Lettre ouverte au service médiation de la RTBF

Amid Faljaoui enchaîne quotidiennement ses affirmations pétries d’idéologie
Madame, Monsieur,

Trois minutes par jour, multipliées par le nombre de diffusions sur les différentes chaînes de la RTBF, additionnées des vues sur la plateforme Auvio: c’est la couverture accordée au seul chroniqueur économique sur les ondes publiques francophones. Amid Faljaoui enchaîne quotidiennement ses affirmations pétries d’idéologie, il répète ce qu’il entend dans les salons ou ce qui se raconte dans le journal néolibéral qu’il dirige (Trends-Tendance). Pourtant, il suffit de se pencher un tant soit peu sur la production de savoir universitaire dans les champs économique, géographique, sociologique, politique et tant d’autres pour réaliser le gouffre qui sépare les âneries dogmatiques répétées chaque jour dans cette chronique de la réalité des situations qu’elle prétend analyser.

Une partie de plus en plus importante de la populace se rebiffe. Et sûrement s’est-il dit : il est temps de remettre de l’ordre dans tout ça
Ce lundi 21 février a été un bon cru dans son genre. Une chronique sur le logement. Intéressant: une majorité d’habitant.e.s de ce pays fait l’expérience quotidienne de la crise du logement abordable. A Bruxelles et dans d’autres villes belges, les loyers n’en finissent pas de monter (la presse généraliste – dont la RTBF – en fait un rapport très régulier), les expulsions et le mal-logement s’aggravent.(1), les grands projets immobiliers produisent des logements impayables et contribuent à la flambée des prix(2), l’endettement de la population augmente(3), l’insalubrité des logements atteint des proportions délirantes(4), 7 mois après la catastrophe des inondations en Wallonie des centaines de ménages sont encore mal-logés ou pas-logés-du-tout, tout cela sur fond d’attaques répétées de la part des syndicats de propriétaires et de ceux qui les défendent comme en atteste la décision du gouvernement bruxellois d’indexer les loyers de 6%… On pourrait continuer tant le problème est grave. Alors au milieu de tout cela, effectivement, Monsieur Faljaoui a dû sentir qu’il se passait quelque chose du côté du logement. Peut-être même qu’il a senti que la contestation monte et qu’une partie de plus en plus importante de la populace se rebiffe. Et sûrement s’est-il dit : il est temps de remettre de l’ordre dans tout ça.

La RTBF, entant que média de service public, remplit trois missions : informer de façon pluraliste et indépendante, divertir par la promotion de la culture et éduquer par le décryptage du monde qui nous entoure. C’est un engagement quotidien qui participe à la démocratie. <span class="su-quote-cite"> B. Erkes, Président du Conseil d’Administration de la RTBF. </span>
Les gens ont besoin que les loyers baissent, alors que les investisseurs-propriétaires-bailleurs souhaitent que les loyers montent.
Dans sa chronique, il commence donc par nous expliquer qu’il y a un énorme fossé entre la réalité et le discours médiatique et donc ça suffit: il va rectifier le tir. Et donc voici la vérité livrée par ce chroniqueur: “le problème du logement est un faux problème, il suffirait de construire un peu plus et on verrait les prix baisser“. C’est ce que répètent promoteurs, grands propriétaires et gouvernements successifs. Alors, n’en déplaise à Monsieur Faljaoui, cette politique est menée dans de nombreuses villes, depuis des années, notamment à Bruxelles. Chaque année, près de 4.000 logements sont produits dans la capitale belge, ce qui dépasse l’augmentation de la population de plusieurs centaines de logements au moins. À l’échelle de la Belgique, même la banque Belfius a établi que “de 1995 à 2021, le nombre de logements a progressé de 27% à 5,6 millions (en 2021) alors que le nombre de ménages passait de 4,12 millions à 5 millions.” Ça veut dire que, selon ces chiffres, 1,2 millions de logements ont été construits en 16 ans pendant que la population augmentait de moins de 0,9 million. Et devinez quoi ? Les prix montent comme jamais. Ah. Zut… Ça ne marche pas. Le constat est le même dans de nombreuses villes européennes. La raison en est relativement simple: les logements produits ne sont pas des logements sociaux, ce ne sont pas des logements construits pour répondre à la crise du logement abordable, ce ne sont pas des logements construits pour loger des gens selon leurs besoins et leurs moyens: ce sont des logements privés construits pour faire de l’argent, tout simplement, et ça fait une grande différence. Parce que les gens ont besoin que les loyers baissent, alors que les investisseurs-propriétaires-bailleurs souhaitent que les loyers montent.

