Le Sud global considère que l’Occident lui a longtemps imposé son droit, ses valeurs, sa diplomatie

Carte blanche

Les pays du Sud s’affirment de plus en plus sur la scène mondiale. Il est nécessaire de redéfinir la place du Sud global dans les enceintes internationales, estime Raoul Delcorde, ambassadeur honoraire de Belgique et membre de l’Académie royale de Belgique.

Le terme « Sud global » est de plus en plus souvent utilisé. Cela ne concerne pas uniquement les pays du Sud de notre hémisphère. La dénomination n’est pas géographique. En fait, les deux plus grands pays du Sud – la Chine et l’Inde – se trouvent entièrement dans l’hémisphère Nord. L’expression désigne plutôt un ensemble de convergences politiques, géopolitiques et économiques entre les nations concernées. Et sans doute le Sud global doit se penser comme une manière de s’opposer au Nord global.

Les pays du Sud ont pour la plupart été victimes de l’impérialisme et de la colonisation, les pays africains en étant peut-être l’exemple le plus visible. Cela leur donne une vision très différente de ce que les théoriciens de la dépendance ont décrit comme la relation entre le centre et la périphérie dans l’économie mondiale – ou, pour le dire en termes simples, la relation entre « l’Occident et le reste du monde ».

Compte tenu du déséquilibre des relations passées entre de nombreux pays du Sud et du Nord – à l’époque des empires coloniaux et de la Guerre froide – il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui, beaucoup choisissent de ne pas s’aligner sur une grande puissance en particulier. Et si les termes « Tiers-monde » et « en développement » véhiculent des images d’impuissance économique, ce n’est pas le cas du « Sud global ».

Depuis le début du XXIe siècle, un « déplacement de la richesse », comme l’a qualifié la Banque mondiale, de l’Atlantique Nord vers l’Asie-Pacifique, a bouleversé une grande partie des idées reçues sur l’origine des richesses mondiales.

D’ici 2030, on prévoit que trois des quatre plus grandes économies seront issues du Sud, dans l’ordre suivant : la Chine, l’Inde, les États-Unis et l’Indonésie. D’ores et déjà, le PIB en termes de pouvoir d’achat des nations BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud – dominées par le Sud, dépasse celui du G7.

Cette évolution économique s’est accompagnée d’une visibilité politique accrue. Les pays du Sud s’affirment de plus en plus sur la scène mondiale, qu’il s’agisse de la médiation de la Chine pour le rapprochement entre l’Iran et l’Arabie saoudite ou de la tentative du Brésil de promouvoir un plan de paix pour mettre fin à la guerre en Ukraine.

Cette évolution du pouvoir économique et politique a conduit des experts en géopolitique comme Kishore Mahbubani à parler de l’avènement d’un « siècle asiatique ». D’autres ont commencé à parler d’un « monde post-occidental ». L’idée centrale, portée par la Chine, est celle de la redéfinition des normes. Le Sud global considère que l’Occident lui a longtemps imposé son droit, ses valeurs, sa diplomatie. Le temps est venu de définir de nouvelles normes, et donc aussi de redéfinir la place du Sud global dans les enceintes internationales (du Conseil de sécurité de l’ONU au FMI, de l’OMC à l’UNESCO).

L’ordre international libéral a été, en effet, façonné par un ensemble de normes et de règles visant à promouvoir la paix, la stabilité et la coopération entre les nations. Cependant, ces normes, longtemps considérées comme universelles, font l’objet aujourd’hui d’un examen minutieux et même d’une remise en question. Des contestations émergent autour de questions cruciales telles que les droits de l’homme, le commerce international, la souveraineté et la gouvernance mondiale, mettant à l’épreuve la solidité de l’ordre international. En outre, le Sud global constate l’échec de la puissance occidentale à véritablement régler les conflits. Échec de l’intervention occidentale en Afghanistan ou en Syrie, ou encore dans la seconde Guerre du Golfe en 2003, incapacité à contribuer à une stabilisation de la Libye, tensions au Sahel, sont autant d’illustrations de ce qu’un politologue a qualifié d’« impuissance de la puissance ».

Cette remise en question des normes internationales affecte directement la coopération internationale. Les tensions entre les États, alimentées par le choc des visions divergentes et l’affirmation des intérêts nationaux, entament la capacité des institutions internationales à apporter des solutions viables aux conflits et débouchent sur des impasses, comme le démontre le blocage actuel du Conseil de sécurité (sur l’Ukraine ou la Syrie).

Or nous sommes dans un monde globalisé et il ne peut y avoir que des solutions globales aux problèmes transversaux que sont le terrorisme international, le changement climatique, les pandémies et les crises migratoires. Le défi est donc bien de trouver le point d’équilibre entre les valeurs universelles et les spécificités nationales. Et sans doute est-ce dans un cadre multilatéral que cela devra se réaliser.

A mesure que le Sud global gagne en puissance, on devrait sans doute assister à un effacement graduel du G7. Mais les institutions ont une grande capacité de survivre en se réinventant. On pourrait imaginer deux scénarios possibles pour l’avenir du Sud global. Le premier supposerait une croissance mondiale forte et surtout bien répartie sur le globe, qui conduirait le G20 (où le Sud et le Nord global se rencontrent) à devenir l’ébauche d’une gouvernance économique planétaire. Pourrait-on imaginer un duopole États-Unis-Chine, qui proposerait cette gouvernance multilatérale planétaire ? Cela paraît peu probable tant l‘antagonisme sino-américain paraît puissant.

Un second scénario verrait une fragmentation de la croissance mondiale, avec des inégalités plus marquées. Dans ce cas, le G20 deviendrait un lieu de confrontation, incapable d’édicter des règles acceptables par tous, où les plus forts domineraient les moins forts, en faisant valoir que leur réussite économique leur confère une légitimité incontestable.

Nous sommes entrés dans l’ère post-occidentale. Il est difficile d’en préciser les contours mais il est incontestable qu’une page de l’histoire universelle est tournée.

Raoul Delcorde