Le profit a-t-il un statut ou une légitimité scientifique ? Un étonnant éclairage thermodynamique

Le Pr. Omar Aktouf, d’origine algérienne est professeur titulaire d’économie-management depuis plus de 40 ans au Canada, notamment HEC Montréal. Il est lauréat du Prix de la Recherche Université de Montréal en 1987, Prix du meilleur livre économie-gestion Québec 2003, Médaille du meilleur apport en économie-gestion de Colombie Université Del Valle en 2017, classé parmi les 75 personnalités les plus marquantes en apports scientifiques et en contribution à l’avancement en Économie-gestion du XXe siècle pour le Canada, classé parmi les 10 meilleurs auteurs d’articles scientifiques du domaine des 20 dernières années du XXe siècle en Allemagne, lauréat de la charge de la Leçon inaugurale de l’année académique 2015 en Colombie, médaille du « Meilleur parcours d’expert » en GRH-gestion de l’Association Maghreb-France décernée à Paris en 2008, etc.

 

Avant-propos 

Avant tout j’aimerais encore et encore, remercier Pour.press et son extraordinaire dynamique et tellement besogneuse équipe, autant pour la place toujours ouverte qui est offerte à mes écrits que pour la constance et le courage de leur ligne éditoriale.

Je voudrais aussi redire un grand bonjour à mes fidèles lecteurs et leurs constants encouragements ; ceci en plus de leur demander un grand pardon pour mes longues absences dans ces colonnes, absences dues à de multiples aléas et contretemps, particulièrement de santé, d’obligations et de procrastinations qui s’accumulent. J’en demande donc pardon à mon fidèle lectorat, avec cette fois, je l’espère, un prélude à une meilleure constance dans mes interventions.

 

En guise d’introduction-explication de ce « retour » en ce mois de mai 2023

Nous assistons, quasi impuissants – sinon totalement impuissants – à la « brisure » systématique des « miroirs » censés renvoyer des images des réalités que nous vivons
L’occasion de ce retour sur les colonnes de pour.press m’est offerte, tout particulièrement pour cette fois, à la suite de la non-utilisation d’un texte déjà rédigé, que je décide de ne point laisser lettre morte, et d’en faire profiter donc le fidèle lectorat de mes chroniques. Ce texte donc, était prévu initialement pour une intervention d’invité spécial (de la part d’associations d’universitaires et d’étudiants de la Côte d’Azur, notamment en sciences politiques) lors d’un important évènement des séries TED-X qui devait se tenir en avril dernier autour d’une métaphore dite des « miroirs brisés » (Broken Mirrors). Métaphore renvoyant, m’a-t-on expliqué, au fait que, dans le monde de la gestion-économie d’aujourd’hui, nous assistons, quasi impuissants – sinon totalement impuissants – à la « brisure » systématique des « miroirs » (évidemment théoriques, universitaires, mais aussi du monde de la pratique concrète) censés renvoyer des images des réalités que nous vivons, conformes aux beaux discours de « meilleur des mondes de la mondialisation heureuse ». Mais las!, ces miroirs non seulement ne renvoient rien de semblable, mais les dits « miroirs » eux-mêmes « se brisent » et brouillent autant nos certitudes, nos esprits, nos consciences, que nos théories, nos politiques, nos convictions…

Bien évidemment, m’expliqua-t-on alors, le fait de m’inviter « spécialement » avait à voir avec mes nombreuses interventions, développements théoriques et travaux antérieurs inédits et originaux (écrits, conférences, séminaires… datant pour certains, déjà depuis les années 1970 et 1980)… Travaux et développements théoriques de plus en plus en vue et enfin pris « plus sérieusement », sur la nécessité d’appliquer une analyse et un raisonnement relevant de la physique – thermodynamique (chose déjà connue sous l’appellation « paradigme thermodynamique de l’économie-gestion »).

Hélas, des événements importants ne me permirent point de me rendre à l’évènement : des empêchements majeurs de dernière minute, m’ayant obligé à annuler tout déplacement sine die.

