’expriment sur ce dossier. Cela demande qu’on les autorise à s’exprimer sans tabous, qu’on leur permette d’utiliser les mots justes, pour mettre fin aux biais qui vicient les discours que nous entendons pour le moment. Cela demande qu’on arrête d’interdire des manifestations de soutien à la Palestine. Cela demande enfin qu’on multiplie les occasions de dialogues entre personnes qui ont des opinions différentes sur Israël et la Palestine.
Michel Gevers, professeur émérite à l’UCLouvain
Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.1 Le génocide est défini en droit international comme un « crime commis dans l’intention de détruire, ou tout, ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Seul un jugement du droit international pourra décider si c’est bien le cas ici.