Le chômage de longue durée

Note d’analyse
de Philippe Defeyt 

 

Que faire des chômeurs complets demandeurs d’emploi qui sont au chômage depuis 2 ans au plus ? Deux visions pour faire simple : la fin des allocations de chômage pour ceux qui seraient considérés comme ne s’activant pas assez – avec un transfert pour ceux qui sont dans les conditions vers le revenu d’intégration – ou une déclinaison de ce qu’on appelle la garantie emploi1.

Rappelons d’abord qu’un éventuel changement de statut pour les chômage de longue durée dépend du fédéral ; on peut certes penser que cela se fera au vu de la probable coalition Arizona mais rien n’est encore décidé.

Au niveau wallon, il faut avouer que ce n’est pas encore tout à fait clair. La DPR dit simplement ceci :

« Les personnes les plus éloignées de l’emploi, en particulier les NEETS (jeunes qui ne sont ni à l’emploi, ni aux études, ni en formation), pourront disposer d’un accompagnement spécifique et multidisciplinaire de la part de l’opérateur tiers le plus pertinent afin de lever préalablement les freins sociaux et professionnels identifiés à leur insertion sociale et professionnelle et les inviter, le cas échéant, à remettre le pied à l’étrier en contribuant par d’autres moyens à la vitalité de la société. » (sous-entendu : travaux d’intérêt général ou TIG)

Ce passage ne parle pas spécifiquement des chômeurs de longue durée : ils ne sont pas tous, loin de là, des NEETS ; et tous les NEETS ne sont pas des chômeurs de longue durée.

Mais, soit, on peut déduire des programmes électoraux et expressions publiques des uns et des autres2 que les chômeurs de longue durée pourront se voir proposer ou imposer cette démarche d’insertion supplémentaire à côté/en plus des autres dispositifs (formations, stages).

On notera quand même l’écart important entre la proposition de travaux d’intérêt général et celle du programme des Engagés (« Au terme d’une période de chômage de 2 ans consécutifs, tout chercheur d’emploi se verra automatiquement proposer un contrat de travail dans le secteur public ou associatif, en tenant compte de son profil et de son parcours de formation. », ce qui constitue une véritable garantie emploi au sens habituel de ce projet).

Dans ce contexte, évolutif en attendant les propositions du Ministre Jehollet, la présente note d’analyse vise – ce par quoi on devrait commencer – à regarder en détail la situation des chômeurs de longue durée par rapport à l’emploi.

Cela peut paraître paradoxal à première vue mais ne l’est pas pour la raison suivante : il faut avoir travaillé 3 mois de suite sans allocations de chômage pour que le compteur du chômage soit remis à zéro. Tant que cette condition n’est pas réunie, le chômeur fait un ou plusieurs allers-retours entre l’emploi et le chômage. On peut penser qu’il s’agit souvent de jobs en intérim.

Note méthodologique : Les données qui suivent concernent les CCI-DE (chômeurs complets indemnisés – demandeurs d’emploi) après un emploi à temps plein et les CCI-DE après des études

Rappelons d’abord que le nombre de chômeurs indemnisés de longue durée considérés ici est en baisse tendancielle depuis janvier 2015 (voir graphique du haut de la page suivante) : de plus ou moins 183.000 à environ 116.000 en avril 2024 au niveau national. On notera que cette baisse est particulièrement marquée en Flandre (second graphique) : -46% sur la période considérée, moins à Bruxelles (-23%, soit la moitié moins) et en Wallonie, -37%.

Au final, la part de la Flandre dans le total national diminue, celle de Bruxelles augmente et celle de la Wallonie est revenue, en avril 2024, plus ou moins à son niveau de 2015 (voir 3ème graphique), soit 45%.

Chômeurs de 2 ans et plus – Belgique et régions – Janvier 2015 > Avril 2024 – séries désaisonnalisées
Chômeurs de 2 ans et plus – Belgique et régions – Janvier 2015 > Avril 2024 – séries désaisonnalisées  Indices janvier 2015 = 100

 

Chômeurs de 2 ans et plus – Belgique et régions – Janvier 2015 > Avril 2024 – séries désaisonnalisées Parts dans le total national

 

Voilà pour le contexte. La suite de la note concerne ces chômeurs de longue durée qui ont presté des jours de travail depuis qu’ils ont franchi la barre des 2 ans de chômage (au sens statistique).