Alors merci à monsieur Faljaoui pour son avis et ses conseils, mais ils sont bidons.
Par ailleurs, il y a tellement de capital accumulé qui cherche des débouchés et il y a tellement d’incertitudes sur les marchés que la demande d’investissement dans l’immobilier est immense, alors, du point de vue de ceux qui ont de l’argent à investir, ce n’est même pas si grave si ces logements sont dans un premier temps inoccupés. La production de logement sur un marché privé répond à ce type de demande aussi et, en ce moment, c’est surtout à cette demande d’investissement qu’elle répond, pas aux besoins de la population(5). Sans mécanisme de contention des prix (du foncier, des loyers), ceux-ci ne peuvent que monter. Alors merci à monsieur Faljaoui pour son avis et ses conseils, mais ils sont bidons.

Il y a quelques semaines déjà j’ai failli vous écrire, suite à une chronique sur les milliardaires. L’avez-vous seulement écoutée ? Elle est à vomir. Monsieur Faljaoui nous y explique que les milliardaires paient des impôts, alors faut pas pousser. Il n’était pas loin de nous expliquer qu’ils font le bien de l’humanité. Et au passage, il a envoyé sa dose de mépris pour les organisations qui mettent la lumière sur les phénomènes d’accaparement de richesses. Vive la radio publique et ses nuances, son travail d’information éclairé…

Et on pourrait aligner les exemples. Je n’en reprendrai qu’un dernier: la chronique intitulée “La crise n’empêche pas de gros profits pour certains…” qui nous détaille les trois options à la disposition des grandes entreprises pour calmer les associations et les usagers en colère: elles peuvent faire des petits chèques cadeaux aux usagers, d’autres aux employés, un peu de communication, et le tour est joué. Tout le monde est content, nous explique-t-on.

Comment se fait-il que la radio publique laisse une personne défendre aussi ostensiblement les intérêts de sa propre classe sociale en les faisant passer pour l’intérêt général
Comment se fait-il que la RTBF laisse un chroniqueur aussi mauvais exposer ainsi, à heure de grande écoute et quotidiennement, depuis des années, autant de stupidités et de paroles dogmatiques ? Comment se fait-il que la radio publique laisse une personne défendre aussi ostensiblement les intérêts de sa propre classe sociale en les faisant passer pour l’intérêt général, en se faisant passer pour un éducateur du peuple, et en essayant d’endormir les questionnements et la colère montante et légitime de plus en plus d’auditeurs et auditrices sur le marché du logement, sur les capitaux accumulés des milliardaires, sur les profits et le pouvoir des multinationales et tant d’autres choses ? Au-delà de cette chronique économique, comment se fait-il que les références de la RTBF en matières économiques soient si pauvres et dépassent rarement les de Calattay, Colmant ou autres financiers en exercice ? Comment se fait-il enfin que la RTBF, média public et de référence en Belgique francophone, laisse cette véritable propagande dominer ses ondes, alors qu’elle prétend offrir “une information de service public (…) une information large, qui se veut neutre, pluraliste, fiable et crédible” ?

Il me semble donc urgent de repenser le traitement des questions économiques à la RTBF, à commencer par la Chronique économique quotidienne
Quelques propositions pour finir:

  • Imposer que les prises de parole expertes soient situées. De quel point de vue parlent les économistes qui sont convoqués ? Quels sont leurs fonctions (et pas seulement leur rôle d’enseignant à l’université, mais aussi leurs fonctions dans les banques et autres entreprises financières / commerciales) ?
  • Diversifier les sources. La Belgique est riche de multiples universités, instituts de recherche publics, associations d’éducation permanente, institutions publiques ou non-marchandes et d’autres encore dans lesquelles des professionnel.le.s qualifié.e.s s’expriment et savent parler d’économie. L’économie est une science sociale qu’il est possible d’aborder de multiples façons. Et accessoirement, il n’y a pas que des hommes à interroger.

Au regard de ce qui précède, il me semble donc urgent de repenser le traitement des questions économiques à la RTBF, à commencer par la Chronique économique quotidienne.

Aline Fares* – Bruxelles, 26 février 2022

* Aline Fares est l’autrice des Chroniques d’une ex-banquière ; locataire et militante pour le droit au logement à Bruxelles.

  1. voir par exemple le rapport de l’Observatoire bruxellois de la santé et du social sur l’état de la pauvreté à Bruxelles
  2. voir entre autres le travail  d’Inter Environnement Bruxelles sur la promotion immobilière et les contributions des chercheur.euse.s de l’IGEAT-ULB
  3. voir les rapports annuels de la Centrale des crédits aux particuliers
  4. voir les publications du RBDH, du RWDH, du RWLP, de Habitat et Participation, entre autres
  5. le chercheur Manuel Aalbers et bien d’autres à sa suite ont publié de nombreux travaux éclairants sur la financiarisation du logement