par Omar Aktoud
(Ci-dessous : Lettre de Abdenour Dzanouni au professeur Omar Aktouf)
Chers compatriotes, chère Algérie
J’écris ce texte suite à une récente énième demande d’interview de ma part sur l’état des choses en Algérie, à laquelle, comme les précédentes, je ne veux plus répondre. J’écris ce «chant du cygne» pour informer que j’ai décidé de ne plus me prononcer sur ce qui se passe en Algérie, ni donner suite à aucune sollicitation de ce genre venant d’Algérie. C’est là une décision prise quelque temps après ma participation au débat CNES – experts –gouvernement il y a un an, le 22 septembre 2015. Cela est motivé surtout par le fait que j’ai l’impression, après un certain Simon Bolivar, de sans cesse «labourer la mer».
C’est ce que fait penser le sort réservé à tant d’analyses, tant d’efforts de ma part depuis des années pour décortiquer, passer à la loupe actualités nationales et mondiales, mobiliser théories et exemples, tenter de comprendre et élucider, proposer pistes et solutions… systématiquement ignorées. Ni suites ni débats. Sauf lorsque j’ai fait toucher du doigt l’ineptie de certaines «grandes théories US» mises de l’avant par certains de nos «experts» dument adoubé par le Grand Occident et adoptés par nos «élites».
L’unique fois où mes propos ont conduit à débats, cela a été bien plus pour me soumettre à lynchage en règle, que pour faire avancer quoi que ce soit.
Je suis découragé de voir mon propre pays me traiter avec un tel dédain, tandis que presque partout ailleurs, de la Tunisie au Brésil, en passant par le Maroc, France, Allemagne, Colombie, Mexique, Pérou, Équateur… je suis sollicité, invité, écouté, respecté. Je suis las de continuer à tenter de donner à mon pays pour ne recevoir en retour qu’indifférence – sinon mépris- ce que d’autres sollicitent, reconnaissent et apprécient. Je suis las de voir notre peuple maintenu au niveau de préoccupations tellement basiques qu’il ne songe même pas à lever la tête ou la voix ou le ton.
Je suis las de ne le voir prêter aucune attention aux cris que -avec d’autres- je lance inlassablement. Je suis las de voir notre pouvoir et ses commensaux faire la sourde oreille et «laisser braire» l’idiot utile qu’il me semble être devenu.
Je suis las de voir fleurir au grand jour, au nez et à la barbe d’un peuple spolié jusqu’à l’os, une nauséabonde complicité entre milieux d’affaires, milieux véreux du pouvoir, et certains milieux dits intellectuels, y compris de la diaspora. Je n’en voudrais comme exemples édifiants que le si opportun soutien du FCE au «quatrième mandat».
Ou encore les révélations du journal français Le Monde (26 juillet 2016) sur les sordides dessous –passe-droits, grosmonopoles protégés… de l’édification du plus énorme de nos groupes industriels, que tant d’«experts», «journalistes» et «analystes-intellectuels» vantent comme le plus louable fleuron algérien de «l’initiative privée», du «leadership entrepreneurial», de la «liberté d’entreprendre» et de la «saine concurrence» ! Je suis las de tant d’hypocrisies élevées au rang de magistrales leçons managériales-économiques, las de voir glisser comme eau sur plumes de canard les gravissimes révélations des Panama Papers, dévoilant pourtant à quel point nos «élites» politiques et économiques (petite pointe de la pointe visible de l’iceberg ?) se gavent en toute quiétude des fruits de notre pétrole.
Je suis las de faire analyses sur analyses, interviews après interviews, publications après publications, conférences après conférences, pour n’en voir ressortir que… rien ! Pourtant, ce ne sont pas de mes prédictions et avertissements ultérieurement confirmés par les faits qui manquent, à commencer par la «décennie noire» (dans Algérie entre l’exil et la curée) et les dégâts de la mondialisation néolibérale (dans La Stratégie de l’autruche).
