Partie 2
La notion de « marché » et « d’équilibre général des marchés ».
« Quand on applique à la masse des humains des méthodologies appliquées aux sciences ’’pures’’ où les éléments sont fixes, on se trompe. » Pablo Jensen[1]
Dans la précédente chronique je me suis attaché à montrer pourquoi et comment le père fondateur de ce que l’on dénomme « économie néoclassique » (aujourd’hui néolibérale), Léon Walras, sans doute sous l’influence (directe ou indirecte) de la proximité des milieux d’argent depuis longtemps liés à la Route de la Soie (Genève-Lyon) de son époque (milieu du XIXe) a tenté de transformer la philosophie sociale imbue de soucis éthiques qu’était l’économie des classiques, en une science neutre qui se contenterait d’observer, mesurer, consigner, déduire. Il a pour ce faire, eu recours à au moins deux hypothèses insoutenables : celle de l’existence d’un « crieur des prix » dits d’équilibres et celle du fonctionnement de la société humaine assimilable aux lois de la mécanique céleste de Newton. Il a jeté les premiers jalons d’une longue histoire de tentatives d’introduction en la dite « science économique » de méthodes et raisonnements propres aux sciences dites « dures » ou « pures » ou « fondamentales » telles que la physique, notamment. Il en résulta ce que je considère comme une insensée surenchère dans la mathématisation à tout prix, de l’économie en particulier, puis d’autres sciences humaines dans son sillage, celles ayant à voir avec la gestion tout particulièrement[2]. En cette seconde incursion dans les failles de la prétention à la mesure en économie, je voudrais inviter le lecteur à me suivre à travers les méandres de la construction d’un autre de ses « piliers fondamentaux » : le « marché » et ses « équilibres ».
Au départ : une métaphore quasi poétique d’Adam Smith
En fait, tout commence avec une métaphore, aux relents quasi poétiques, élaborée par Adam Smith dans son célèbre Origines de la richesse des nations. Ne comprenant pas trop comment et sous l’impulsion de quelle institution centrale, fonctionnait la société de la fin du XVIIIe siècle, marquée par le recul des pouvoirs monarchiques, cléricaux, traditionnels… Smith imagina la métaphore de la « main invisible » pour expliquer ce qui présidait à la « nouvelle » façon dont les rapports sociaux et les échanges se faisaient sous ses yeux. Cette « main invisible » (expression qu’il n’utilisa que deux fois dans toute son œuvre, incluant Le traité des sentiments moraux[3]) serait un mystérieux deus ex machina qui ajuste, régule et équilibre les niveaux de satisfaction réciproque que les humains retirent de leurs échanges. Cette « main » assure donc la justesse des prix, des salaires, des profits… par une miraculeuse constante adéquation entre ce que recherchent les égoïsmes des uns et des autres lorsqu’ils entrent en transactions marchandes. Cette métaphore se dénomma donc « marché » (autorégulé) au sein duquel se rencontrent une infinitude de demandes et d’offres qui s’auto-équilibrent. Las, cette façon d’exprimer les mécanismes présidant au fonctionnement de l’économie ne faisait pas très scientifique, ni très sérieux. Il lui manquait une forme d’expression plus rigoureuse, plus proche de la façon dont s’expriment des sciences comme la physique ou la biologie.
