Les dernières décennies du siècle dernier avaient vu réapparaître un peuple « oublié » depuis la création de l’Etat d’Israël, en 1948. Ce XXIe siècle voit les Palestiniens abandonnés par tous ceux qui comptent sur la planète. A preuve, la forte résorption de la couverture médiatique les concernant. Plus, les dernières années semblent démontrer que même les puissances régionales arabes que sont les monarchies pétrolières du Golfe s’en détournent. En dehors de ceux qui, de par le monde, soutiennent leur cause, ne resterait-il plus aux Palestiniens que le soutien d’une bonne partie de l’opinion arabo-musulmane ? Certes, l’on sait ce que les puissants font de l’opinion de leurs peuples… Cette dernière a néanmoins tout récemment encore montré son impact dans l’accueil fait par les capitales arabes à « l’Atelier de Manama »[1]. Elle n’en reste pas moins aléatoire et difficilement mesurable.
Retours sur une « fraternité arabe » quelque peu mythique[2].
Les “frères” arabes (1936 – 1967)
Le mythe d’une solidarité arabe entière et inébranlable envers les Palestiniens doit en effet être détricoté. Les Palestiniens sont en effet souvent apparus comme des « gêneurs », des « subversifs », aux yeux de bien des gouvernements arabes du Proche-Orient. Parfois même, une partie de l’opinion arabe leur a fait faux bond. Comme en Egypte lorsqu’Anouar Al-Sadate a voulu les présenter comme des obstacles à sa paix avec Israël. Comme au Liban, où les fedayin[3] se sont vus considérés comme les responsables de représailles israéliennes dévastatrices, sinon comme des occupants. Plus, les marques ostentatoires de solidarité des gouvernements arabes envers les réfugiés palestiniens ont également pu, en un réflexe assez classique, indisposer nombre de leurs citoyens, eux-mêmes trop souvent en quête de « générosité » de la part de leurs dirigeants. Le cas le plus parlant est sans doute l’Irak (voir encadré) où, après la chute de Saddam Hussein, la petite communauté palestinienne s’est vue persécutée en tant que « privilégiée » du régime, puis entraînée dans les affrontements confessionnels, poussant des milliers de Palestiniens à fuir vers des camps de réfugiés situés à la frontière syrienne. Avant de s’y voir « rattrapés » par la guerre civile syrienne.
Dans un article fort amer, Khalid Abou Toameh, journaliste arabo-israélien, correspondant du Times of Israël et, il est vrai, critiqué pour ses positions « patriotiques » et son hostilité à l’Autorité nationale palestinienne (ANP), un « apartheid arabe » cible désormais les Palestiniens[4].
L’on sait aussi qu’au tout début de la tragédie palestinienne, certains gouvernants arabes ont voulu confisquer la lutte des Palestiniens, comme l’ont e. a. confirmé de « nouveaux historiens » [5] israéliens tel Ilan Pappé. Et qu’en 1948, les contingents arabes chichement dépêchés en Palestine l’ont surtout été au vu des rivalités qui opposaient leurs gouvernements respectifs.
Les Hachémites et les autres
En effet, les projets des deux couronnes hachémites[6] au Proche-Orient inquiétaient. Conçu en 1942 par l’indéracinable Nouri Saïd – 14 fois Premier ministre –, l’homme des Anglais à Bagdad, et par le régent irakien Abdulilah[7] le projet d’une Union du Croissant Fertile visait à fédérer sous tutelle hachémite l’Irak et une « Grande-Syrie » (Syrie, Liban, Transjordanie) gouvernée par Abdallah Ier de Transjordanie. En 1949, Abdallah ira jusqu’à s’enquérir auprès des Israéliens de leur éventuelle réaction à ce projet… Dès l’époque, nous dit Nadine Picaudou[8], Abdallah Ier chercha à se présenter en représentant des Palestiniens en jouant des rivalités entre grandes familles palestiniennes : les Al-Nachachibi et les Al-Husseini. Et, dès ses débuts, Bagdad et Amman, de concert avec l’Arabie saoudite et les Anglais, appelèrent à mettre un terme à la toute première Intifada, l’insurrection palestinienne de 1936-1939 contre la puissance mandataire britannique et la colonisation sioniste.
L’on sait trop peu, aussi, que les forces arabes envoyées en Palestine en mai 1948, au lendemain de la proclamation de l’indépendance d’Israël, s’y employèrent à désarmer les partisans palestiniens[9]. Et que le commandement de l’« Armée du secours » envoyée aux côtés des Palestiniens par la Ligue arabe fut confié à Fawzi Al-Kawakji plutôt qu’au mufti Hajj Amin Al-Husseini, le plus éminent porte-parole du patriotisme palestinien, devenu la bête noire de Londres. Ex-officier de l’armée ottomane puis de l’armée irakienne, Al-Kawakji apparaissait comme le candidat des deux royaumes hachémites hostiles aux Husseini[10]. Le mufti créa de ce fait sa propre milice, l’Armée du Jihad, qu’il confia à son cousin, Abdelkader Al-Husseini. Ce dernier fut tué en avril 1948 à lors des affrontements avec les forces sionistes pour Jérusalem et allait devenir le héros mythique de la résistance palestinienne. Al-Kawakji avait refusé de lui venir en aide.
