Les pirates de l’information

On parle actuellement beaucoup de Facebook et autres GAFA, de la vie privée et de manipulations d’informations. Et si on prenait un peu de recul ?

 

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Il était une fois, une classe de 4ème gréco-latine du Collège à Charleroi, où l’on discutait chaudement de la nécessité de l’objectivité dans la presse. Pour conclure le débat, le Révérend Père, notre titulaire, nous assena que l’objectivité n’existait pas dans les journaux, mais bien l’honnêteté. Il nous rappela qu’Hubert Beuve-Méry, le fondateur du journal Le Monde, prônait qu’avant tout, le journaliste se devait d’être honnête : il fallait que son lecteur puisse reconnaître en le lisant au nom de qui et de quoi il écrivait, qu’il s’agisse de la relation des faits et de leur commentaire.

L’anecdote montre que l’information est une « matière » complexe qui s’analyse et se comprend en passant par l’intermédiaire de nombreux filtres. Il y a d’abord ceux qui nous sont personnels, les « grappes informationnelles »[1], à travers lesquelles nous comprenons et réagissons aux informations que nous recevons. Elles appartiennent à notre personnalité. Elles résultent de notre éducation, de nos expériences, de notre parcours de vie, de notre environnement social et culturel, de nos convictions et croyances, de notre capacité à nous questionner…

Par ailleurs, dans La fabrication du consentement, Chomsky et Herman[2] ont identifié cinq filtres propres à l’industrie de l’information qui s’ajoutent aux grappes. Les médias sont propriété privée et orientés in fine vers le profit et non vers l’information. Ils se laissent gouverner par les ressources publicitaires et éviteront généralement d’offenser gravement les puissants. Ils auront principalement recours aux sources officielles des entreprises et des gouvernements. Enfin ils témoignent souvent d’une foi aveugle dans l’économie de marché et s’opposent d’instinct à tout ce qui viendrait la contrarier. Selon ces auteurs, dans les nations démocratiques, les médias opèrent à travers eux pour orienter l’information et la mettre au service des élites politiques et économiques. Ces filtres n’empêchent cependant pas la liberté d’expression comme le montre, par exemple, l’influence et le courage d’un Ed Murrow dans la chute du Maccarthysme [3] dans les années 50 ou d’une Katherine Graham [4] et de son rôle dans la publication des Pentagon Papers ou encore, plus récemment, les révélations de la presse sur le système offshore[5].

Enfin, l’information est liée à l’action comme le précise Rafael Capurro[6]. « Nommer information l’action qui consiste à communiquer de la connaissance trouve son origine dans les racines grecques et latines de informare dans le sens de façonner ou former un morceau de matière, métaphoriquement la connaissance humaine ».

L’information est donc clairement liée à l’interprétation, la construction et la transmission de signification. Le processus informationnel transforme ainsi des données brutes en données signifiantes, ce qui explique la nécessité de comprendre grappes et filtres tant chez les émetteurs que chez les récepteurs de l’information.

La technologie au service des manipulations

Le paysage informationnel a changé fondamentalement avec le passage de la révolution néolibérale des années 80[7]. D’abord, la financiarisation de l’économie a exacerbé dans tous les domaines, médias y compris, la recherche d’un profit le plus élevé et le plus rapide possible. Ensuite les avancées technologiques dans les TIC (Technologies d’Information et de Communication) furent extraordinaires tant en ce qui concerne la production d’informations que son accessibilité et son traitement. Le volume des données est proprement effarant et ne cesse de croître. On l’estimait à 295 milliards de gigabytes[8] en 2007 et à 44 trillions de gigabytes en 2013. En comparant cette masse à de l’eau, la terre serait couverte d’un océan de données profond comme 10 Everest[9]. Imaginons de plus que nous soyons reliés à chaque molécule de cette masse et que nous puissions y jeter nos filets pour en retirer des morceaux et on aura une idée de ce que permet la technologie.

L’affaiblissement des régulations[10] de ces 30 dernières années a permis à une poignée d’entreprises de construire par fusions, acquisitions, absorptions… des empires médiatiques qui se partagent mondialement le gâteau et dominent les secteurs de l’information et de la communication[11]. Ces géants en regroupent et contrôlent la totalité des chaînes de production depuis la fabrication des contenus jusqu’à la distribution finale, quels que soient les formes et les destinataires : livres, films, TV, CD’s, revues, journaux, câbles, satellites, éditeurs, imprimeries… De plus Internet a donné plein d’idées à des entrepreneurs innovants pour lancer les réseaux sociaux, collecter et construire des bases de données, des logiciels de recherche et d’exploitation… Ils se taillèrent de nouveaux royaumes. Les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) en sont issus.