Il semble qu’un peu tout le monde en notre pays s’accommode de la situation. Résignés, repus, tirant leur épingle du jeu, ou soumis. Mon impression est que peuple, pouvoir, élites, oppositions… ne désirent ni voir ni entendre, ni écouter. Tout le monde cède devant les sirènes de la libre entreprise et du néolibéralisme qui ont infiniment plus de porte-voix que je ne puisse en rêver. À commencer par les paraboles.
Le Goliath algérien qui se dresse devant le David que je suis est devenu titanesque. Je baisse les bras et range mes lance-pierres.
Pourtant, je voudrais tenter une ultime argumentation quant au caractère absolument létal des théories économiques-managériales dominantes : néoclassique et néolibérale. Ce qui dépasse largement, mais inclut, le cas algérien. Ceci sera mon testament et mon chant du cygne quant à mes contributions à l’analyse de ce que devient ou deviendra notre pays.
Cet argument (détails et démonstrations dans La Stratégie de l’autruche) que je devais soulever lors du «débat-CNES» de septembre 2015 (mais que j’ai remisé pour raison de temps et d’aléas techniques) tient essentiellement en l’usage d’éclairages de sciences fondamentales pour comprendre pourquoi le couple économie-management dominant (à la US) ne tient pas (euphémisme) ses promesses de prospérité pour tous.
Sortant, suivant le légendaire conseil d’Einstein, du raisonnement économique pour comprendre pourquoi il y a des problèmes économiques. Et appliquant des éclairages venant de la biologie, de la biophysique et de la thermodynamique, il devient aisé de réaliser que le pivot de la logique économique dominante est irréaliste et destructeur (ce qui dure depuis près de deux siècles, dès l’avènement de la pensée néoclassique) : le principe de croissance infinie, appuyé sur celui du marché autorégulé.
Partons du constat scientifique fondamental que tout n’est, in fine, qu’énergie : matière, travail, carburant, électricité, machinerie… Et même argent et capital – ces derniers n’étant que «du travail cristallisé» sous forme monétisée : nulle unité monétaire ne saurait «circuler» sans avoir été, d’abord, la rémunération d’un travail quelconque, effectué quelque part.
Le travail étant de l’énergie, l’équivalence argent-capital-énergie est évidente (le raisonnement est tout aussi valable pour l’argent produit par l’usure, l’intérêt : voir livre cité plus haut). Il devient donc légitime de se poser la question de savoir d’où provient la quantité d’énergie dénommée «profits» (en tant que quantité monétaire qui n’est, à la base, que portion du paiement du «travail global» à l’origine de ladite valeur ajoutée, qui est à l’origine dudit profit…).
Quelques connaissances en physique et en thermodynamique nous font vite réaliser que nous ne savons faire qu’une chose et une seule avec l’énergie : l’extraire et la détruire ! Irréversiblement. Nul ne sait fabriquer, ni créer, nulle énergie : in fine, puisque tout est énergie, non seulement nous ne créons absolument rien (nous transformons, ce qui est d’abord destruction) mais nous dégradons toujours plus en rapport de ce que nous prétendons créer.
Prenons un exemple simpliste : le boucher qui transforme des bovins en biftecks et les vend avec «valeur ajoutée», crée-t-il ses profits ? (on peut aussi bien prendre comme exemples le bûcheron avec les arbres, ou la pétrolière avec le pétrole…). Si le boucher créait le profit qu’il réalise avec des biftecks, cela voudrait dire qu’il crée la viande. Puisque c’est avec de la viande qu’il gagne de l’argent. Ces biftecks et cette viande ne sont pourtant que destruction de vaches transformées en biftecks, alors que nul boucher ne sait fabriquer une vache.
C’est la destruction systématique et irréversible (on ne peut refaire une vache à partir des biftecks) de vaches qui fait les profits. On sait par ailleurs que nulle source d’énergie ne peut être utilisée à 100%… il y a donc, dans toute transformation, plus de pertes que de dits gains, en termes bio-physico-écologiques nets.