Notes méthodologiques (à lire, de préférence) :

  • Rappel statistique : « Dans les statistiques de paiement de l’ONEM, la durée (statistique) recommence à courir après l’absence d’allocations de chômage complet pendant au moins 3 mois de référence consécutifs, à moins que cette période sans allocations de chômage ne soit entièrement couverte par une sanction à durée limitée. Il n’est pas tenu compte de la raison pour laquelle aucune allocation de chômage n’est versée : il peut s’agir de travail, mais aussi de maladie, par exemple. Ce n’est que s’il s’agit d’une sanction à durée déterminée que la période sans allocations est assimilée à du chômage. En effet, les données relatives aux sanctions sont conservées par l’ONEM dans sa base de données et peuvent donc être facilement récoltées. Cela ne s’applique pas aux données concernant les périodes hors chômage, telles que la maladie ou l’emploi, qui proviennent des autres organismes de sécurité sociale. Les chômeurs considérés sont les chômeurs complets indemnisés demandeurs d’emploi (ONEM) qui ont au moins 2 ans de chômage au » (Source : ONEM)

·       Pour délimiter le groupe des “chômeurs complets”, on s’est concentré sur les CCI-DE (chômeurs complets indemnisés – demandeurs d’emploi) après un emploi à temps plein et les CCI-DE après des études. Comme il fallait effectuer un suivi longitudinal pour ce groupe, l’ONEM l’a sélectionné sur la base des chômeurs indemnisés pour le mois de référence d’avril 2024. La sélection a ensuite été restreinte aux chômeurs ayant une durée statistique de chômage d’au moins 2 ans. Au total, pour le mois de référence d’avril 2024, l’ONEM a dénombré 113.951 CCI-DE après un emploi à temps plein ou après des études d’une durée d’au moins 2 ans. Pour ce groupe de chômeurs, on a recherché le 1er mois de référence au cours duquel ils ont atteint la durée d’au moins 2 ans. Nous avons ensuite vérifié combien d’entre eux avaient travaillé au moins un jour depuis ce premier mois de référence.3

  • Les calculs sont faits pour avril

Premier constat (voir page suivante) : 36,8% des chômeurs de longue durée (CLD dans la suite du texte) – soit au total 41.913 personnes – ont travaillé au moins une fois depuis que la barre des 2 ans de chômage a été franchie. Ce pourcentage est, globalement, un peu plus élevé en Wallonie (39,0%) qu’en Flandre (36,2%) et à Bruxelles (33,6%). C’est le pourcentage de CLD proportionnellement très élevé dans la catégorie des 5 ans et plus qui explique que le pourcentage global est plus élevé en Wallonie qu’en Flandre ; pour les autres durées de chômage, la Flandre présente un pourcentage un peu supérieur à celui observé en Wallonie.

Ce tableau montre aussi que le pourcentage de CLD ayant travaillé au moins une fois augmente significativement avec la durée du chômage ; cela ne se vérifie cependant pas pour ceux qui sont au chômage depuis très longtemps (5 ans ou plus) ; le pourcentage de ceux qui ont travaillé est inférieur à celui des CLD au chômage depuis 4 ans au moins et moins de 5 ans. Deux explications possibles

ici : il s’agit d’une catégorie de chômeurs qui a été fortement impactée par le Covid (moins d’opportunités de trouver un job pendant longtemps) et cette catégorie concentre peut-être une plus grande proportion de personnes moins bien armées sur le marché du travail.

Au total, il y a 72.000 CLD qui n’ont pas travaillé depuis que la barre des 2 ans de chômage a été franchie. 43,4% d’entre eux sont en Wallonie, soit 31.000 CLD. Un peu plus de la moitié du nombre total de CLD qui n’ont pas travaillé sont au chômage depuis 5 ans ou plus.

Le second tableau montre que la répartition des CLD en fonction de la classe de jours travaillés varie d’une région à l’autre ; c’est ainsi que la proportion des CLD ayant travaillé moins de 20 jours est significativement plus faible en Flandre tandis que la proportion de CLD ayant accumulé au moins 500 jours y est particulièrement élevée.

