L’Europe se smicardise-t-elle ?

Note de l’IDD n°27, janvier 2024

En France, seul le SMIC (plus ou moins l’équivalent de notre RMMMG) est indexé légalement. Comme les autres salaires n’ont pas suivi au même rythme dans la période d’inflation soutenue, la part des salariés payés au salaire minimum est passée de 12% à plus de 17% entre 2021 et 2024, ce qu’on appelle la grande « smicardisation ». Au point que le nouveau premier ministre français a proposé, lors de son discours inaugural au parlement ([30-01-2024]), une « désmicardisation » du marché du travail.

D’autres aussi évoquent une évolution plus rapide du salaire minimum que celle du salaire moyen. Par exemple, l’économiste portugais José Reis, professeur à l’université de Coimbra, estime que « La situation du marché du travail (portugais) est mauvaise, avec une spécialisation économique sur des secteurs peu productifs. Et la priorité a été donnée, ces dernières années, à l’augmentation du salaire minimum [957 euros par mois au 1er semestre 2024], qui se rapproche du salaire moyen (…) » [1]

Eurostat publie tous les ans une analyse sur ces questions en quatre points :
• Variations des salaires minima nationaux
• Salaires minimaux exprimés en normes de pouvoir d’achat
• Niveaux de salaire minimum par rapport au salaire brut médian
• Proportion des salariés du salaire minimum régulièrement des statistiques et informations sur le salaire minimum.

La plus récente date de janvier 2024. A l’exception des salaire minima, pour lesquels on dispose des informations jusqu’en janvier 2024, les autres informations ne permettent pas, sauf pour l’un ou l’autre pays, de capter d’éventuels changements récents dans les tendances ou les niveaux relatifs.

Au vu de l’intérêt souvent porté à la question du niveau et de l’évolution relative du salaire minimum, cette note vise à actualiser les informations pour 2023 tout en revisitant la question du salaire de référence pour la comparaison.

On doit constater que les salaires, un peu partout en Europe, sont de plus en plus complétés (remplacés pour partie ?) par des formes de rémunération dites alternatives (aux salaires proprement dits), par exemple les dispositifs de partage de la valeur en France, les Lohnnebenleistungen ou Sachleistungen en Allemagne [2] ou encore les 24 formes de rémunérations alternatives listées par un cabinet de conseil pour la Belgique.

Or, on peut penser que cette part croissante de rémunérations alternatives n’est pas nécessairement bien prise en compte par les salaires moyens classiquement utilisés comme référence pour mesurer l’évolution relative des salaires minimums.

C’est pourquoi cette note compare l’évolution des salaire minimum avec la progression estimée des salaires tout compris ; ces salaires sont dérivés de la masse salariale donnée par la comptabilité nationale (poste D.11) qui, en principe, reprend toutes les formes de rémunérations.

Il s’agit en fait, par prudence statistique, de la moyenne simple de deux indicateurs :
• le premier consiste à affiner le Salaire moyen exprimé en équivalents temps plein tel que proposé par Eurostat (voir les explications méthodologiques ici), de manière à rapprocher cet indicateur d’un salaire moyen absolu [3] ;
• le second consiste à calculer un salaire moyen en multipliant le salaire horaire par le temps de travail habituel d’un salarié à temps plein, le salaire horaire est lui obtenu en divisant la masse salariale par le nombre d’heures de travail.

Mais, malgré tout, on a préféré comparer les évolutions respectives plutôt que, comme il est souvent pratiqué, de diviser le salaire minimum par le salaire moyen ; les évolutions relatives me semblent, malgré les précautions méthodologiques, plus sûres que les niveaux.

