L’élément perturbateur

Il a osé ! Non, il n’a pas fait ça quand même ? Si, il l’a fait. Mais quel culot, quelle outrecuidance, quelle désinvolture ! Il a osé. Alexandre Penasse, rédacteur en chef du journal Kairos a osé poser une vraie question à la première ministre Sophie Wilmès lors de la conférence de presse du Conseil National de Sécurité qui tente de faire face à la crise sanitaire, ce mercredi 15 avril : « Quelle légitimité démocratique y a-t-il à prendre ces décisions quand la plupart des membres qui décident et qui réfléchissent font partie des multinationales et de la finance ? ». Cette intervention a suscité un déferlement de polémiques sur les réseaux et dans les milieux de la gauche alternative où certains ont sauté sur l’occasion pour faire le procès du rédacteur en chef de Kairos, accusé partout de complotisme et de nombreux autres mots en -isme. Pourtant, ce qui s’est passé ce 15 avril est une véritable menace pour la liberté de presse : non seulement, la première ministre a tenté d’interrompre la question du journaliste sans lui fournir de réponse satisfaisante mais, en plus, ledit journaliste a été empêché de poser une seconde question et son micro a été volontairement coupé. Alors que, pour une fois, un journaliste décide de poser une question qui demande un peu plus d’efforts que de reprendre le discours institutionnel, alors que, pour une fois, quelqu’un demande enfin qu’on rende des comptes aux citoyens belges, ce journaliste est censuré, de la manière la plus fallacieuse qui soit, puisque son micro est tout simplement coupé.

Recadrer le sujet

Face à cela, on pourrait s’attendre à un minimum de solidarité de la part des acteurs de « la gauche plurielle », mais en réalité, on assiste depuis plusieurs jours sur les réseaux à une véritable surenchère (déferlante) d’accusations visant le journal et son rédacteur en chef. Procès d’intention, entreprise de décrédibilisation, tribunal militant, représailles : tout le monde semble trouver une bonne raison de participer à ces délibérations, et c’est à qui sortira le plus gros scandale sur Kairos et son rédacteur en chef. Pas question ici de contester ces accusations ou de se prononcer sur leur bien-fondé : là n’est pas l’objectif de ce papier qui ne consiste en rien en une tentative d’arbitrage. Sans nier ces polémiques ou chercher à les invisibiliser, nous proposons d’aborder le sujet sous une autre perspective en sortant du débat (stérile) qui tourne autour de la personnalité et des idées du rédacteur en chef de Kairos, pour nous concentrer sur ce que cet événement vient dire de la qualité de la démocratie et des rapports entre la presse et le pouvoir politique. Dans un premier temps, nous verrons que face à la question de M. Penasse, la réaction de la première ministre témoigne d’une inexpérience notoire de la pratique démocratique, et ce, alors que la question du journaliste interrogeait justement la légitimité démocratique du gouvernement. Dans une seconde partie, nous aborderons la question de la censure médiatique, et des interactions entre les médias et le pouvoir politique.

Des travailleurs comme les autres ?

A bien y réfléchir, Alexandre Penasse peut se réjouir d’une chose : s’il n’a pas reçu de réponse claire à sa question, la réaction de la première ministre suffira certainement à éclairer sa lanterne. Alors que le journaliste énumère les diverses sociétés privées pour lesquels ont travaillé certains membres du gouvernement ou experts sollicités pour faire face à la crise du corona, la première ministre l’interrompt en invoquant leur droit au respect de la vie privée : « Si vous avez l’intention de donner les CV de l’entièreté des gens qui travaillent et qui ont le droit comme n’importe qui d’autre à un minimum de privacy, je vous encourage à terminer». Cette phrase constitue une double atteinte à l’esprit de la démocratie et en dit long sur l’inexpérience démocratique de Sophie Wilmès. Premièrement, elle va à l’encontre du concept de transparence en l’enjoignant à ne pas divulguer des informations que les citoyens sont en droit de connaître et, deuxièmement, elle semble réfuter le principe selon lequel les membres du gouvernement doivent rendre des comptes aux citoyens. Non madame Wilmès, les politiciens ne sont pas des travailleurs « comme les autres », justement, ils doivent être irréprochables. En entrant au gouvernement, ils acceptent d’endosser une responsabilité vis à vis des citoyens devant lesquels ils doivent être en mesure de répondre de leurs actes, et cela n’a rien à voir avec le droit à la vie privée. Il s’agit simplement d’éviter tout conflit d’intérêt dans la prise de décision politique, surtout dans une situation de crise comme celle que nous vivons, où ces décisions impliquent la vie de milliers de personnes. Que certains politiciens qui tiennent un rôle important dans la gestion de la crise sanitaire, soient suspectés d’avoir fait carrière dans l’industrie pharmaceutique est une considération qui mérite au moins quelques explications… Non ? Mais ce n’est pas l’avis de la cheffe de gouvernement qui semble considérer le droit à la vie privée d’une poignée de politiciens plus important que le droit à l’information de toute une population. Sophie Wilmès est un pur produit de la doctrine néo-libérale et ses propos adressés à Alexandre Penasse sont représentatifs de cette catégorie de politiciens qui sous-estiment largement la maturité démocratique des citoyens. Des hommes et des femmes politiques qui ont généralement débuté leur carrière dans le privé et chez qui le sens du privacy est souvent plus visible que celui du collectif. Nous sommes donc en droit, en tant que citoyen, et en tant que journaliste, d’interroger leur capacité à rendre la démocratie effective.

Les urnes, le refuge

Sur ce point, la première ministre n’a d’ailleurs pas manqué de se réfugier derrière la légitimité des urnes : « Derrière cela, la décision politique, elle est ce qu’elle est, c’est-à-dire qu’elle revient au politique. C’est le politique qui prend ces décisions, et derrière le politique ou avant le politique, il y a des élections, des votes de confiance au Parlement. » Mais tant que, dans le discours des politiciens, la légitimité démocratique se limitera à l’élection, alors il faudra s’en méfier. Aujourd’hui, beaucoup de citoyens ne croient plus en l’élection et au système partisan. Ils demandent de vrais gages de démocratie et plus de délibération. Et qu’on arrête de croire que l’urgence de la situation sanitaire justifie la précipitation de la formation d’un gouvernement pour prendre des décisions rapidement : le peuple est assez « mature » pour savoir ce qui est bon pour lui. Les citoyens ne sont pas des enfants. Cette crise sanitaire et sociale aurait très bien pu être l’occasion d’un renouvellement des outils de la démocratie vers des formes plus délibératives. Ainsi, le réflexe presque pavlovien qu’a eu la première ministre en brandissant sa légitimité électorale pour se défendre, révèle une fois de plus le manque de culture démocratique de la classe politique ainsi que le peu d’intérêt qu’elle accorde à la nécessité de repenser la démocratie.