C’est en tous cas ce que proclame la firme dans sa communication à destination des coursiers. Vernis écolo-bobo et « économie de partage », voilà pour l’image.
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Martin Willems, qui s’est voué corps et âme à la défense des coursiers, remet les pendules à l’heure :
« Le concept d’économie collaborative a créé de nombreux espoirs. Celui par exemple qu’au lieu d’une société de consommation et de gaspillage, on utiliserait mieux les équipements en les partageant et en les réparant . Ou que les services entre voisins pourraient remplir les trous laissés par l’économie capitaliste (…) ; voire (…) ramener de la convivialité là où il n’y a plus que l’appât du gain. »
Mais Deliveroo est une multinationale (dont 16 % du capital est détenu par Amazon), et elle n’a « pas vocation à partager quoi que ce soit, mais à vendre un service, ce qui n’aurait rien de honteux pourvu qu’on respecte les règles. »
Et c’est bien là que le bât blesse. Dans les quatorze pays où elle opère, Deliveroo mène un lobbying intense pour déconstruire le droit du travail et obtenir une législation sur mesure, ce qui est déjà partiellement le cas, par exemple en Belgique (loi De Croo) et en France (loi El Khomri). Elle refuse de considérer ses coursiers comme des salariés, ce qui impliquerait de leur fournir le matériel qu’ils doivent utiliser (vélo, casque, smartphone), de leur procurer un salaire décent, payé à l’heure, et non à la course, et une protection sociale.
C’est pourquoi la lutte des coursiers concerne tous les travailleurs.
Tous concernés par ce cheval de Troie
En effet, si Deliveroo réussit à imposer ses règles, celles-ci pourraient bien devenir la nouvelle norme, et feraient disparaître le Droit du Travail, produit de siècles de lutte sociale. Ceci au nom de la modernité, le patronat considérant de plus en plus ce droit comme obsolète, une idée que Deliveroo diffuse continuellement auprès des autorités, comme son directeur l’explique dans son interview à Paris Match. (20 février 2018, interview de Mathieu de Lophem)
Ce à quoi répond l’auteur :
Mais qui sont les coursiers Deliveroo ?
Pas vraiment…
Malgré la difficulté d’obtenir des listes de travailleurs (que Deliveroo ne fournit pas, et certainement pas à un syndicaliste comme Martin Willems), l’engagement de l’auteur auprès des coursiers lui a permis d’établir une typologie, avec le constat qu’il s’agit pour l’essentiel d’un public précaire. Oui, il y a des étudiants, mais ils ne constituent pas le gros des troupes, ne fût-ce que pour leur indisponibilité en périodes de blocus, d’examens, etc.
Il y a le travailleur qui veut compléter un revenu insuffisant. Il y a l’artiste aux revenus aléatoires. Il y a le jeune en recherche d’emploi, le chômeur, mais aussi le jeune en décrochage scolaire. Ou le migrant, parfois sans-papiers, parfois contraint d’utiliser un prête-nom.
Et ce sont donc eux qui prennent tous les risques : les intempéries, les risques d’accident, le temps d’attente non payé, le matériel à acheter…
Dans un chapitre consacré au temps du Covid – une page d’anthologie – on apprend que les coursiers n’ont reçu ni gel, ni gants, ni masques, tout en étant tenus de désinfecter leur sac isotherme entre chaque livraison et en voyant leur salaire diminué grâce au système free login.
Quel est leur statut social ?
Indépendant ? Faux indépendant ? Ou statut social sur mesure, inventé par la plateforme elle-même (avec l’aide de gouvernants complaisants, comme De Croo et El Khomri déjà cités) ? On est ici dans ce qui constitue le coeur du livre, et aussi celui du combat des courtiers, raison pour laquelle il est impossible d’aller plus loin dans le cadre de cet article.
Qu’il suffise de dire que le lobbying de Deliveroo (184 millions investis aux Etats-unis pour modifier la loi) pour éviter à tout prix la requalification des coursiers en employés est constant. En fait, Deliveroo veut pour ses coursiers un statut sur mesure qui ne soit ni celui d’indépendant, ni celui de salarié, mais un combiné des désavantages des deux. Elle refuse d’admettre des salariés, puisqu’elle ne serait pas une entreprise, mais une plateforme informatique !
En Belgique, la procédure judiciaire entamée à ce propos par les coursiers en 2019 pourrait se conclure à l’automne prochain. D’ici là, la tactique du fait accompli continue.
En tous cas, le statut des coursiers a subi de nombreux aléas : contée en détails, la saga des rapports entre Deliveroo et SMart (1) vaut le détour. Elle se terminera par la rupture, les coursiers travaillant sous ce statut apprendront leur licenciement… par la presse. De même que c’est par la presse qu’ils seront informés de la délocalisation du centre d’appel à Madagascar.
Les coursiers créent un Collectif
Ce collectif se radicalisera rapidement, devant le refus de la plateforme de tout dialogue social, ce qui mènera à la grève. L’auteur insiste bien sur le fait qu’il ne s’agit pas de tuer Deliveroo (puisqu’il répond à une demande), mais d’obliger l’économie de plateforme à respecter le droit social. Il est remarquable que les restaurants partenaires aient, dans leur grande majorité, soutenu les grévistes, notamment en se déconnectant momentanément de l’appli Deliveroo.
La bataille se déroule aussi sur le plan juridique, plusieurs procès étant en cours, notamment en Belgique, où une décision est attendue pour l’automne 2021. (2)
Le livre se conclut par un état des lieux pays par pays, suivi du remarquable récit d’un coursier, Douglas Sepulchre, à ne pas rater !
Une chose est sûre : après avoir lu ce livre, (comment ne pas penser au film de Ken Loach, Sorry, we missed you?) ,vous ne verrez plus les coursiers-livreurs avec les mêmes yeux. La bonne idée serait de le faire lire à ceux qui seraient tentés par le « métier », de manière à ce qu’ils sachent où ils mettent les pieds.
Michel Brouyaux
(1)« SMart (acronyme de Société mutuelle pour artistes) est un intermédiaire dans la relation de travail, qui, à l’origine, travaillait uniquement pour le secteur artistique/culturel. Smart a apporté à beaucoup d’artistes intermittents une aide précieuse dans une gestion administrative complexe et permet que leurs prestations puissent leur donner des droits sociaux. Mais aujourd’hui Smart a élargi son champ d’action à quasiment tous les secteurs d’activité. »
(2)Des procédures juridiques sont parfois des victoires pour les coursiers, comme le jugement du tribunal de Bologne, qui juge l’algorithme de Deliveroo.
En revanche, depuis la parution de ce livre, une cour d’appel britannique a jugé que les livreurs n’avaient pas légitimité à former un syndicat, ce qui a fait bondir l’action de Deliveroo de 8,86 % à la Bourse de Londres » (Le Soir du 25 juin 2021)
Martin Willems
Le piège Deliveroo – Consommer les travailleurs
Investigaction
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