Les «profits» du boucher, c’est la destruction de la vache additionnée aux déchets de la même vache jamais utilisés, additionnés aux innombrables autres énergies qui ont été utilisées depuis l’élevage de l’animal jusqu’à son étalage sur un comptoir à steaks. Il y a en fait, du point de vue des sciences de la vie et de l’univers, à l’inverse de ce que prétendent les «sciences» économiques et managériales, toujours plus de pertes que de gains. C’est ce qu’on dénomme «boucles de rétroactions positives» : l’inverse des boucles de «rétroactions négatives» qui régissent la vie, la nature et l’univers, et qui ne sont que constants fragiles équilibres homéostatiques.
En bref, cela veut dire que notre monde marche sur sa tête depuis pas loin de deux siècles en admettant l’idée folle que, contrairement à tout ce qui fait nature et univers -les équilibres-, l’économie, elle, (avec son éternel complice le management) peut s’en passer en visant un déséquilibre aussi constant qu’exponentiel : la croissance infinie des gains et profits… dans un monde fini ! Ce qui peut en être déduit est imparable : il ne saurait y avoir croissance en un lieu que s’il y a décroissance toujours plus grande ailleurs (effets cumulatifs du principe de non-usage total de l’énergie).
Cela signifie qu’il n’y a croissance du PNB aux USA par exemple, que parce qu’il y a dégringolade –constante et toujours plus importante – de la qualité de vie des plus démunis, des Amérindiens, des Noirs, de la Nature…; que parce qu’il y a destruction de l’Afghanistan, de l’Irak, de la Syrie, de la Libye… hyper pauvreté en Afrique, en Asie… réchauffement global, étouffement des océans, hausse des chômages, des inégalités, des conflits. La boucle de rétroaction positive du profit et de la croissance s’alimente d’une autre qui, elle, forcément, s’accélère plus vite : celle de la dégradation exponentielle de la qualité de vie du plus grand nombre et de la nature.
Il ne peut y avoir augmentation d’usage de l’énergie en un lieu quelconque de notre monde, sinon en en privant d’autres lieux, d’autres êtres, d’autres créatures, d’autres sociétés : le gain d’énergie des uns – croissance- se paie par un «transfert», une perte toujours plus grande d’énergie des autres : appauvrissements, sécheresse, disparition d’espèces, guerres, famine, épidémies, désertification… (Conséquences inexorables du principe de non-usage total de l’énergie et du 1er principe de la thermodynamique : la constance de la quantité d’énergie à l’échelle de l’univers).
La seule issue, comme je ne cesse de le crier depuis des décennies, est de renoncer aux létaux principes de l’économie néoclassique et néolibérale, qui dominent notre planète depuis déjà trop longtemps. Aller vers ce que d’aucuns dénomment (et prônent un peu tard) «croissance zéro», «économie de la décroissance», «économie circulaire»…
Nul besoin de savants calculs ou statistiques pour se rendre compte que tout, et partout en ce monde, ne fait que se dégrader de jour en jour. Chaque dollar supplémentaire de profit, ou de hausse du PNB, fait chaque jour plus de dégâts que la veille : chômage, pauvreté, injustice, pollution, dégâts climatiques, violences sociales, disparition d’espèces par milliers, etc.
Faut-il être à ce point aveugle pour ne pas voir que pour chaque pseudo «création», il y a toujours plus de destructions ? C’est exactement ce qu’indique l’indice Earth Overshoot Day (calculé par l’ONG américaine Global Footprint Network : c’est le jour de l’année où nous épuisons tout ce que la Terre ne peut donner qu’au bout de 12 mois, depuis l’eau jusqu’au pétrole en passant par le blé, le poisson, les arbres… et tout ce qu’on voudra…) qui recule chaque année davantage.