Faisant leurs propres lois, ces acteurs hissèrent le pavillon noir et partirent écumer cette nouvelle Golconde. Ils devinrent les empereurs du sous-secteur économique de « l’infospectacle », comme l’appelle Benjamin Barber[12], qui comprend tous ceux qui créent et dominent « le monde des signes et des symboles, qui médiatisent l’ensemble de l’information, de la communication et des programmes », bref les créateurs de mots et d’images au service de l’âme humaine individuelle ou collective. Leur industrie forme une formidable et gigantesque « machine informationnelle[13] » pour fabriquer du consentement, le consentement à consommer et l’adhésion à l’idéologie du marché qui en est le support.

Leur engin produit ce double assentiment. Comme l’écrit Barber[14], « Les besoins des corps sont vite comblés, mais les désirs de l’âme sont infinis ». Et la satisfaction de ces désirs est la fontaine de Jouvence du profit. La forme dictera désormais le contenu. L’essentiel n’est plus la réalité d’un bien ou d’un service, ni leur utilité ni leur nécessité, mais uniquement l’image de soi-même que donne le fait même de les posséder ou de les utiliser. Le choix n’est plus de consommer ou non, mais de choisir entre les symboles qu’il faut détenir, les émotions qu’il faut vivre, les plaisirs auxquels il faut succomber si l’on veut participer pleinement à la vie de la société[15].

Comme le consumérisme ne peut imposer sa dictature qu’en s’accrochant aux autels du dieu-marché, il fallait marteler l’idée que tout ce qui existe sous le soleil doit être soumis à ses lois toutes puissantes : le travail, l’éducation, la culture, les arts, les sciences, la recherche, la santé, l’air et l’eau et la totalité des ressources naturelles. Une majorité des entreprises, des décideurs et des faiseurs d’opinions doit donc proclamer, enseigner que l’économie de marché est LE modèle unique. La machine va donc graver dans nos cadres culturels un lien solide entre marché, croissance, progrès et prospérité. Peu importe que ce modèle soit prédateur, qu’il soit impossible de consommer à l’infini des ressources limitées et qu’il nous mène droit à la catastrophe. Peu importe qu’il ne corresponde pas à la réalité des sociétés humaines, peu importe qu’il n’existe pas de main invisible. La machine a ainsi réussi à confondre le message et le messager, le fond et la forme, l’information et la communication.

Ils piratent nos vies privées

Poursuivant leur logique, nos vaillants émules de Barbe Noire ont découvert que, perdues dans les abysses des océans informationnels, il y avait non seulement des données démographiques, mais aussi des traces, mêmes ténues, de nos amitiés et de nos inimitiés, de nos appétits avouables ou non, de nos croyances, de nos convictions, de nos goûts, de nos images, de notre culture… des masses de liens entre nos interventions dans le cyberespace, leurs contenus et leurs motivations. La technologie permet d’extraire et traiter tout cela. De plus, l’individualisme, intrinsèque au consumérisme, avait essoré les cœurs et les esprits. Le pirate dit alors en souriant à l’homo consumens : « Donne-moi ce que tu es. En échange, tu recevras un monde d’amitiés, d’amours et de partages (…virtuels) ». Les homo consumens s’inscrivirent par milliards sur Facebook et ses émules. Le butin des pirates fut exceptionnel : il allait servir à accroître la force du marketing, la rendre irrésistible en établissant et vendant des profils et des cibles très pointues et précises. Cambridge Analytica, Nation Builder et leurs semblables sortirent des limbes.

Certes, de tout temps la puissance publique a cherché à tout connaître de ses administrés, à trier et restreindre les informations qu’elle leur communiquait et à les faire adhérer à ses projets. La manipulation, le conditionnement sont des tentations puissantes, inhérentes à l’exercice du pouvoir. Les acteurs économiques doivent, eux, sous peine de mort, faire consommer, des biens et services produits en quantité et en diversité continuellement croissantes. Il est vital de se différencier de la concurrence, de faire connaître ses produits et captiver le consommateur. Marketing politique et économique ont fini par marcher main dans la main.