Notes méthodologiques :
• pour des raisons de disponibilité statistique, la période d’analyse démarre en 2008
• on a bien conscience que la masse salariale estimée par la comptabilité nationale mélange beaucoup de types de revenus et de statuts (par exemple, en Belgique, les flexi-jobs et les étudiant jobistes côtoient les salariés « normaux »)
• la partie la plus fragile pour estimer le second indicateur est le nombre d’heures de travail habituellement prestées par un salarié à temps plein ; en effet, d’une part cet indicateur ne correspond pas nécessairement à un temps plein conventionnel (38 heures/semaine en Belgique, 35 en France, etc.) et, d’autre part, la méthodologie de l’Enquête sur les forces de travail a été modifiée sur la période considérée ; mais les variations de moyen terme semblent limitées
• il n’y a pas de données pour l’Autriche, Chypre, le Danemark, la Finlande, l’Italie et la Suède ; les données disponibles le sont donc pour 21 pays sur les 27 pays de l’UE
• les données utilisées ici n’ont pas nécessairement la précision des données plus classiques mais les tendances semblent bien captées et, surtout, elles permettent une actualisation des évolutions.

Le tableau ci-après détaille les évolutions de l’indicateur salaire moyen de référence depuis 2008. Les deux indices sous-jacents sont donnés en annexe [4] (on peut constater que ces deux indices présentent des profils et évolutions proches, ce qui est plutôt rassurant).

Évolutions des salaires moyens pour un équivalent temps plein – en € – indices 2008=100

Le tableau suivant donne l’évolution des salaires minimum [5] sur la même période.

Salaires minimum – moyennes annuelles – en €

NB : Au vu de la hausse importante du salaire minimum en Croatie en 2008, on a considéré la valeur du second semestre.

À partir de ces deux tableaux (salaire moyen et salaire minimum), on peut mesurer l’évolution relative du salaire minimum. Attention : l’Allemagne n’ayant établi un salaire minimum légal qu’en 2015, on a rétropolé les données pour la période 2008-2015 en supposant que l’évolution en Allemagne aurait été semblable à la moyenne simple de celles constatées en Belgique et aux Pays- Bas. Les résultats sont présentés dans le tableau ci-dessous ; les pays ont été classés de manière décroissante en fonction du niveau de l’indice en 2023.

NB : Les résultats se lisent ainsi :
• quand un indicateur est supérieur à 100 cela signifie que le salaire minimum a augmenté plus vite que le salaire moyen depuis 2008
• quand un indicateur est supérieur/inférieur à celui observé à une autre date = le salaire minimum a augmenté plus vite/moins vite que le salaire moyen par rapport à cette autre date.

Évolutions relatives du salaire minimum – 2008=100

Voici quelques commentaires :
• Rappelons d’abord qu’il faut rester prudent pour lire les résultats : la base statistique est correcte mais pas parfaite.
• Dans 15 pays (Roumanie, Hongrie, Slovaquie, Espagne, Pologne, Croatie, Slovénie, Lettonie, Portugal, Grèce, Lituanie, Tchéquie, Estonie, Allemagne et Pays-Bas) sur 21, le salaire

minimum a, entre 2008 et 2023, évolué plus vite que le salaire moyen pour un équivalent temps plein. Dans les 6 autres pays, l’indice se situe en 2023 à un niveau proche de 100 (Irlande, Belgique, France et Bulgarie) ou inférieur à 100 (Luxembourg et Malte, pour lequel la baisse relative est particulièrement marquée). Attention : le niveau de l’indice en 2023 n’est pas nécessairement le maximum observé au cours de la période 2008-2023 ; en fait, le maximum est observé en 2023 seulement pour le Portugal, la Grèce, l’Allemagne et les Pays- Bas.
• Les écarts dans les évolutions sont importants, les indices s’étalant en 2023 de 73,4 (Malte) à 174,9 (Roumanie).
• Les évolutions de notre indicateur rejoignent en gros les glissements dans le rapport entre le salaire minimum et le salaire moyen tels que calculés par Eurostat (voir tableau ci-après).