En 1970, c’était le 23 décembre, en 1993 le 21 octobre, en 2003 le 22 septembre, en 2015 le 13 août et en 2016 le 8 août. Cela signifie que, depuis le 8 août de cette année, nous vivons sur 5 mois de «crédit» pris sur ce que la terre ne donnera qu’en 2017 ! Le jour où cette date arrivera au 1er janvier, il n’y aura plus de planète viable, ce que certains prédisent pour les horizons 2030-2050. Il y a plus que feu en la demeure. Mais la «science» économie-management ne peut expliquer ni comprendre cela puisqu’elle confond hausse de richesses en numéraire avec usage efficace des ressources de la terre.
Ce sont des sciences fondamentales, comme la biophysique et la thermodynamique qui nous expliquent comment chaque transformation de la nature en 1 $ de dite «richesse» monétisée, n’est en fait que destruction de l’équivalent de nombre de fois (impossible à estimer) plus d’équivalents $ de ce que la terre a donné pour cette transformation. C’est cela qui explique l’accélération du Earth Overshoot Day, et c’est cela qui explique aussi le fait que toutes les pseudo-théories du rattrapage ne sont que poudre aux yeux et impossibles chimères. Le prix à payer pour les (si relatifs) «progrès» de la Chine, du BRICS… c’est l’hyper pauvreté de pans entiers de leurs citoyens, les hyper-dégâts à leurs milieux naturels, à leur climat…
C’est aussi l’extrême pauvreté de l’Afrique, le chaos du Moyen-Orient, l’Europe qui s’enlise, l’Amérique qui stagne malgré la multiplication de ses invasions pétro-impérialistes… Tout cela sans parler de la fonte accélérée des banquises et des pergélisols en Sibérie, Toundra, Taïga, Laponie. Libérant à la fois des mégatonnes de méthane qui accélèrent les dérèglements climatiques, et des bactéries et des virus revenus d’autres âges comme ceux de l’anthrax qui décime troupeaux de Rennes et Sibériens, ceux de la variole, de la lèpre, du typhus, de la peste bubonique…
Au moment où j’écris ces lignes, nous vivons avec plus que l’équivalent de 1,6 fois notre planète. Si l’Afrique «rattrapait» aujourd’hui le niveau de vie du Canada, il nous faudrait immédiatement, selon des rapports de l’OCDE, deux ou même trois planètes ! Combien en faudrait-il si l’Afrique s’amusait à rattraper le niveau des USA… ou de la Suisse ?
Mon désespoir face à ces «science» économiques-managériales psychopathiques dépasse de loin, on le comprend, le seul cas algérien. La question ne se pose plus guère en termes de théories, modalités ou modèles, elle se pose en termes de changement radical de paradigmes. La chose la plus intelligente à faire avec la finance (j’ai eu maintes fois l’occasion d’expliquer comment la finance est l’ennemi de l’économie et comment la crise de 2008 qui n’en finit pas s’alimente de la spirale «pensée néolibérale qui veut guérir les maux du néolibéralisme») c’est de fermer immédiatement toutes les bourses et nationaliser toutes les banques du monde (voir Islande et…Suisse qui étatisent ou enlèvent aux banques privées le droit de création monétaire ! Voir : http://theconversation.com/priver-les-banques-du-pouvoir-de-creation-monetaire-un-remede-suisse-et-islandais-contre-les-exces-bancaires-58075). Avec le PNB, c’est non seulement d’en stopper d’urgence la croissance, mais d’en organiser la baisse partout où l’on vit au-dessus des besoins essentiels.
Voilà le combat intelligent que nos élites, en Algérie et ailleurs, devraient mener, pas celui du continu et suicidaire «comment enrichir plus les riches», sous prétexte que «le marché» transformera leur enrichissement en emplois, en services, en bien-être commun ! Mais… qui est prêt à écouter ce discours ? A faire l’effort de le comprendre ? A en faire une plateforme d’économie politique ? Une plateforme électorale ?
L’écrivain-philosophe, Upton Sinclair, m’aide à conclure cet ultime cri par cette magistrale formule : «Il relève de l’impossible que de tenter d’expliquer quelque chose à quelqu’un dont les intérêts et les émoluments dépendent précisément du fait qu’il n’y comprenne rien !»
