Sur les principales chaînes d’information en continu, la défense de Nicolas Sarkozy a pris toute la place au détriment des faits. Sur BFMTV, des consignes envoyées aux présentateurs ont été ignorées et une journaliste, un peu trop rigoureuse, a même été convoquée.
Dans l’affaire Sarkozy-Kadhafi, comme de coutume sur CNews, la réalité des faits est rapidement écrasée par l’instrumentalisation partisane qui en est faite. Que l’ancien président soit déclaré coupable ou non, condamné à une peine de prison ou non, la chaîne info de Vincent Bolloré avait de toute façon l’intention de se saisir de ce jugement historique pour faire le procès des magistrats et de leur acharnement supposé contre Nicolas Sarkozy.
Ainsi a-t-on vu défiler jeudi 25 septembre, sur les plateaux de Pascal Praud, Laurence Ferrari, Christine Kelly et autres, des commentateurs venus fustiger « un procès politique », « une erreur extraordinaire de justice », « un règlement de compte » judiciaire et une condamnation fondée sur « aucune preuve ». Un traitement univoque qui s’est prolongé toute la semaine.
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Garante du respect du pluralisme et de la rigueur dans le traitement de l’information, l’Arcom a reçu de nombreux signalements dénonçant ce flot d’intox, a fait savoir l’autorité de régulation des médias. En mars déjà, lors du jugement de Marine Le Pen dans l’affaire des assistants parlementaires, l’autorité indépendante avait rappelé CNews à l’ordre pour son traitement « sans mesure, ni modération » de la condamnation de la cheffe de file du RN. Comme à chaque fois, pendant que l’Arcom ouvre des procédures, prend des sanctions et prononce des amendes, CNews continue sereinement à tordre les faits.
Rien de très inhabituel donc à observer la galaxie Bolloré se mettre en branle pour blanchir médiatiquement Nicolas Sarkozy. Depuis longtemps maintenant CNews, mais aussi Europe 1 et le JDD – qui n’ont pas jugé utile de préciser que Nicolas Sarkozy et Valérie Hortefeux, ex-compagne de Brice Hortefeux, siègent au conseil d’administration de leur maison mère, Lagardère – ont bazardé toute notion d’équilibre et d’honnêteté dans leur traitement de l’information. Il est en revanche plus saisissant de constater à quel point CNews semble avoir contaminé avec ses pratiques l’ensemble de l’espace médiatique.
Sur les autres chaînes, la condamnation de Nicolas Sarkozy à cinq ans de prison a généré un niveau exceptionnel d’approximations, de déformations des faits et d’erreurs factuelles. D’abord, à travers les réactions des proches de l’ancien président ou des commentaires de chercheurs ou d’éditorialistes jamais contredits.
Dans C dans l’air sur France 5, par exemple, Jérôme Jaffré, chercheur associé au Cevipof, s’est dit « bouleversé » par la condamnation de l’ancien président puis s’est aventuré à commenter le jugement en affirmant qu’aucune trace d’argent n’avait été retrouvée dans les comptes de la campagne de 2007.
Sur le plateau du service public, personne pour répliquer qu’il a été solidement établi par l’enquête judiciaire qu’au total 6,5 millions d’euros ont transité de la Libye vers les proches de Sarkozy. « La justice se paye la politique dans cette affaire », a-t-il lâché, avant de railler le lendemain sur France Inter une « justice trop sévère », qui a « mal fait son travail ».
Partout, les journalistes ont invité des défenseurs de Nicolas Sarkozy pour les laisser, sans jamais les corriger, dire, au choix, que le dossier était vide, que l’enquête reposait sur un faux ou que le président a été condamné sur la base d’une simple « intention ».
Dans l’émission Quotidien, le journaliste Jean-Michel Apathie a ainsi pu déclarer qu’il n’existait « aucune preuve » que Nicolas Sarkozy était au courant d’un pacte corruptif et a comparé le raisonnement des juges à une « loterie ». Toujours au sein du groupe TF1, Éric Brunet a estimé sur LCI que l’exécution provisoire de la peine de prison avait « peut-être » pour but d’« humilier » l’ancien président. « Moi, je trouve que les peines lourdes sont plutôt déployées à l’endroit de personnalités de droite », a-t-il conclu pour asseoir l’idée d’un complot.
Une journaliste de BFMTV convoquée
Sur BFMTV, plusieurs présentateurs se sont adonnés au même exercice de réécriture du jugement. Le 25 septembre, en édition spéciale, Olivier Truchot a multiplié les contresens, en répétant à plusieurs reprises que le casier judiciaire de Nicolas Sarkozy était vierge, en assurant que l’exécution provisoire était « censée être une exception » ou en affirmant, à tort, que « l’affaire est partie avec la publication d’une note de Mediapart ».