 

Quelques précisions sur la teneur et le format du texte

Je pense indispensable de préciser quelques éléments importants relatifs à la teneur et format de ce texte, d’abord destiné à être lu, donc redevable à bien impératifs de style, de syntaxe, de façons d’enchaîner les idées… Et également préciser par ailleurs que, pour ce qui est de la teneur même, il m’a été demandé des éléments de contenus assez précis et circonscrits, éléments qui, de toute façon, profiteraient autant aux lecteurs, j’en suis convaincu.

En bref et plus spécifiquement il me fut instamment demandé d’allier éléments de ma biographie, de mon cheminement autant personnel que professionnel et intellectuel – assez atypiques, il faut en convenir – et éléments ayant conduits aux inspirations et raisonnements tout à fait inédits, sinon faisant figure de véritable « nouvelle percée » dans le champ de la pensée dite « complexe » et pluridisciplinaire.

 

Voici donc l’intégralité de la communication prévue

Bonjour, je suis Omar Aktouf, Full Professor ou « professeur Titulaire » – aujourd’hui retraité honoraire- à HEC Montréal en Économie-Management depuis près de 40 ans.

J’étais berger et analphabète total jusque mes 11 ans ou presque, âge auquel j’ai été bien forcé d’aller à l’école dans la minuscule ville marocaine de Safi
eune, après mes études secondaires, je voulais devenir – excusez du peu ! – Aristote, Montaigne ou Voltaire, ou Orwell… pour tenter de comprendre ce monde qui m’a fait naître et grandir dans un colonialisme féroce, dans l’injustice et la pauvreté extrême des hautes montagnes kabyles. J’étais berger et analphabète total jusque mes 11 ans ou presque, âge auquel j’ai été bien forcé d’aller à l’école dans la minuscule ville marocaine de Safi, la terre semi-désertique des Abdas du Maroc, qui nous donna refuge durant la guerre de libération, ne nous faisant plus survivre. Cette épopée je la raconte dans un livre « Algérie entre l’exil et la curée » (rassurez-vous je ne fais pas de publicité de mes livres, car j’en cède partout les droits pour des aides aux études)

Le Maroc de mon enfance était un Protectorat français. J’y avais le droit de fréquenter l’école des colons. Un couple d’enseignants aussi dévoués à leur vocation, qu’anticolonialistes, m’y prirent en main, pour ne pas dire adopté, et fait terminer tout le cursus primaire en moins de 2 ans et demi ! Et haut la main ! Ma bonne étoile ne m’abandonna point, même en Algérie, ou nous débarquâmes par le premier train de réfugiées aussitôt l’indépendance déclarée. Je tombai alors sur des gens semblables, demeurés en poste, alors même que les carnages de dépit et d’arrière-garde persistaient impitoyablement  Ces gens prirent en charge mes trois années d’internat pour finir le secondaire. J’ai pu continuer mes études universitaires, en survivant comme musicien dans les boîtes de nuit, et comme répétiteur de cours privés le jour.

Poussé à m’exiler de mon pays en fin des années 1970, j’ai obtenu un poste de professeur au Québec
ravailler-étudier : cela a duré jusque mon dernier diplôme obtenu à 40 ans passés, c’est-à-dire le PhD Management-économie, conjointement aux Universités de Montréal et de McGill. Poussé à m’exiler de mon pays en fin des années 1970, j’ai obtenu un poste de professeur au Québec, au tout début des années 1980. J’avais à reprendre ma carrière de zéro, à l’âge de 41 ans, avec une famille de 6 personnes.