L’économie dépend de l’écologie et non l’inverse : à quand un miracle pour l’admettre et l’appliquer?
Omar Aktouf, le 30 septembre 2016
Source : El Watan
Par Abdenour Dzanouni
Cher Professeur,
Que comprendre de votre remarquable lettre à l’Algérie et à vos compatriotes dont je m’enorgueillis d’être même si, je n’ai, comme tout un chacun, aucun mérite d’être né quelque part ? D’aucuns diraient que ce n’est pas non plus de ma faute ! Vous avez suffisamment voyagé autour de la terre pour relever que comparativement à l’accueil chaleureux que vous recevez partout à l’étranger, dans les plus belles universités du monde, vous êtes considéré beaucoup plus étranger en Algérie.
« Nul n’est prophète en son pays », dit le paresseux qui veut éluder la question. Faisons un effort pour percer ce mystère! Posons la question de savoir pourquoi votre réflexion sur l’état du monde rencontre une telle hostilité ? Pourquoi est-il interdit de comprendre et que chercher à le faire expose à des représailles féroces ? «Comprendre !», ce premier engagement de l’homo sapiens est la dimension intellectuelle sans laquelle il n’est plus ce qu’il prétend être. Votre esprit scientifique peut-il se dérober au défi à l’intelligence qu’est ce paradoxe ? Mais à quoi bon? dites-vous, le pli au front et l’épaule ployant de lassitude. « A quoi bon, comme Simon Bolivar, sans cesse labourer la mer? » Peut-être que personne ne vous demande de labourer terre et mer mais seulement d’allumer des étoiles? Et encore, pour éclairer notre chemin, dans les ténèbres glauques et sous les fers de l’ignorance où nous sommes maintenus, la flamme d’un quinquet ou celle d’un trognon de bougie feraient bien l’affaire !
Votre lettre, au goût d’amande amère, m’a projeté dans les délices de la petite enfance où, curieux de tout, j’épuisais ma grand mère par mes questions: “Est-ce que les arbres dorment la nuit? Et si oui, pourquoi restent-ils debout? Les pierres ont-elles été pétrifiées par Dieu pour les punir? Qu’ont-elles fait pour être pétrifiées ? Dieu permet-t-il de verser de l’eau dessus les cailloux pour étancher leur soif? Et si la réponse est non: Alors, pourquoi il pleut? Submergée par le flot intarissable de questions et à bout de patience, elle soufflait” Ouf, enfant, lève-toi d’ici, tu vas me rendre folle! Et pourquoi ne vas-tu pas t’amuser dehors ?” Quittant le giron de grand-mère et bravant les décrets impitoyables de Dieu, j’allais arroser les pierres du jardin chauffées à blanc par le soleil.
Ainsi, la science atteste que le cerveau d’un enfant, entre un et trois ans, a deux fois plus de neurones qu’un adulte. Jean-Jacques Rousseau aurait pu très bien dire : « L’homme nait intelligent et la société se charge de l’abrutir. » Par société, entendons dans l’ordre : ma grand-mère, l’école, l’armée, la police, le tribunal, la prison, les médias, les lieux de culte, l’entreprise… jusqu’à la retraite où l’homme, sous la morsure de l’hiver, a enfin le temps de regretter d’avoir toute sa chienne de vie été un abruti.