Une note qui selon lui « est un faux » et qui expliquerait pourquoi le tribunal « afait tomber trois charges sur quatre ». Très sérieusement, le journaliste Christophe Delay a aussi évoqué le témoignage de Ziad Takieddine et sa rétractation « sur BFMTV », sans jamais mentionner les détails de cette manipulation qui incrimine la chaîne.
Des erreurs factuelles qui sont d’autant moins pardonnables que les journalistes « rubricards » police-justice qui ont suivi par intermittence les trois mois d’audience pour BFMTV ont balisé le terrain avant et après la décision de justice, pour éviter tout contresens sur l’affaire.
Dans un mail envoyé le mardi 23 septembre et consulté par Mediapart, ayant pour objet « SARKOZY/KADHAFI : une décision très attendue ce jeudi — tout ce qu’il faut savoir » et transmis en interne à l’ensemble des collaborateurs de la chaîne, le service police-justice du canal 13 a pris soin de rafraîchir les mémoires sur les points clés du dossier.

« Les trois mois d’audience ont été relativement accablants pour Nicolas Sarkozy et ses plus proches, mettant en lumière des coïncidences très difficiles à justifier », avaient notamment pointé les rubricards deux jours avant la condamnation de l’ex-chef d’État. Dans cette notice à destination entre autres des présentateurs, rédacteurs en chef et programmateurs de la chaîne, il est rappelé la « succession de voyages à Tripoli à partir de l’automne 2005 de Claude Guéant et Brice Hortefeux » avec le terroriste Abdallah Senoussi, mais aussi les « explications farfelues de Thierry Gaubert sur l’arrivée d’un demi-million d’argent libyen sur son compte », ainsi que les agendas de l’ex-ministre du pétrole libyen, dans lesquels ont été retrouvés la mention « d’un déjeuner lors duquel avaient été évoqués trois virements d’un total de 6,5 millions d’euros “pour Sarkozy” ».
Pendant les heures de direct consacrées à la condamnation de Nicolas Sarkozy, aucun présentateur ne prendra pourtant la peine de rappeler à l’antenne les éléments listés dans ce document et tous laisseront les invités fustiger « un dossier vide ».
Dans ce même mail, les « autres affaires judiciaires » de l’ancien président sont également évoquées, notamment sa condamnation définitive dans l’affaire Bismuth. Ce qui n’empêchera pas Olivier Truchot d’insister à plusieurs reprises sur le casier judiciaire vierge de Nicolas Sarkozy et sur la supposée sévérité des juges. Pire, de cette note, les journalistes ne retiendront que les paragraphes mentionnant « la défense de Nicolas Sarkozy ».
- La chaîne n’a pas de commentaire à apporter sur le travail journalistiquement indépendant et irréprochable de la rédaction.
- – BFMTV en réponse à Mediapart
En plateau pourtant, la journaliste Alexandra Gonzalez, qui a couvert plusieurs audiences du procès pour BFMTV, tente tant bien que mal de rétablir quelques vérités. Face aux errements d’Olivier Truchot, de Christine Boutin, ancienne ministre sarkozyste, qui compare cinq ans de prison à « la guillotine », et de Jonas Haddad, porte-parole adjoint du parti Les Républicains, qui évoque un complot « politico-médiatique », elle rappelle les faits : le casier judiciaire de l’ex-chef d’État n’est pas vierge, la condamnation est l’aboutissement d’une enquête judiciaire qui a duré dix ans et non d’une instruction menée par des journalistes. Elle martèle aussi le fait que l’exécution provisoire n’a rien d’une exception.
Pour avoir simplement énoncé des faits, Alexandra Gonzalez sera convoquée le lendemain, selon nos informations, dans le bureau de Camille Langlade, directrice de la rédaction de BFMTV. Non pas pour la féliciter mais pour lui reprocher son positionnement lors du direct, jugé trop en défense des magistrats et du jugement prononcé contre Nicolas Sarkozy.
Contactées, ni Alexandra Gonzalez ni Camille Langlade n’ont répondu à nos questions. De son côté, BFMTV nous a fait savoir que « la chaîne n’a pas de commentaire à apporter sur le travail journalistiquement indépendant et irréprochable de la rédaction ».
Ainsi en est-il du fonctionnement des chaînes d’info, où l’on préfère laisser discourir à partir d’approximations ou d’intox des éditorialistes et invités de différentes obédiences, sans jamais trancher les débats par les faits. Le commentaire y est sacré et les faits minoritaires. Et lorsque les journalistes tentent de rétablir quelques vérités, on leur reproche de choisir un camp ou de prendre parti.