« Laissez trois businessmen faire du business sans surveillance de ce qu’ils font et vous avez trois brigands ! »
La perspective d’enseigner le management, moi petit berger des montagnes kabyles, à ceux qui en sont les inventeurs, me terrorisait au point de me mettre à lire et à relire, dans leurs écrits originaux, tous les classiques du domaine… jusqu’à écumer les grandes bibliothèques de France… ou du British Museum. Que n’ai-je pas appris !? Particulièrement les façons dont on a épuré les classiques de tout ce qui pouvait déplaire aux nantis et aux businessmen, telle par exemple ces phrases, parmi bien d’autres, d’Adam Smith : « Laissez trois businessmen faire du business sans surveillance de ce qu’ils font et vous avez trois brigands ! », ou « Le credo des businessmen c’est  tout pour moi et rien pour les autres ; et ceci est une infamie ! », ou encore celle-ci de Thorstein Veblen : « Les businessmen ne sont pas les amis de l’économie, ils en sont les ennemis, les prédateurs », ou encore de F. Taylor :« Lorsque les coûts sont payés, ce qui reste doit être partagé avec les employés », ou même de H. Fayol « Tout bon dirigeant doit toujours privilégier l’oral à l’écrit (…),  diriger avec son cœur, et ne prendre aucune décision sans l’avis et l’assentiment de ses équipes », etc.,

Ce fut un filon inépuisable pour notamment, mon livre commandé par HEC Montréal et devenu dit-on un « classique » : Le Management entre Tradition et Renouvellement. Curieux de tout et avide de tout comprendre, je me retrouvai avec des connaissances en philosophie, psychologie, littérature, histoire, physique, économie, gestion, anthropologie, linguistique… Je voulais tout connaître… sauf la médecine, au très grand désarroi de ma famille !

Tout acte de travail n’est que transformation irréversible d’énergie utilisable en énergie définitivement non utilisable
Cependant dès mes débuts universitaires il survint en moi un bien gros dilemme que voici : lorsqu’il y a « travail », la physique nous enseigne qu’on détruit, qu’on dégrade… définitivement, des quantités d’énergie irrémédiablement perdues en tant qu’énergies utilisables (premier principe de la thermodynamique qui postule que « la quantité d’énergie dans l’univers est une constante »). Tout acte de travail n’est que transformation irréversible d’énergie utilisable en énergie définitivement non utilisable.

C’est le second principe de la thermodynamique, dit « d’entropie ». (Attention à la confusion avec le principe de Lavoisier qui ne vaut qu’en chimie pour la question de l’équivalence du poids atomique avant et après une réaction chimique). Tandis qu’en économie et management on signait et persistait dans la prétention de « créer » lorsqu’il y a travail ! C’était disait-on, de la valeur ajoutée, des profits… Mais… détruit-on ou crée-t-on ? Qui a tort qui a raison ? La physique, ou l’économie et le management ?

Le bûcheron-menuisier qui fabrique une table en coupant un arbre, a-t-il détruit un arbre ou créé une table ?
Illustrons d’un exemple simple : le bûcheron-menuisier qui fabrique une table en coupant un arbre, a-t-il détruit un arbre ou créé une table ? Pourrait-il refaire un arbre à partir d’une table ? Créer un arbre ? Qu’advient-il de tout ce qui vivait de, dans, et autour de cet arbre ? Des « déchets » non utilisés ? Ne sont-ce qu’externalités gratuites ? Combien de dizaines d’années faut-il attendre avant d’avoir un même arbre pour la même table ?… Je réfléchis à cette question depuis les années 1970. Il en résulta ce que j’ai baptisé un « Paradigme thermodynamique de l’économie-management ». On me prit pour un fou.

Mais il existe, depuis environ les années 2015, des travaux, publications et thèses en physique et économie traitant spécifiquement de la même question. Hormis que cela s’arrête à l’économie. Sur une sorte d’application du vocabulaire de la thermodynamique aux activités économiques.

Il s’agit d’un nouveau « paradigme » qui pose la question du statut épistémologique-scientifique du profit comme « création » de quoi que ce soit !
Les applications à la gestion et au profit, restent jusque-là, du seul ressort de mon travail, à ma connaissance. Il s’agit d’un nouveau « paradigme » qui pose la question du statut épistémologique-scientifique du profit comme « création » de quoi que ce soit !

