Si la nécessité de réduire les inégalités de revenus ne fait pas toujours consensus, celle de promouvoir l’égalité des chances est en général défendue, du moins publiquement, par tout le monde. L’ « égalité des chances », que l’on peut définir comme le fait que chaque individu ait les mêmes chances dans la vie, indépendamment du contexte de départ[1], apparait, en effet, comme un objectif de société impossible à critiquer. Toutefois, les moyens pour tendre vers cette égalité et , plus particulièrement, le lien qu’elle partage avec l’« égalité de résultat » (le « résultat » étant plus souvent représenté par le revenu) font débat. L’égalité des chances est-elle possible dans une société qui connait de fortes inégalités de revenus ? Derrière cette question se cache un grand enjeu politique car de la réponse découlent de nombreuses implications.
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Même si cela peut sembler évident au vu des énormes inégalités entre pays, on peut commencer par préciser que l’ « égalité des chances » est inexistante au niveau mondial. Ainsi Branko Milanovic, ancien économiste en chef de la Banque Mondiale, a calculé que plus de 50% du revenu d’un individu est déterminé par le revenu moyen de son pays de résidence. Etant donné que 97% des individus résident dans leur pays de naissance[2], on peut dire qu’au minimum plus de la moitié des inégalités de revenus entre individus au niveau mondial sont dues à la simple chance. En effet, un individu n’a aucune emprise sur le pays où il nait. Naitre dans un pays riche confère donc un énorme avantage de départ que Milanovic a nommé Prime de Citoyenneté[3].
Mais qu’en est-il au sein de chaque pays, et plus particulièrement dans nos pays riches occidentaux ? Intuitivement, il semble évident que le revenu de la famille dans laquelle un individu nait doit jouer un rôle mais quelle est son importance? Mesurer l’égalité des chances d’un pays est compliqué. En général, la mesure utilisée est la mobilité sociale intergénérationnelle. Cette mesure montre le lien entre le revenu des parents à la naissance de leurs enfants et le revenu de ces mêmes enfants à l’âge de 30 ans[4]. Si ce lien est fort, des enfants nés de parents riches auront une grande probabilité de devenir riches et inversement. Par conséquent, un lien fort implique une mobilité sociale faible. En effet, cela signifie que, de générations en générations, les individus d’une même famille ont tendance à rester dans la même classe sociale. Une mobilité sociale faible va donc à l’encontre de la théorie « méritocratique » selon laquelle la classe sociale d’un individu dépend principalement de ses mérites.
Après avoir déterminé une mesure de l’ « égalité des chances » – la mobilité sociale – la question qui se pose est de savoir dans quels pays elle est la meilleure. Et, plus particulièrement, dans le cadre d’un débat sur la « méritocratie », il est important de déterminer si l’ « égalité des chances » d’un pays est liée à son niveau d’ « égalité de résultats ». Les épidémiologistes britanniques Richard Wilkinson et Kate Pickett[5] ont analysé ce lien et leur conclusion est éloquente. Le lien entre mobilité sociale et niveau d’inégalités de revenus d’un pays est très fort. Plus un pays est égalitaire, plus sa mobilité sociale est élevée. Les meilleurs élèves ? Les pays scandinaves, tels que la Suède. Les pires ? Les pays anglo-saxons. Si l’ « égalité des chances » n’est atteinte nulle part, les pays qui s’en approchent le plus sont ainsi ceux qui ont les inégalités les plus faibles. Et, parmi les pays analysés, celui qui s’en approche le moins est celui où les inégalités sont les plus élevées : les Etats-Unis.