 

Chômeurs de longue durée ayant travaillé au moins une fois depuis que la barre des 2 ans a été franchie et ceux n’ayant pas travaillé – avril 2024

 

 

Région

Durée au chômage Nombre

ayant travaillé

% ayant travaillé Nombre

n’ayant pas travaillé

En % du

total national

 

TOTAL

  2 ans et < 3 ans 982 22,1% 3.470 4,8% 4.452
  3 ans et < 4 ans 1.010 32,3% 2.114 2,9% 3.124
Bruxelles 4 ans et < 5 ans 1.310 38,9% 2.058 2,9% 3.368
  5 ans et + 6.630 35,6% 12.014 16,7% 18.644
  Total 9.932 33,6% 19.656 27,3% 29.588
  2 ans et < 3 ans 1.881 27,0% 5.092 7,1% 6.973
  3 ans et < 4 ans 1.617 39,8% 2.445 3,4% 4.062
Flandre 4 ans et < 5 ans 1.672 47,9% 1.815 2,5% 3.487
  5 ans et + 6.771 36,6% 11.731 16,3% 18.502
  Total 11.941 36,2% 21.083 29,3% 33.024
  2 ans et < 3 ans 2.927 26,0% 8.342 11,6% 11.269
  3 ans et < 4 ans 2.905 38,4% 4.651 6,5% 7.556
Wallonie 4 ans et < 5 ans 3.241 45,0% 3.967 5,5% 7.208
  5 ans et + 10.967 43,3% 14.339 19,9% 25.306
  Total 20.040 39,0% 31.299 43,4% 51.339
  2 ans et < 3 ans 5.790 25,5% 16.904 23,5% 22.694
  3 ans et < 4 ans 5.532 37,5% 9.210 12,8% 14.742
Belgique 4 ans et < 5 ans 6.223 44,3% 7.840 10,9% 14.063
  5 ans et + 24.368 39,0% 38.084 52,9% 62.452
  Total 41.913 36,8% 72.038 100,0% 113.951

 

Nombre de jours travaillés par des chômeurs de longue durée depuis que la barre des 2 ans a été franchie Répartition par classe – en % du total de ceux qui ont travaillé – avril 2024

 

 

Région

 

1-20 jours

20-50

jours

50-100

jours

100-<500

jours

500 jours et +  

Total

Bruxelles 30,6% 23,0% 16,0% 25,0% 5,4% 100,0%
Flandre 22,5% 17,7% 13,1% 26,7% 20,0% 100,0%
Wallonie 26,9% 23,0% 15,8% 27,7% 6,6% 100,0%
Belgique 26,6% 21,5% 15,0% 26,8% 10,1% 100,0%

 

Que tirer de ceci ?

D’abord et avant tout que ces observations cassent l’image de chômeurs qui seraient tous des “profiteurs”. Peut-être faudrait-il trouver des catégorisations moins stigmatisantes qui, en effet, donnent l’impression, à certains en tout cas, que des chômeurs “traînent” dans le statut de chômeur.

Ils seraient peut-être plus nombreux à travailler si les allers-retours chômage-emploi, en particulier pour les jobs de (très) courte durée, étaient moins lourds en démarches administratives et présentaient moins de risques en matière de revenus. Dans le débat sur les pièges à l’emploi cette dimension est trop souvent ignorée.

L’existence des 42.000 CLD ayant travaillé constitue à la fois un signal positif – des CLD s’activent alors même qu’il s’agit de jobs de courte durée, souvent avec peu de perspectives enthousiasmantes

– et une source d’interrogation : comment se fait-il que ces parcours ne débouchent pas plus et plus rapidement sur une insertion durable sur le marché du travail ?

Ceci devrait amener à s’interroger sur l’espoir que certains mettent dans les travaux d’intérêt général. Peut-on vraiment penser que, par exemple, « passer du temps avec des personnes âgées en maison de repos »4 débouchera, avec le temps, plus facilement et plus rapidement sur une insertion durable que des “vrais” jobs de courte durée successifs ?