Le soir de la condamnation de l’ex-chef d’État, le service police-justice de BFMTV envoie à la rédaction un nouveau document, cette fois intitulé « SARKOZY / KADHAFI – Comprendre le jugement à l’encontre de Nicolas Sarkozy ». La notice cite des extraits de la décision rendue par le tribunal de Paris. Elle rappelle que l’incarcération est motivée par l’exceptionnelle « gravité des faits » et insiste sur la caractérisation de l’association de malfaiteurs dont Nicolas Sarkozy a été jugé coupable et qui « avait pour but de lui procurer un avantage dans la campagne électorale. »

Pour autant, les défenseurs de Nicolas Sarkozy défileront encore un à un pour dérouler leurs commentaires sans contradiction et les bandeaux diffusés par BFMTV auront tous la même tonalité : « La justice va-t-elle trop loin ? », « Une peine disproportionnée ? », « Un verdict politique ? », « Exécution provisoire ou exécution politique ? », « Mediapart, média militant ? »
« La condamnation sans preuve, elle est assumée », accuse le conseiller Henri Guaino devant une journaliste muette. « Je ne vous ai quand même jamais entendu dire des mots aussi forts contre la justice », se contente-t-elle de répondre. Dans une autre émission du 29 septembre, le chroniqueur économique Emmanuel Lechypre se moque du couplet « pro-juge » de l’éditorialiste Laurent Neumann lorsque ce dernier évoque les menaces reçues par les magistrats et Géraldine Woessner, du Point, assène qu’« il n’y a aucune preuve » du pacte de corruption.
L’opinion avant l’information
« Ce qui est stupéfiant pour une bonne part du traitement médiatique audiovisuel, c’est que les informations et les débats portent essentiellement sur les infractions retenues ou écartées, sur le mandat de dépôt, mais pas sur les faits établis par le tribunal », s’étonne Ismaël Halissat, journaliste qui a alternativement couvert le procès pour Libération avec deux de ses collègues.
Alors comment expliquer une telle désinformation ? Nombre de rubricards police-justice que nous avons interrogés soulignent l’inculture générale de la profession sur le fonctionnement de la justice, qui rend impossible la bonne restitution d’un dossier aussi complexe.
« Il n’est pas nécessaire que le tribunal apporte la preuve absolue que l’argent libyen ait irrigué la campagne de Sarkozy pour que le pacte de corruption soit constitué, s’agace Thierry Lévêque, qui a suivi les trois mois d’audience pour le média Les Jours. Le cœur de l’affaire, c’est bien qu’on a été solliciter de l’argent libyen et que cet argent a été en partie versé. Et c’est ça qu’on devrait retenir journalistiquement. »
Des tensions dans la presse écrite
- Selon nos informations, le traitement de la condamnation de Nicolas Sarkozy a suscité quelques tensions au sein du journal Libération. Pendant que la rédaction préparait un dossier avec des explications et analyses des trois journalistes ayant suivi le procès, Jean Quatremer, salarié du même quotidien, courait les plateaux télé. Non pas pour relayer le travail de ses collègues, mais pour reprendre les éléments de langage du clan Sarkozy et dénoncer les magistrats « qui font de la politique ». « On ne condamne pas un ancien président de la République comme on condamne moi ou vous », a-t-il notamment déclaré sur LCI, avant d’ajouter : « On peut se dire que les juges jouent quand même avec la République. »
- Pour le journal Marianne, Laurent Valdiguié, qui a suivi l’intégralité du procès, a publié un hors-série reprenant tous les enjeux de l’affaire de manière factuelle et documentée. Une approche qui tranche radicalement avec l’autre numéro de l’hebdomadaire en kiosque depuis mercredi. Dans son édito, la directrice Ève Szeftel déplore « le soupçon de partialité qui entache ce jugement » et pose cette question en une : « La vengeance politique des juges ? » En réponse, Laurent Valdiguié a partagé sur X un célèbre adage : « À tout titre d’article journalistique se terminant par un point d’interrogation, il peut être répondu par la négative. » Selon nos informations, il a aussi demandé à retirer sa signature d’un des articles publiés dans ce numéro.
De manière générale, il faut dire que les journalistes étaient peu nombreux à assister à ce procès unanimement décrit comme historique. À peine une dizaine de reporters étaient présents quotidiennement au tribunal. Les télés et radios ont couvert une poignée d’audiences, lors des réquisitions du parquet et des plaidoiries de la défense principalement.
« Tous les journalistes sont venus le jour où Sarkozy est arrivé à l’audience avec son bracelet, mais lorsqu’il y avait des audiences cruciales sur le fond de cette affaire, il n’y avait ni télé ni radio, remarque Thierry Lévêque, qui a même chroniqué le procès sur son blog personnel. Le résultat, c’est que le lecteur n’a pas vraiment été mis en mesure de comprendre ce qui se passait et d’un seul coup le jugement a dégringolé, comme si ça sortait de nulle part. » Le narratif du clan Sarkozy était ainsi beaucoup plus facile à imposer.
Yunnes Abzouz et David Perrotin
Tiré d’Europe solidaire sans frontière.
Presse-toi à Gauche (Canada), Autorisation générale de publication intégrale.