Le grand jour arriva où, j’entrai à l’école communale d’où le plus jeune de mes oncles, atteint par la limite d’âge, venait d’être chassé. Nous étions dans la rue, assis sur le bord du trottoir, et il m’interrogeait sur ma nouvelle classe. À la description que je lui fit, il reconnut mon instituteur, M. Magentis, et estima que j’avais beaucoup de chance car il y avait plus sévère comme maître. J’écoutais l’air grave les recommandations qu’il me prodiguait en sa qualité d’ancien de l’école. _ Apprends à écrire ton nom pour signer. N’en fais pas plus ! N’essaies surtout pas de comprendre, tu risques… À ce moment, passa dans notre rue, un jeune du village, hirsute et pieds nus, visiblement agité, fiévreux et volubile, qui parlait à des êtres invisibles. Il gesticulait et disputait des ombres qui semblaient l’entourer et le tourmenter. _ Vois ! me dit mon jeune oncle en désignant l’adolescent, vois ce qui risque de t’arriver si tu cherches à comprendre. Dans tout le village, il est le seul des nôtres à avoir fait le collège. Les autres collégiens étaient français. Il s’est retrouvé tout seul ! Avec qui parler ? Personne! Alors, le « toit » a sauté. Les études l’ont rendu fou. Donc, fais gaffe à ne pas finir comme lui! a-t-il conclu la leçon, l’air entendu de l’avoir, lui-même, échappé belle.
Ce fou du village, c’est un peu vous… à l’échelle de la planète ! N’entendez là ni mal, ni malice mais plutôt un franc compliment, une vraie admiration, une façon d’éloge de la folie, ce chef d’œuvre d’Erasme dédié, à un autre fou, Thomas More, lui-même fameux auteur de Utopia… Réjouissez-vous de ne pas être contraint à boire la ciguë, comme le fut Socrate, ou conduit au bûcher, comme l’a été Giordano Bruno, pour y être brûlé vif. Tous deux professaient ce qui est aujourd’hui l’évidence pour tout le monde. Imaginez que vous soyez obliger de vous renier en place publique, comme Ibn Rochd ou Galileo Galilei, et de mettre le feu à vos livres ! Quand bien même vous auriez été contraint à l’errance comme Ibn Sina ou Spinoza, quel métier invisible a tissé les fils de soie de votre destin et, à votre insu, fait que votre exil soit votre royaume ? Et vous de gémir d’être en si bonne compagnie !
Ma grand-mère, qui n’a jamais fréquenté l’école, disait : « Dieu faites qu’il soit intelligent et qu’il n’aille jamais à l’école ! » Vous est-il arrivé de regretter d’y avoir été ? Voyons ce qu’en pense Hamoud Seddiki, un ami d’enfance et voisin de quartier, dont le succès au baccalauréat, mention « Très bien », ouvrait les portes d’une carrière lumineuse. Il postula et fut sélectionné pour une formation de haut niveau en électronique, en Angleterre. L’entreprise nationale SONELEC finançait ses études et lui offrait une bourse substantielle. Au terme de sa formation, couronné major de promotion, il se vit proposer une spécialisation dans l’électronique embarquée sur satellite. Avec l’accord de l’entreprise, il s’engagea dans ce cursus où il réussit brillamment. Il avait une qualité d’aucun diraient un « défaut » qu’il avait hérité de son père : l’amour de son pays et la vocation de le servir. Cela s’appelle une conscience. Il ne pouvait concevoir de vivre ailleurs et seul ce lien très fort l’avait aidé à supporter l’exil. Il revint donc au pays, des diplômes sous le bras et la science plein la tête, et se présenta heureux au siège de l’entreprise pour se mettre au travail. Il s’entendit répondre, abasourdi, qu’on ne l’avait jamais envoyé étudier ni lui ait versé de bourse. La preuve ? Il n’y avait pas trace de son dossier dans l’entreprise ! Il avait disparu !
Après avoir erré en vain dans le labyrinthe des ministères, il s’échappa pour revenir au quartier, Place du 1er Mai, s’assit en face de l’école primaire, sur les bancs de laquelle il usa ses culottes, et le regard empli de compassion, s’est mis à vendre aux petits élèves sortant de l’école, joyeux et affamés, des gaufrettes. Comment, en ce moment d’extrême solitude, ne pas songer à Louis Aragon et à son Épilogue des Poètes ?
«Petits qui jouez dans la rue enfants quelle pitié sans borne j’ai de vous.