De la théorie du chaos et du « marché imparfait »
Connus particulièrement sous les termes de L’optimum de second rang, les travaux de Kelvin Lancaster et Richard Lipsey[4] mèneront à des déductions fortement inquiétantes quant aux notions de marché et d’équilibre général de marchés.[5] En mots lapidaires et suivant ce qu’en ont analysé, parmi d’autres, les éminents économistes J. Généreux et B. Maris, ces travaux conduisirent à déduire, fort logiquement, que si « phénomène marché » il y a, ce phénomène ne peut fonctionner que selon les principes de la théorie[6] du chaos, puisque régit par de constants hasards de rencontres entre offres et demandes. Or, il est un principe fondamental en théorie du chaos : celui du « tout ou rien ». À l’instar de phénomènes tels que le passage de simples averses à inondations, de rupture ou non d’un élastique lorsqu’on l’étire… il ne saurait y avoir d’étapes intermédiaires ou de gradations. Il y a inondation ou non, l’élastique se brise ou non, point ! Car la concurrence est un tout, ou elle est pure et parfaite ou elle n’est rien ! Il n’existe aucune solution intermédiaire, du genre « aller progressivement vers l’état de marché », formule totalement dénuée de sens, mais inlassablement répétée par les économistes, les politiciens, les porte-parole du FMI. Il ne peut être question d’un état de10%, de 20% ou de30% de marché. Ceci est d’une importance cardinale car cela revient à dire tout simplement que, en fait, le marché n’existe tout simplement pas et que, sous prétexte de soi-disant lois immanentes, il n’est invoqué et utilisé que pour exprimer et couvrir les desiderata, le totalitarisme et la dictature des riches, des firmes et des oligopoles. On ne peut dire qu’il y a état « partiel », ou « graduel » ou « imparfait » d’inondation ou de brisure d’élastique. Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas ici de questions « d’ampleur », mais de question « d’être ou ne pas être », de « tout ou rien ». Transposé au marché et suivant ce que l’on peut inférer des travaux de Lipsey-Lancaster, il ne saurait être possible de parler de système « en voie d’économie de marché », de « progrès vers une économie de marché »… comme on l’entend à satiété dans les discours sur les évolutions des systèmes économiques du tiers-monde par exemple. Non ! Soit il y a 100% marché, soit il y a zéro marché ! Aucun état intermédiaire n’est envisageable. Or les théories économiques admettent l’idée de « marché imparfait », de « marchés oligopolistiques »… Cela veut dire qu’elles admettent qu’il n’y a pas 100% marché. Mais si elles admettent cela, et conformément aux théories des phénomènes régis par la théorie du chaos, elles admettent ipso facto qu’il y a… zéro marché ! Ce qui revient à-dire comme l’a bien exprimé, entre autres, l’éminent J.K Galbraith, que la notion de marché n’est qu’une fiction commode pour justifier un cadre de calculs autrement injustifiables.
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Omar Aktouf
Je renvoie le lecteur intéressé à plus de détails et de précisions – argumentations à mon livre La stratégie de l’autruche. Et commentaires bienvenus : omar.aktouf@hec.ca
[1] In Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équation. Voir également d’autres ouvrages allant dans le même sens, tels que par exemple, Des marchés et des dieux. Quand l’économie devient religion, de Stéphane Foucart ; ou encore La gouvernance des nombres d’Alain Supiot.
[2] Sujet sur lequel je reviendrai dans le cadre de futures chroniques.
[3] Alors même que cette formule représente pratiquement le strict essential de ce que tout un chacun a retenu de l’œuvre de Smith ! Nous verrons à l’occasion d’une prochaine contribution les raisons du succès phénoménal de cette métaphore.
[4] R.G. Lipsey and K. Lancaster, The General Theory of Second Best, Review of Economic Studies, 1956, pp. 11-36
[5] Voir travaux de J. Généreux et B. Maris op. cit. infra.
[6] Je dis bien « théorie » car il ne saurait être question de « lois » lorsque l’on traite du chaos.
[7] Arrow : Co-titulaire, avec John Hicks, du prix « Nobel d’économie » en 1972 ; et Debreu : Premier Français à recevoir en 1983 le prix Nobel d’économie pour ses travaux sur l’équilibre général.
[8] K. J. Arrow et G. Debreu, « Existence of an equilibrium for a competitive economy », Econometrica, vol. 22, no 3, 1954, p. 265–290.
[9] On trouvera également de semblables argumentations (qui m’ont d’ailleurs fortement inspiré) dans Les vraies lois de l’économie de J. Généreux, ou encore dans Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles de B. Maris.
[10] Mais je le garantis : l’essentiel y est.
[11] Voir J. Généreux ; B. Maris, op. cit.