Le Caire, Damas et Riyad[11] craignaient donc que le conflit en Palestine n’entraîne une trop grande influence des monarchies hachémites dans la région. Alors même – on le saura plus tard – qu’Abdallah avait déjà conclu, conformément aux aspirations britanniques[12], un accord avec les Israéliens : le roi limiterait son intervention militaire à la partie de la Palestine attribuée aux Arabes par le Plan de partition onusien de 1947. En échange, la Cisjordanie lui reviendrait…
Après la défaite arabe, ce bras de fer se poursuivra : Le Caire et Riyad encourageront la création, sous autorité du mufti, d’un Etat palestinien ayant autorité sur les parties non occupées de la Palestine et inséré au sein d’une fédération arabe. Abdallah Ier se fera quant à lui proclamer roi de Jordanie – la Transjordanie plus la Cisjordanie annexée – par un Grand Congrès palestinien réuni à Jéricho le 1er décembre 1948…
Avec leur intervention en Palestine, les États arabes proche-orientaux scellèrent la perte de la capacité des Palestiniens à gérer leur propre sort. Ils confirmaient ainsi une confiscation déjà opérée, en accord avec les Britanniques, mais aussi du fait des compromissions des grands notables palestiniens, dès les lendemains de l’insurrection de 1936-193. Une confiscation facilitée par la répression britannique de la première Intifada qui avait décapité l’élite politique palestinienne.
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Paul Delmotte
[1] Conférence tenue au Bahreïn les 26 et 27 juin derniers, où Yared Kushner, plénipotentiaire et gendre de D. Trump a exposé le « volet économique » de son « plan de paix » qualifié de « Deal du siècle ».
[2] Pour plus de commodité, après leur première mention en bas de page, les références paginales des ouvrages de Charles Enderlin, Norman Finkelstein, Amnon Kapeliouk et Nadine Picaudou figureront dans le texte de l’article.
[3] Les guérilleros palestiniens. Littéralement « ceux qui se sacrifient ».
[4] Gatestone Institute, 17 janvier 2018.
[5] L’on désigne en tant que « nouveaux historiens » les chercheurs israéliens Simha Flapan, Benny Morris, Ilan Pappe, Tom Segev, Avi Shlaïm et, parfois, Shlomo Zand.
[6] Famille illustre parce que rattachée au Prophète et, avec le Cherif Hussein, chargée de l’administration des Lieux Saints (La Mecque et Médine)., les Hachémites dirigeront la Grande révolte arabe contre les Ottomans en 1915. Chassés du Hedjaz par les Saoudiens la décennie suivante, ils régneront aux lendemains de la Première Guerre mondiale sur l’Irak et la Transjordanie. Jusqu’en 1958 pour l’Irak, jusqu’à nos jours pour la Jordanie.
[7] Pendant la minorité de son petit-cousin Fayçal II (1939-58).
[8] Le mouvement national palestinien. Genèse et structures, L’Harmattan, 1989, p.48.
[9] Alan Hart, Arafat, Terrorist or Peacemaker ?, Sidgwick & Jackson, 1985, p.78.
[10] Le mufti avait soutenu en 1941 l’éphémère prise du pouvoir en Irak du général Rashid Al-Qaylani, pro-allemand, anti-anglais et anti-hachémites.
[11] Un grave contentieux opposait les Hachémites aux Al-Saoud qui les avaient chassés de leurs fiefs dans le Hedjaz. Une rivalité les opposait quant au gardiennage des lieux saints, y compris ceux de Palestine : l’Esplanade des Mosquées à Jérusalem.
[12] Lire Thomas Vescovi, La Nakba, 70 ans de différends mémoriels, in Moyen-Orient, n°39, juillet-septembre 2018.
[13] Eric J. Hobsbawm, Nations et nationalismes depuis 1780. Programme, mythe, réalité, Gallimard, 1992.
[14] Ainsi Luiza Toscane dans L’islam. Un autre nationalisme?, L’Harmattan, 1995.
[15] Samir Amin, La Nation arabe, Editions de Minuit, 1973 – S. Amin est décédé le 12 août dernier.
[16] La « Renaissance », culturelle et linguistique, arabo-musulmane des XIXe et début XXe siècles.
[17] Créée en 1909 par deux officiers arabes sur le modèle du Comité Union et Progrès des Jeunes-Turcs, la Qahtaniya revendiquait une double monarchie arabo-turque sur le modèle de celle instaurée en 1867 en Autriche-Hongrie. Elle fut interdite par Istanbul. Al-Ahd (« L’Alliance »), fondée en 1913, tenta de faire renaître la Qahtaniya. Al-Fatat (raccourci pour Jam’iyat al arabiya al fatat, Ligue de la jeunesse arabe), était francophile. Son dirigeant, Abdelkarim Khalil, fut pendu en 1916 à Beyrouth par les Turcs.