Salaire minimum mensuel en proportion du salaire mensuel brut moyen Salaire de référence = Salaire moyen pour l’industrie et les services marchands

• Dans beaucoup de pays on observe une relative stabilité de l’indicateur depuis 2019. Les fluctuations des indicateurs, à la hausse ou à la baisse, sont néanmoins nombreuses au cours de la période 2008-2023 :
◦ Une partie de l’explication réside dans le caractère politique de l’évolution du salaire minimum, le politique étant parfois amené à décider d’une hausse significative à un moment donné puis attend une prochaine pression socio-politique pour augmenter à nouveau le salaire minimum. C’est ainsi, par exemple, que le salaire minimum n’a pas bougé pendant les deux années qui ont suivi son introduction en Allemagne. On peut voir l’impact de certaines améliorations importantes (par exemple en Espagne en 2019 – augmentation de 22% du salaire minimum – ou, dans une moindre mesure, en Belgique en 2022), qui sont le résultat de décisions politiques. On notera que la Grèce est le seul pays a avoir baissé le salaire minimum nominal au cours de la période considérée.
◦ Il ne faut pas oublier qu’une partie des fluctuations de l’indicateur dépend bien évidemment des évolutions du salaire moyen, elles-mêmes dépendantes des fluctuations conjoncturelles et des résultats des négociations salariales.
• On pourrait être surpris des relatives piètres « performances » dans trois pays connus pour leur « bon » modèle social (Belgique, Pays-Bas et Luxembourg) ; l’explication pourrait être que le salaire minimum est à un niveau (relativement) important depuis longtemps.
• L’impact d’une évolution relativement plus rapide du salaire minimum sur le pourcentage de personnes payées au salaire minimum (ou à un niveau proche) dépend bien sûr de l’écart de croissance salaire minimum / salaire moyen mais aussi du pourcentage de personnes qui, au départ, ont un salaire égal ou proche au salaire minimum. Il n’y a pas de données récentes à cet égard disponibles via Eurostat ; le tableau ci-après donne les pourcentages de 2018.

Proportion de salariés dont le salaire est inférieur à 105% du salaire minimum – 2018

• Enfin, les calculs de l’IDD confirment une évolution plus rapide du salaire minimum au cours des années récentes pour la France et le Portugal mais peut-être pas de l’ampleur qui semble ressortir des déclarations reprises en première page et qui sont à l’origine de cette note. L’explication probable est l’utilisation de méthodologies différentes.

Alors, L’Europe se smicardise-t-elle ? Difficile de répondre sur base des informations disponibles à ce jour. Mais il est clair que, dans beaucoup de pays, l’indice d’évolution du salaire minimum garanti se situe, au cours des dernières années, à des niveaux historiquement plutôt élevés. Encore faudra-t-il voir quel est l’impact de cette évolution sur la proportion de travailleurs payés au salaire minimum et comment le salaire minimum va évoluer dans les années à venir.

Philippe Defeyt


Annexes

Évolutions des salaires moyens pour un ETP – en € – indices 2008=100 Indicateur n°1 : salaires moyens calculés par Eurostat corrigés pour l’écart entre les heures habituelles et les heures effectives

Évolutions des salaires moyens pour un ETP – en € – indices 2008=100 Indicateur n°2 : salaires moyens calculés à partir des salaires horaires moyens et du temps de travail habituel pour un temps plein

Source : Eurostat – Calculs et estimations : IDD


P. Defeyt, « L’Europe se smicardise-t-elle ? », IDD n°27, 19 janvier 2024.
Source : Econosphères

NOTES

[1Le Monde 10-03-2024.

[2« Voici des exemples de prestations supplémentaires facultatives (en Allemagne) : crèche d’entreprise (Betriebskindergarten), indemnités de déplacement (Fahrtkostenzuschuss), téléphone portable d’entreprise (Firmenhandy), voiture de société (Firmenwagen), bons d’achat pour les courses, les repas et l’essence (Gutscheine), garde d’enfants (Kinderbetreuung), comptes de temps de travail à vie (Lebensarbeitszeitkonto), assurances de personnes (Personenversicherungen), offres de sport, de loisirs et de santé (Sport-, Freizeit- und Gesundheitsangebote), formations continues (Weiterbildung), congés supplémentaires (Zusatzurlaub) et assurances complémentaires (Zusatzversicherungen). » Source : ici

[3Pour se faire on tient compte de l’écart le plus souvent orienté à la hausse entre les heures habituelles et les heures effectives.

[4Le détail des calculs est disponible sur simple demande à l’adresse philippe.defeyt@skynet.be

[5Il s’agit des moyennes annuelles d’observations faites au début de chaque semestre.