Ce résultat peut sembler surprenant. En effet, les Etats-Unis et son « American Dream » représentent pour beaucoup le symbole de la « méritocratie ». Un pays où « chacun a sa chance », où « il suffit d’une idée pour réussir», où « il n’y a pas un lourd Etat Providence qui ralentit ceux qui veulent entreprendre ». Combien de fois avons-nous entendu ces clichés, souvent utilisés pour critiquer le système d’Etat Providence (ou du moins, ce qu’il en reste) des pays d’Europe continentale. Et pourtant, la réalité est tout autre ; pour réussir aux Etats-Unis, il ne faut pas avoir une idée, il faut naître dans la bonne famille. Cela ne signifie évidemment pas qu’il n’y a pas d’exceptions. Malgré l’énorme inégalité des chances, certains individus de familles pauvres parviennent quand même à devenir riches. On peut notamment citer le cas célèbre d’Oprah Winfrey. Mais ces quelques rares cas extraordinaires ne constituent en rien des cas représentatifs.
Toutefois, la situation de l’ « égalité des chances » ne fut pas toujours si mauvaise aux Etats-Unis, et analyser l’évolution de la mobilité sociale ces dernières décennies ne fait que confirmer l’importance du niveau d’inégalité. En effet, la mobilité sociale était bien meilleure aux Etats-Unis en 1950 et n’a fait qu’augmenter jusque 1980 avant de drastiquement diminuer depuis lors[6]. Cette trajectoire est la même que celle suivie par les inégalités de revenus. Il est intéressant de constater que les année 1980 coïncident également avec l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan qui promut une politique néolibérale caractérisée par des fortes réductions d’impôts pour les plus riches.
Mais comment expliquer cette reproduction des inégalités de générations en générations ? Les explications sont multiples mais l’un des vecteurs importants de cette transmission est l’accès à l’éducation et, particulièrement, à l’enseignement supérieur. Aux Etats-Unis, 80% des enfants des familles faisant partie des 25% les plus riches ont un diplôme du supérieur, contre moins de 20% pour ceux des familles faisant partie des 50% les plus pauvres[7]. Cette énorme différence n’est pas due à une différence de mérite entre les enfants mais bien à la différence de revenus entre leurs familles. Les droits d’inscription à l’Université sont extrêmement chers et les critères de sélection peu transparents. Lorsque l’on observe que le revenu annuel moyen des parents des étudiants de Harvard est de 450 000$, cela est totalement incompatible avec une vision basée sur le mérite. Une étude a également démontré qu’aux Etats-Unis, les enfants de familles pauvres ayant de beaux résultats scolaires avaient une moins grande probabilité d’avoir un diplôme universitaire que les enfants de familles riches ayant de mauvais résultats scolaires[8]. Si ces chiffres proviennent des Etats-Unis, les pays européens ne sont pas exemptés. Ainsi, le revenu annuel moyen des parents des étudiants de Sciences-Po – une école supérieure française réputée – est de 90 000 euros soit plus ou moins le revenu moyen des 10% les plus riches du pays[9].
Malgré son apparence cohérente en théorie, la « méritocratie » constitue donc un mythe. En effet, les inégalités ne sont principalement pas dues au mérite et, loin de constituer un stimulant, sont un frein à la mobilité sociale et donc à l’ « égalité des chances ». La propagation de ce mythe est loin d’être innocente. En effet, derrière cela se cache une volonté de justifier moralement les inégalités. Mais la réalité a la tête dure. Et, bien loin des fantasmes des partisans de la « méritocratie », il n’y a pas d’ « égalité des chances » possible sans réduction des inégalités de résultats.
DV
[1] OCDE (2015), Tous concernés : Pourquoi moins d’inégalités profite à tous, Editions OCDE, 336p.
[2] Milanovic, B (2012), Global Income Inequality by the Numbers : in History and Now – An overview, Policy Research Working Paper 6259, World Bank, 30p.
[3] Milanovic, B (2016), Global inequality : A new approach for the age of globalization, Harvard University Press, 320p.
[4] Wilkinson, R et Pickett, K (2013), Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, Les Petits Matins, 500p.
[5] Wilkinson, R et Pickett, K (2013), op.cit.
[6] Wilkinson, R et Pickett, K (2013), op.cit.
[7] Piketty, T (2013), Le capital au XXIième siècle, Seuil, 969p.
[8] Stiglitz, J (2014), Le prix de l’inégalité, Actes Sud Editions, 501p.
[9] Piketty, T (2013), op.cit.[/wcm_restrict]