[18] Le titre de Cherif désigne un descendant du prophète Mohammed.
[19] Nadine PICAUDOU, Visages du politique au Proche-Orient, Gallimard, coll. Folio-Histoire, 2018, p.67.
[20] Mot arabe signifiant « catastrophe », désignant la transformation en réfugiés de 66% de la population arabe de Palestine (1946) et la création de l’État d’Israël.
[21] Le colonel Hosni Zaïm, au pouvoir de mars à août, le général Sami Al-Hinnawi (août-décembre), le colonel Adib Chichakli, qui restera au pouvoir jusqu’en 1954.
[22] La résolution 181 de l’Assemblée générale de l’ONU (novembre 1947) a décidé de la partition de la Palestine en deux États et a donc « légitimé » l’existence de l’État d’Israël. La résolution 194 du Conseil de sécurité (décembre 1948) exige le droit au retour ou à des compensations pour les réfugiés palestiniens
[23] Le mur de fer. Israël et le monde arabe, Buchet-Chastel, 2007.
[24] Scandale survenu en Israël dans les années 1950 après qu’il ait été établi que des poseurs de bombes égyptiens dans des lieux culturels occidentaux en Egypte étaient des… agents israéliens ; l’objectif du ministre israélien de la Défense, Pinhas Lavon, proche de Ben Gourion, était de saper un éventuel rapprochement du nouveau régime des Officiers Libres avec l’Occident.
[25] A la suite de Maxime Rodinson, Olivier Carré (L’idéologie palestinienne de résistance, Armand Colin, 1972, pp.11-12) entend par mythe, « la définition sorélienne [de Jean Sorel] de représentation mobilisatrice d’un groupe ».
[26] L’opinion publique égyptienne – tant le Wafd que les Frères Musulmans et le Parti communiste – rejetait un accord qui, en plus de prévoir un retrait des forces britanniques d’Egypte échelonné jusqu’en 1956, envisageait la possibilité pour Londres de réutiliser ses bases de Suez « en cas de conflit ». En 1956, la réoccupation du canal figurait dans l’ultimatum franco-britannique adressé à l’Egypte.
[27] Le 26 octobre, un jeune membre de la confrérie avait tiré des coups de feu contre Nasser.
[28] Neguib, populaire, avait précisément été placé à la tête du nouveau régime en tant que caution d’officiers putschistes jeunes et inconnus.
[29] En 1951 déjà, l’Egypte avait refusé d’adhérer à la Middle-East Defence Organisation (MEDO) proposée par les États-Unis, mais à laquelle devaient aussi participer la Grande-Bretagne et les pays du Commonwealth, la France et la Turquie. Le Pacte entendait constituer un pacte régional antisoviétique parachevant l’encerclement de l’URSS en s’ajoutant à l’OTAN (1949) et à l’OTASE (1954), l’Organisation du Traité de l’Asie du Sud-Est (lire à ce sujet Jacques Thobie, Ali et les quarante voleurs. Impérialisme et Moyen-Orient de 1914 à nos jours, Messidor, 1985).
[30] Manière de Voir, n°87, juin-juillet 2006.
[31] Et brièvement (1956) par le [Nord-]Yémen.
[32] Partie de la « Syrie historique », le sandjak d’Alexandrette (aujourd’hui province turque du Hatay) avait été cédé en 1939 à la Turquie par la puissance coloniale française pour favoriser sa neutralité dans la Deuxième Guerre mondiale qui s’annonçait. Au grand dam des nationalistes syriens.
[33] Inspiré par la Conférence afro-asiatique de Bandoung (Indonésie, avril 1955) où Nasser allait faire sa première apparition sur la scène internationale.
[34] La Syrie du général Assad, Complexe, 1991, pp.87-88.
[35] Héros de l’indépendance, Al-Kouatli avait déjà été élu président en 1943 avant d’être renversé par H. Zaïm
[36] De 1949 à 1955, entre 2.700 et 5.000 « infiltrés » (des Palestiniens qui franchissaient les lignes d’armistice, souvent pour regagner leurs foyers ou récupérer quelques biens) furent abattus par les forces israéliennes. La grande majorité de ceux-ci étaient sans armes, note le « nouvel historien » Benny Morris (Israel’s Border Wars,1949-1956 : Arab Infiltrations, Israeli Retaliation, and the Countdown to the Suez War, Oxford, 1993), et « 90% et plus de toutes les infiltrations étaient motivées par des préoccupations sociales et économiques ».
[37] Charles Enderlin, Paix ou guerres. Les secrets des négociations israélo-arabes. 1917-1995, Fayard, 2004, pp. 202-206.
[38] En 1965, encore, une offre israélienne d’aide au développement sera adressée à l’Egypte en échange de l’approbation par Le Caire du plan américain d’aménagement du bassin du Jourdain dit Plan Johnston (Enderlin, pp. 228-229).