Jusqu’il y a peu, ils se servaient de données démographiques (composition du ménage, études faites, adresse, type de voiture, vacances, appareils électro-ménagers…) pour cibler leurs publics. On est entré maintenant dans une tout autre dimension : l’utilisation de données psycho-graphiques. Il s’agit d’adresser des messages adaptés à la personnalité des personnes et groupes auxquels ils s’adressent pour les conforter au plus profond d’eux-mêmes et entraîner leur adhésion à un produit, un service, un homme ou une femme politique ou à un parti. Grâce aux traces que nous laissons dans le cybermonde, nos comportements, notre individualité sont décortiqués, analysés sous tous leurs aspects, et souvent à notre insu.

Big Brother a quitté le domaine de la science-fiction. La possibilité d’un contrôle social absolu effectué en manipulant et déformant nos « grappes informationnelles » devient une réalité. Elle est d’autant plus terrible qu’elle n’est plus l’apanage du Prince, mais qu’elle est aussi partagée par des entreprises privées dont un bon nombre sont plus puissantes que bien des États. Leurs lobbies en manœuvrent les rouages pour satisfaire leurs intérêts[16].

Si nous voulons sauver notre vie privée, mettre un terme aux conditionnements dont nous sommes les victimes, parfois consentantes, et sortir d’un modèle sociétal qui nous mène au désastre, il est grand temps d’agir : nettoyer les océans informationnels de leurs pirates, stopper Big Brother dans sa marche insidieuse, démanteler la machine à fabriquer du consentement et déconstruire le consumérisme comme base de participation à la société.

Donnons quelques balises. Une double prise de conscience relative aux rapports que nous entretenons avec le cyberespace est sans doute douloureuse, mais nécessaire. D’abord, les réseaux sociaux sont irréductibles à la protection de notre vie privée, car son abandon est le prix à payer pour leur gratuité. C’est le fondement même de leur modèle et ils ne scieront pas la branche sur laquelle ils sont assis. Secondement, nos joyeux pirates ont compris que les actes que nous posons dans le cyberespace pour acheter, louer, utiliser… biens et services engendraient des données dérivées et que celles-ci sont utilisables à des fins de ciblage démo- et psycho-graphiques.

Certes, les lois sur la protection de la vie privée existent, mais elles devraient-être renforcées face à cette démultiplication de la puissance du conditionnement. Une bonne façon de le faire serait d’y faire jouer plus largement la nécessité d’un consentement éclairé et explicite des « clients » dans le stockage, la conservation, la cession, l’usage à des fins de profilage et de démarchage de leurs données personnelles et de celles qu’ils génèrent. Chacun doit pouvoir marquer expressément son accord, donnée par donnée, utilisation par utilisation et seuls ceux qui l’ont manifesté pourraient faire l’objet de profilages personnalisés. L’acceptation implicite d’un traitement et d’une politique de confidentialité découlant de la simple inscription sur le site d’une quelconque organisation n’est plus admissible. De plus, les informations ne pourraient être stockées et utilisées que par des entreprises situées dans des pays disposant d’une législation aussi contraignante.

Concernant la machine informationnelle, le déconditionnement nécessite la contextualisation de l’information. Par exemple, dans le récent délire médiatique à propos du bitcoin, le sensationnalisme a prévalu. Il n’a été que rarement rappelé qu’il s’agissait d’un « objet » purement spéculatif, nocif pour l’environnement en raison de l’énergie considérable exigée par la technique du blockchain, appuyé sur un substrat idéologique libertarien qui nie toute utilité à l’État dans la monnaie. Un autre exemple. Dans les articles sur l’Hôpital ou l’Université, on parle de « clients » en lieu et place de « patients » ou « d’étudiants » ce qui conforte implicitement la religion du marché. Un hôpital est là pour prendre en charge et soigner des personnes malades, en détresse physique et/ou psychologique et leur apporter sympathie et compassion. L’Université est là pour transmettre un savoir critique, pour éduquer à la réflexion, pour enseigner, partager et distribuer des connaissances, pour faire de la recherche scientifique fondamentale. Hôpitaux et universités ne sont pas là pour satisfaire des clients ! Les patients et étudiants n’y viennent pas comme s’ils entraient dans une quelconque chaîne de fast food.

Plus généralement, lorsqu’il est question de croissance, il conviendrait de préciser sa nature, qualitative ou quantitative, et ses conséquences sur la consommation de ressources et la production de déchets. S’il s’agit de défendre des droits, il convient de rappeler les devoirs qui y sont attachés. La fiscalité n’est plus à présenter comme une charge, mais comme une contribution à l’embellissement de la maison commune. Le marketing et la publicité peuvent certes enjoliver, susciter l’envie, éveiller le désir, mais doivent avant tout informer sur le produit ou service et non servir à manipuler, à conditionner. Il faut l’expliquer et les dénoncer chaque fois qu’ils tombent dans ces travers.