On doit, avant d’aller plus loin dans la mise en œuvre de la volonté du gouvernement wallon, mieux connaître les profils et les parcours des CLD. On se trouve devant des configurations multiples : des personnes faisant des allers-retours emploi-chômage (dont des personnes en ALE), des personnes en formation (NB : celles qui suivent des formations “longues” ne sont pas reprises dans les données utilisées pour cette note) ou en stage, des personnes sans “activité” aucune et demain, peut-être, des personnes qui feraient des travaux d’intérêt général. Quelles sont/seraient les caractéristiques de ces différents publics ? Comment s’articule(rai)nt ces divers statuts dans les parcours concrets ? Avec quels résultats en matière d’insertion durable ? Il ne serait pas inutile non plus de faire cette analyse sur base des caractéristiques personnelles des personnes (âge, état de santé, type de ménage…) et de leur situation en matière de dégressivité des allocations de chômage.

Si c’est l’option de travaux d’intérêt général qui était retenue, pour certains CLD en tout cas, à qui les proposer en priorité ? On serait tenté de dire : aux CLD qui n’ont pas travaillé. Certes, mais si ces travaux sont accompagnés d’une indemnité du type de celle qui est accordée aux chômeurs en formation, ce type d’activation ne deviendrait-il pas au moins aussi intéressant que des brefs intérims, surtout dans des secteurs à faible salaire. La question de l’équité est ici posée.

Si on devait mettre en place la garantie emploi telle que proposée par les Engagés – mais cette perspective semble s’éloigner rapidement – même question : à qui proposer ces jobs en priorité (partant de l’hypothèse qu’on ne pourrait pas proposer ce type d’activation immédiatement à tous les chômeurs concernés) ? Il me semble qu’il serait juste d’encourager ceux qui ont travaillé en leur proposant un job de longue durée, adapté, plutôt que des jobs de courte durée et pas nécessairement adaptés.

Autre interrogation : quel est le nombre de jours de travail nécessaire pour estimer que des efforts d’insertion sont suffisants ?

D’une manière générale, trois questions méta restent posées :

  1. Quelles que soient les formes d’activation choisies, a-t-on les ressources humaines et financières à la hauteur des ambitions affichées ? Par exemple, accompagner des personnes effectuant des travaux d’intérêt général nécessite des moyens importants et de trouver des lieux accueillants et bienveillants alors que les équipes dans divers lieux potentiels se déclarent déjà débordées.
  2. Comment garantir que ces formes d’activation, en particulier pour la garantie emploi, ne phagocytent pas des emplois existants, surtout dans un contexte de difficultés budgétaires des pouvoirs publics locaux et de nombreuses activités non-marchandes ?
  3. Si des moyens sont dégagés pour diverses activations, ne ferait-on pas mieux de les proposer, du moins en partie, à d’autres demandeurs d’emploi, par exemple à des jeunes sans revenus ou à des chômeurs plus récents ?

Dernière remarque : ne pas oublier dans le débat les bénéficiaires du revenu d’intégration (repris dans la catégorie des inscrits obligatoires par les opérateurs publics de l’emploi régionaux) qui sont aussi, pour certains d’entre eux, des demandeurs d’emploi de longue durée.

 

Philippe Defeyt – 20 juillet 2024


Source : https://www.iddweb.eu/docs/analysecld20072024.pdf

A lire sur POUR, les autres décodages de Philippe Defeyt :
● 8 juillet 2024,  L’Europe se smicardise-t-elle ?

 

1 Voir aussi : Pavlina R. Tcherneva, « La garantie d’emploi – «L’arme sociale du Green New Deal », La Découverte, 2021

2 Voir, par exemple, l’interview du Ministre-président de la Wallonie dans La libre du 20-07-2024.

3 Précision : « (…) l’ONEM ne dispose pas des jours effectivement prestés, mais seulement des jours couverts par un contrat de travail (source : Dimona) ; cette information n’est disponible dans la base de données statistiques de l’ONEM que depuis 2014. Afin d’estimer les jours de travail effectif pour les mois couverts par un contrat de travail, on a calculé le nombre de jours prestés comme le nombre de jours indemnisables (c’est-à-dire tous les jours sauf les dimanches) moins les jours de chômage. Si le 1er mois de référence au cours duquel la durée de 2 ans a été atteinte est antérieur à 2014, les jours travaillés ne concernent que la période à partir de 2014. »

4 Déclaration du porte-parole des Engagés dans La Libre 18 juillet 2024 (p.6).

Source : ONEM Calculs et estimations propres