Voici en bref les clés centrales du raisonnement. Via le problème du travail on peut facilement déduire les équivalences : travail = énergie et inversement. Et travail = extraction irréversible d’énergie utilisable (le travail industriel, lui, = surextraction exponentielle-insoutenable d’énergie (voir Georgescu-Roegen, Rifkin, Morin…). Mais il y a aussi le fait que l’argent c’est aussi de l’énergie ! Car toute unité de monnaie fabriquée, où que ce soit, sert avant tout à payer du travail de quelqu’un quelque part ! (Le problème de l’argent spéculatif… boursier, finances toxiques… est encore bien pire! mais c’est un autre problème, pas le sujet d’aujourd’hui)

Cela établi qu’il y existe cette équivalence indiscutable : Travail = Énergie = Argent. MAIS… Le profit c’est de l’argent ! donc C’EST de l’énergie !! Or nul ne sait « créer » de l’énergie !! Comment alors « crée » -t-on du profit qui est énergie ?

La réponse est complexe, mais simplifions : En fait il s’agit de « transfert », ou mieux de « dépouillement » d’énergie qui va d’une source « extractible » ou « dépouillée » vers une entité « extractrice » ou « dépouillante ». Car, selon les lois de la rétroaction négative qui régissent notre monde, RIEN de semblable au « profit » infini ne peut exister (sinon le cancer), ou alors en cas de transferts d’énergie de certaines sources vers d’autres… Lesquelles « autres » en « dépouillent » les premières ! Le principe de constance de l’Énergie interdit d’en être autrement

« Le profit ne se fait plus que sur le chômage, la pollution et la misère ».
Plus véridiquement, il ne s’agirait – en fait de profits infinis — que de « dégâts » causés par les activités économiques humaines, à la Nature, aux animaux, aux exploités, au climat, aux sociétés… Ces transferts, c’est aller depuis la pollution globale jusqu’aux salaires de pauvreté… C’est ainsi que feu l’économiste B. Maris constatait, il y a des années déjà : « Le profit ne se fait plus que sur le chômage, la pollution et la misère ».

Prenons un exemple réel de « dépouillement d’énergies et de hausse d’entropie allant jusqu’à la finitude des systèmes dépouillés »: lorsque GM réalise disons, 1.000.000 $ de profits, trouvera un jour 50 baleines mortes empoisonnées par les métaux toxiques rejetés dans les réseaux hydriques des Grands Lacs, jusque dans l’Atlantique Nord. Si GM devait investir pour contrôler ses déchets toxiques, elle ne ferait sans doute pas de profits, encore moins infinis ! Ce ne sont qu’expressions de ce qui a mortellement haussé l’entropie des baleines.

Il en de même pour le climat, la pollution globale, les misères et pauvretés à travers le monde, les licenciements, les délocalisations… lesdites « migrations »…

En conclusion : le profit infini n’a d’existence épistémologique et scientifique que comme transfert et dégradation exponentielle d’énergie définitivement perdue. Raisons pour lesquelles on ne peut comprendre ce qui nous arrive aujourd’hui, CAR IL NOUS FAUT SORTIR des « raisonnements économie-management » pour en comprendre les problèmes J’ai donc mis au point – et continue – ce « Paradigme thermodynamique de l’économie-management », qui a vocation à dresser des constats scientifiquement étayés quant aux sources de tout ce qui afflige notre monde. Mais… si les constats sont plus que patents… et évidents… les solutions, elles, passent par une véritable révolution copernicienne du paradigme néolibéral dominant en économie ET en management, de toute urgence, toutes affaires cessantes ! Cela sera l’objet d’une prochaine (ou de plusieurs prochaines) chronique(s).

Omar Dr. Aktouf,
PhD, Full professor HEC Montréal
5 mai 2023

Commentaires bienvenus : omar.aktouf@hec.ca


By Omar Aktouf

Omar Aktouf   M.S. Psy.; M.S. Adm/Dév. Économique M.B.A et Ph.D. Management Professeur titulaire à HEC Montréal Membre fondateur du Groupe Humanisme et Gestion Membre permanent du Comité Scientifique de l'International Standing Conference on Organizational Symbolism, ainsi que de nombreuses revues internationales. Professeur invité permanent en Europe, Afrique, Amérique latine... Conférencier et Consultant senior international en plusieurs langues.