« Carthago delenda est », n’arrêtait pas de marteler Caton l’Ancien. Pour ne plus l’entendre, les Romains se décidèrent à détruire Carthage. Des médias obstinés et courageux sont plus que jamais indispensables pour recadrer et contextualiser systématiquement l’information et la communication, pour retrouver un sens critique et démanteler la fabrique du consentement. De même, du côté des « récepteurs », l’apprentissage de l’information, la compréhension des idées et des intérêts au nom desquels elle se fabrique est tout autant incontournable. Un tel travail commence avec l’école et se poursuit la vie durant. C’est une tâche ambitieuse, de longue haleine, mais nécessaire à notre qualité d’êtres humains et de citoyens.

Alain Tihon


[1]Les attracteurs informationnels, Alain Tihon, Descartes & Cie, Paris, 2005
[2] La fabrication du consentement, Chomsky Noam et Edward Herman (1998 2002), nouvelle édition revue et corrigée, Agone, 2008.
[3]Journaliste de CBS TV avec son émission « See it now » dont le film Good night and good luck (2005) retrace le rôle dans la chute du Sénateur McCarthy.
[4]Propriétaire et Directrice de la publication du Washington Post. Elle a décidé, malgré les risques, de publier les Pentagon papers en 1971 contribuant ainsi à mettre fin à la guerre du Vietnam. Le film éponyme (2017) de Steven Spielberg en retrace l’histoire.
[5]L’International Consortium of Investigative Journalists (ICJC) a révélé le système d’évasion fiscale à grande échelle.
[6] In Rafael Capurro « On the genealogy of information ». International conference Information. New Questions to a Multidisciplinary Concept», German Society for System Researc, K. Kornwachs K. Jacoby Eds, Akademie Verlag Berlin 1996, p. 259-270. Traduction de l’auteur.
[7]Voir La main invisible, Alain Tihon, 2016, Tihon Alain, éditeur
[8]Un gigabyte = un milliard de bytes (109). Un byte = un caractère.
[9]http://andrewmcafee.org/2014/06/mcafee-big-data-oceans-estimate-dataworld/ .
[10]La Federal Communications Commission (FCC) aux USA travaille assidûment à la dérégulation du secteur : neutralité du net, consolidation des TV …
[11]Citons des entreprises telles que Time Warner, Disney, General Electric, News Corporation (Fox News, l’empire de Murdoch), Sony, Bertelsmann, AT&T, Liberty Media, Dassault, Berlusconi, Lagardère, Bouygues… Source: Le Monde Diplomatique http://www.monde-diplomatique.fr/cartes/atlas2006-medias, Project Censored http://projectcensored.org/ (faire la recherche sur corporate média ownership), Free Press https://www.freepress.net/issues/media-control. En matière de communication, citons Omnicom, DDB Worldwide, Young and Rubicam, Ogilvy and Mather Worldwide, Hill and Knowlton … Ces firmes sont implantées dans de nombreux pays avec des connexions directes dans les gouvernements, les think tanks , les multinationales et les institutions internationales. Leurs activités s’étendent des relations publiques (lobbying) à la publicité en passant par la gestion de crises. Source: Selling Empire, War and Capitalism, http://projectcensored.org/ .
[12]Djihad versus Mc World, Benjamin Barber, Hachette, Littérature, 2001
[13]Nous employons le terme machine dans le sens d’un système complexe fonctionnant à l’intérieur d’un autre pour le contrôler ou l’orienter.
[14]Djihad versus Mc World, op cit.
[15]En politique également, les spin doctors (influenceurs d’opinion publique) fabriquent à l’envi des images de partis, de candidat(e)s aux élections, de programmes… souvent bien loin de la réalité.
[16]Par exemple, la fusion de Bayer et Monsanto, le maintien des glyphosates sont-ils vraiment dans l’intérêt public? Le secteur financier emploie 1.700 lobbyistes à Bruxelles qui ont réussi à enterrer le projet de réformes bancaires de la Commission. Le secteur agroalimentaire défend bec et ongles le modèle d’une agriculture industrielle et on pourrait allonger la liste.


By Alain Tihon

Alain Tihon a fait des études classiques, complétées par un diplôme en économie appliquée (ICHEC Bruxelles). Il possède une longue expérience professionnelle dans de nombreux secteurs, en particulier celui des banques, et une expertise de consultant pour les entreprises et organisations non marchandes (voir le site). Depuis longtemps, il s’est intéressé aux problèmes posés par une croissance débridée et à la nécessité de remettre l’économie et la finance au service de la société.