Carte blanche
La joie éphémère de venir en aide à l’Ukraine va nous laisser un goût de cendres dans la bouche. Il n’est pas sûr que nous puissions gagner cette guerre. Par contre, il est certain que nous perdrons et notre État de droit et notre démocratie.
Poker menteur suicidaire
Supposons que nous en fassions plus pour l’Ukraine et que non seulement nous livrions à profusion des avions, des missiles de type Taurus ou Scalp (dont l’allonge permet d’atteindre l’arrière des lignes russes), des chars, des dragueurs de mines à l’armée ukrainienne, mais qu’en plus nous fournissions nos troupes, en d’autres mots que nous décidions de franchir le pas en déclarant la guerre à la Russie.
Aurions-nous la garantie de gagner la guerre ? Rapidement ? Durablement ? Trois fois non ! Nous n’aurions rationnellement aucune assurance de victoire, dans une guerre dont nul ne peut prétendre qu’elle sera maîtrisée ou contenue.
Certains disent que l’armement européen dépasse largement en qualité l’armement russe. Peut-être, mais cela ne concerne que l’armement conventionnel. Pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988), Saddam Hussein disposait d’un nettement meilleur armement (fourni en grande partie par les Occidentaux) que celui de l’ayatollah Khomeiny et pourtant la guerre s’est éternisée pendant 8 ans… sans gagnants, mais avec 1,2 million de morts.
Et puis, si les Ukrainiens utilisaient les missiles occidentaux de longue portée pour frapper en profondeur le territoire russe, peut-on penser que les Russes seraient anesthésiés ou tétanisés ou qu’ils resteront assis sur leurs mains, eux qui ont la possibilité matérielle de rayer Kiev de la carte en seulement une minute et demie, et qui, jusqu’ici, ont eu la magnanimité de ne pas le faire pour éviter de faire dégénérer leur « Opération militaire spéciale » ?
Nos stratèges ont-ils déjà oublié les expériences du passé
Faut-il rappeler comment, depuis 2 ans, les Russes ont battu en brèche toutes nos analyses et nos anticipations en ce qui concerne leur moral, leur volonté, leur résilience, leur capacité économique, financière et militaire ?
Faut-il tenter le diable dans une aventure guerrière alors que l’OTAN n’a aucune expérience opérationnelle de commandement dans le cadre d’une guerre symétrique (l’ex-Yougoslavie, l’Irak, l’Afghanistan étaient des guerres irrégulières ou asymétriques impliquant relativement peu d’hommes, de peu de pays membres) ? Ce qui serait le cas en cas de conflit armé contre la Fédération de Russie, qui elle expérimente depuis 2 ans le commandement unifié de toutes ses forces armées.
En outre, peut-on affirmer que nous aurions l’insigne chance de rester cantonnés dans une guerre conventionnelle entre l’Occident européen et la Russie, alors que l’enjeu est existentiel pour toutes les parties prenantes ? Il est très probable que non.
Mais avant même d’arriver à l’apothéose du cauchemar (c’est-à-dire les possibles champignons atomiques et notre inéluctable anéantissement civilisationnel), Moscou dispose d’autres options extraconventionnelles capables de nous mettre graduellement à genoux sans nécessité d’en arriver aux terribles missiles hypersoniques ou, pire, de recourir en dernier échelon aux missiles nucléaires.
Des délires va-t-en-guerre tout simplement criminels
Maintenant que nos économies ont décroché, que nos finances publiques sont au plus mal, que notre endettement a explosé, que nos arsenaux sont vides, nos élites aveugles et irresponsables ont décidé qu’il était temps de franchir un pas supplémentaire dans l’aide à l’Ukraine et d’envisager une intervention au sol en Ukraine des troupes de l’OTAN, c’est-à-dire d’entrer en guerre, sur foi de leurs nouvelles analyses, qui selon toute vraisemblance seront tout aussi erronées que les précédentes (*).
Elles se disent nous sommes allés si loin que nous ne pouvons plus reculer sinon tous nos efforts n’auront servi à rien : en somme, ils préfèrent jouer au poker l’avenir démocratique qu’il nous reste plutôt que de sauver la paix qui peut encore l’être.
Or, si l’opinion publique éprouve de la sympathie pour la cause ukrainienne, la jeunesse européenne n’a pas pour autant envie de partir au front mourir par solidarité avec ce peuple slave empêtré depuis plus de 10 ans dans une dispute territoriale avec un autre peuple frère. La population n’acceptera pas que leurs pères, frères et fils soient incorporés et destinés à l’abattoir à plus de 2.000 kilomètres de chez eux, alors qu’il y a encore 500.000 réfugiés ukrainiens masculins, en âge et en capacité de combattre, planqués dans l’Union européenne.
Nos irresponsables élites se trompent en pensant que nous accepterons collectivement et gentiment d’être mobilisés pour partir en chantant à la guerre, aux confins des frontières européennes. Si elles parient que les peuples européens sont aussi dociles qu’ils l’étaient en 1914 et en 1939, elles se mettent le doigt dans l’œil… jusqu’au coude. Ceux-ci ne sont pas non plus aussi soumis que les Russes, qui eux n’ont jamais cessé de vivre sous l’emprise de pouvoirs autoritaires et menaçants…
Nous manifestons librement, pour un oui ou pour un non, depuis plus de 80 ans. Lorsqu’il en ira de notre vie, dans le cas d’un enrôlement forcé de guerre, nous descendrons furieux dans les rues. Mais comme nous serons en état de guerre et donc probablement sous la loi martiale, le gouvernement sera obligé de recourir à toutes les forces de l’ordre du pays pour maintenir l’ordre public et mater toute contestation.
Ce qui n’empêchera pas une population beaucoup moins maniable (parce que beaucoup mieux informée et réactive grâce aux réseaux sociaux) que ne le croient nos inconscientes élites, de continuer à manifester leur ire. Surtout lorsque reviendront au pays les premiers mutilés et sacs funéraires… Il y a donc une forte probabilité de dérapage dans le maintien de l’ordre public : un ou plusieurs manifestants ou policiers tués. Et dès le premier mort s’en sera fini de l’État de droit et même de la démocratie.
Dans ce contexte, nos gouvernants nous demanderaient de partir participer à une guerre de solidarité au nom de la défense de l’État de droit et de la démocratie alors même que ceux-ci auraient cessé d’exister chez nous. Et dans ce cas, plus rien ne nous empêcherait d’aller réclamer méchamment des comptes à tous ces politiciens crétins qui auront envoyé à une mort certaine tant de nos compatriotes, sans compter les destructions matérielles que nous auront occasionnées les Russes.
(*) Elles se sont ingérées dans le conflit russo-ukrainien en se trompant sur toute la ligne. En effet :
Sur base de toutes ces erreurs de jugement, nos élites bellicistes s’enthousiasmaient à l’idée d’une victoire certaine, facile et rapide si l’on s’engageait aux côtés de l’Ukraine pour faire rendre gorge à l’agresseur russe. Heureusement que nous ne l’avons pas fait : nous serions bel et bien dans le pétrin à l’heure qu’il est.
Carl-Alexandre Robyn,
Ingénieur-conseil en valorisation de startups (Cabinet VALORO)