Je vois tout ce que vous avez devant vous de malheur de sang de lassitude
Vous n’aurez rien appris de nos illusions rien de nos faux pas compris
Nous ne vous aurons à rien servi vous devrez à votre tour payer le prix
Vous passerez par où nous passâmes naguère en vous je lis à livre ouvert
J’entends ce cœur qui bat en vous comme un cœur me semble-t-il en moi battait
Vous l’userez je sais comment et comment cette chose en vous s’éteint se tait
Comment l’automne se défarde et le silence autour d’une rose d’hiver… »
«… Je ne dis pas cela pour démoraliser Il faut regarder le néant
En face pour savoir en triompher Le chant n’est pas moins beau quand il décline
Il faut savoir ailleurs l’entendre qui renaît comme l’écho dans les collines… »
De ces fous contemporains, j’ai eu le bonheur d’en rencontrer d’aussi admirables, tous étaient pétris de talent, leur propos lumineux et la conversation délicieuse. Qui citer parmi ces phares de l’art et de la science ? J’ai nommé Abdelkader Farrah (1926-2005), scénographe de la plus grande compagnie théâtrale au monde : la Royale Shakespeare Company. À la fin des années 80, j’ai publié dans les colonnes d’El-Moudjahid, une longue interview de cet artiste exceptionnel. Avant lui, le poste de scénographe n’existait pas à la RSC. Il fut spécialement créé à la taille de son talent. Il y mit en œuvre, aux côtés d’une trentaine des plus prestigieux réalisateurs, quelques 250 productions du répertoire grec et shakespearien. Il était revenu cette année là participer au Festival de Théâtre de Annaba, avec des projets pleins les bras, offrande généreuse à son pays natal. J’écoutais fasciné Abdelkader Farrah dérouler un programme mirifique de développement du théâtre, du cinéma et de la télévision avec, pour chaque proposition, l’apport d’experts volontaires choisis parmi des compatriotes de la diaspora algérienne mais pas seulement, tous prêts à se dévouer sans compter ni demander de salaire.
Je profitais d’une pause pour l’affranchir sur la nature faunesque du pouvoir et surtout prévenir une déception inévitable face à l’incurie de ceux qui nous gouvernaient et nous gouvernent encore.
Abdelkader Farrah me répondit par une adaptation savoureuse de l’énigme du Sphinx : « L’homme a trois âges : À vingt ans, il veut couper les amarres et quitter famille et pays ; à quarante ans, instruit par les rigueurs de la vie, il veut se réconcilier père et mère ; Enfin, à soixante ans, il espère trois coudées de terre pour être enterré dans son pays. » Cette faconde de conteur était un don hérité de sa sœur aînée qui illuminait leurs soirées d’enfants par le récit des merveilleux contes des Mille et une Nuits. À sa mort, Abdelkader Farrah a légué ses précieuses archives à la Bibliothèque Nationale. Pour le fin mot, l’homme de théâtre est enterré à Londres.
Pourquoi ce gâchis d’intelligence et de talents? Quels sont ces serial killers dont l’ombre inquiétante plane sur nos écoles? Que de questions nous pressent ! En vrai, nous restons stupéfaits, bouche bée devant nos rêves et nos illusions qui éclatent comme des bulles de savon envolées. Lors d’une réunion informelle, tenue au début des années 90, un échange instructif eût lieu entre les membres du gouvernement d’alors et ceux du Conseil Supérieur de l’Information où je représentais électivement mes confrères. J’ai choisi d’attirer l’attention de l’assemblée sur l’urgence de soutenir financièrement les publications à vocation culturelle ou scientifique qui ne bénéficiaient pas de ressources publicitaires. Larbi Belkheir, secrétaire général à la présidence me regardait dubitatif, la tête penchée et le sourire en coin. Il avait l’air de dire : « Parles-tu sérieusement ou est-ce que tu te moques ? »
Plus élégant, Mohamed Sahnoun, ancien secrétaire général adjoint à l’ONU, me proposa plein d’à-propos une énigme à résoudre : « Quelle est la différence entre un savant et un journaliste ? » m’interrogea-t-il. Je donnais ma langue au chat. Sa réponse : « Un savant connait beaucoup de chose sur son domaine et peu de chose sur le reste. Le journaliste lui connait peu de chose sur beaucoup de domaines. ». Mohamed Sahnoun est le savant égaré au milieu de cette faune. Le journaliste, qui demandait à sauver la presse à ceux qui voulaient la supprimer, est votre humble serviteur. Et ceux-là qui voulaient supprimer la presse à défaut de l’asservir, continuent à sévir.
Revenons à l’essentiel de votre lettre ! Votre objectif y est de démontrer « le caractère absolument létal des théories économiques-managériales dominantes : néoclassique et néolibérale. » Après cela, pourquoi vous étonnez de l’hostilité que vous déclenchez chez les commensaux de l’empire américain ? Tout y est dit ou presque. Était-il utile de préciser que votre approche : « … dépasse largement, mais inclut, le cas algérien. » . Autrement dit, qu’elle est globale et inclut tous les pays sous l’influence de ces théories. « Nous sommes tous des Indiens ! ». Réjouissez-vous plutôt d’empêcher de dormir les encenseurs des théories fumeuses et funestes ! Estimez les campagnes de lynchage médiatique que vous subissez comme l’hommage mérité rendu à votre génie ! Répondez par le mépris absolu aux complots des cabinets noirs. Souriez aux menaces dont vous êtes la cible et songez avec Aragon :
« Songez à tous ceux qui mirent leurs doigts vivants leurs mains de chair dans l’engrenage
Pour que cela change et songez à ceux qui ne discutaient même pas leur cage
Est ce qu’on peut avoir le droit au désespoir le droit de s’arrêter un moment ? »
Votre argumentaire « tient essentiellement en l’usage d’éclairages de sciences fondamentales pour comprendre pourquoi le couple économie-management dominant (à la US) ne tient pas (euphémisme) ses promesses de prospérité pour tous (…) Et appliquant des éclairages venant de la biologie, de la biophysique et de la thermodynamique, il devient aisé de réaliser, expliquez-vous, que le pivot de la logique économique dominante est irréaliste et destructeur (ce qui dure depuis près de deux siècles, dès l’avènement de la pensée néoclassique) : le principe de croissance infinie, appuyé sur celui du marché autorégulé. »
Qu’espériez vous à mettre à mal le plan américain de destruction massive commencé par le génocide indien ? Le prix Nobel de l’économie ? La récompense attribuée depuis 1969, au nom d’Alfred Nobel, par la Banque de Suède, est une double imposture : Le sponsor est une banque et l’économie n’est pas une science. Depuis près de cinquante ans , ce prix fait la promotion et la propagande des fumisteries que vous dévoilez au grand jour, au prix du sacrifice de tant et tant de nuits de veille et de labeur, sans repos ni répit. Pas de risque que le prix de la Banque de Suède vienne faire de l’ombre à vos travaux ! Vous avez repris le livre à la page où Karl Marx l’a laissé puis vous avez ouvert portes et fenêtres et laissé s’engouffrer un courant d’air vivifiant qui emporte poussières et miasmes.
Quel fleuve formidable faudra-t-il détourner pour nettoyer les écuries d’Augias? La suite de votre lettre est de l’eau de roche : limpide, fraîche et revigorante pour la pensée économique et tellement novatrice dans l’approche et la conception du devenir humain. L’honnête homme qui veut se libérer de la camisole idéologique sous laquelle la propagande dominante le confine, trouvera dans votre lettre un trousseau de clés et un plan d’évasion pour faire le mur de l’asile. Alors, j’invite à sa lecture, j’invite à l’évasion, j’invite à lever la tête pour suivre des yeux cette étoile qui scintille. Et quand bien même, ce serait un quinquet ou un trognon de bougie, il éclaire !
Que demande l’aveugle ?
Abdenour Dzanouni, 21 novembre 2016
Source : Paris rep’