La démocratie libérale victime de la mondialisation néolibérale

L’insécurité économique des perdants de la mondialisation se double d’une insécurité culturelle. Sauver la démocratie libérale nécessite dès lors de réguler la mondialisation, mais aussi de garantir les conditions du vivre-ensemble.

Au début des années 1990, Francis Fukuyama annonçait la « fin de l’histoire », c’est-à-dire « le point final de l’évolution idéologique de l’humanité et l’universalisation de la démocratie libérale occidentale comme point final du gouvernement humain »[1]. La victoire du bloc capitaliste face au bloc communiste signifiait la consécration de l’Etat libéral, fruit de deux siècles de conquêtes démocratiques et sociales en Occident. Certes, la démocratie libérale, qui repose sur des élections libres et transparentes, l’Etat de droit, la participation citoyenne et la protection universelle des droits humains, avait été gravement mise en péril par la montée du fascisme, du nazisme et du communisme au début du 20e siècle. Elle avait toutefois été rétablie dans le monde libre après la Deuxième Guerre mondiale et était appelée à se généraliser après la Guerre froide.

De fait, on assista dans les années d’après-Guerre froide à de nets progrès démocratiques dans le monde, qualifiés par Samuel Huntington de « troisième vague » de démocratisation[2]. La mondialisation néolibérale, présumée « heureuse »[3], était ainsi censée s’accompagner d’une inexorable dissémination internationale de la démocratie libérale. Toutefois, la crise de 2008 a bouleversé ces certitudes et la démocratie libérale est désormais entrée, selon l’expression de Larry Diamond, en « récession mondiale »[4]. La montée des régimes nationalistes et autoritaires ne se vérifie pas seulement en Chine, en Russie, en Turquie ou en Europe de l’Est ou, désormais, au Brésil, mais aussi en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis – les deux berceaux de l’Etat libéral qui font désormais face au défi « national-populiste »[5].

Selon Yascha Mounk[6], la « démocratie illibérale » (illiberal democracy) est un symptôme des excès du « libéralisme non-démocratique » (undemocratic liberalism), c’est-à-dire des politiques économiques néolibérales qui favorisent la financiarisation et les inégalités – faisant le lit du national-populisme auquel se rallient les « perdants de la mondialisation ». Loin de favoriser la démocratisation, la mondialisation néolibérale a dès lors plutôt tendance à l’affaiblir.

Une nouvelle grande transformation

Plusieurs études récentes démontrent que la montée des partis nationalistes et d’extrême-droite est une conséquence de la crise financière, des inégalités et de l’insécurité économique engendrées par les dérives de la mondialisation néolibérale.

Deux études expliquent ainsi la poussée nationaliste et le rejet de l’immigration en Europe de l’Ouest par l’insécurité économique engendrée par le choc de la mondialisation et de la crise financière de la zone euro[7]. Ces conclusions rejoignent celles d’une étude couvrant plus de 800 élections et 100 crises financières depuis 1870 dans vingt pays développés : le vote en faveur des partis d’extrême-droite augmente en moyenne d’un tiers durant les cinq années faisant suite à une crise financière, tandis que la fragmentation parlementaire rend politiquement complexe la gouvernance post-crise[8]. La thèse selon laquelle l’autoritarisme attire les citoyens affectés par les dérives du marché autorégulateur est ainsi de retour dans la littérature scientifique[9].

Cette thèse fut initialement développée en 1944 par Karl Polanyi, qui expliqua la « Grande Transformation »[10] des années 1930 par l’effondrement de la civilisation du 19e siècle qui reposait sur l’utopie du marché autorégulateur. La contradiction fondamentale soulignée par Polanyi est que le système du marché autorégulateur attire l’humain et la nature dans son orbite et les traite dès lors comme des marchandises, selon la loi de l’offre et de la demande. En toute logique, la société humaine finit par résister à cette marchandisation. Selon Polanyi, c’est ainsi l’autodéfense « réaliste » de la société qui finit par arrêter la progression du concept « utopique » de marché autorégulateur. Dans les années 1930, ce processus social d’« auto-préservation » contre le mécanisme d’expansion du marché a pris diverses formes politiques : le fascisme, le nazisme, le communisme et le New Dealsocial-démocrate, dont le point commun était l’abandon des principes du « laisser-faire » et la restauration de l’autorité de l’Etat.

Après la Deuxième Guerre mondiale, la démocratie libérale fut rétablie au sein du bloc occidental dans le cadre de l’Etat-providence, du système de Bretton Woods et des Trente Glorieuses. Selon Robert Kuttner, c’est le passage de ce capitalisme keynésien au capitalisme néolibéral, suite à la crise de stagflation des années 1970 et à la « révolution conservatrice » du tandem Reagan-Thatcher, qui a semé les germes de la réaction identitaire actuelle[11]. Il explique l’impasse politique actuelle par l’adhésion d’un nombre croissant de gouvernements sociaux-démocrates à la théorie néolibérale du marché autorégulateur. Par conséquent, les classes moyennes et ouvrières, qui ont le sentiment que leurs intérêts ne sont plus suffisamment représentés, peuvent préférer aux partis traditionnels l’alternative qui consiste à opposer les intérêts du peuple à ceux des élites et des minorités.

Les conditions de la reconquête

La crise de légitimité de la démocratie représentative nécessite de renforcer la participation citoyenne[12]. Toutefois, les causes économiques du repli identitaire nécessitent également, pour répondre à la crise d’efficacité de la démocratie libérale, de répondre à l’insécurité économique des citoyens[13].
Comme l’a théorisé Dani Rodrik dans son « paradoxe de la mondialisation »[14], on ne peut concilier l’« hypermondialisation », la démocratie libérale et des marges de manœuvre politiques nationales, ce qui implique de réguler la mondialisation pour garantir la démocratie et une marge d’action suffisante aux Etats. Cela implique notamment de réguler le système financier international, d’encadrer le commerce mondial par des normes sociales et environnementales, de garantir plus de justice fiscale et de développer les systèmes de protection sociale. L’adoption de telles mesures est toutefois rendue difficile par un autre paradoxe souligné par Rodrik : aucun décideur politique ne se revendique du néolibéralisme, alors que la majorité des partis traditionnels appliquent des politiques de dérégulation, de libéralisation, de privatisation et d’austérité[15]. En outre, réguler la mondialisation nécessite une coopération multilatérale que rejette le discours national-populiste.

Ainsi, il ne s’agit plus seulement de prévenir, mais aussi de guérir une démocratie libérale mise à mal dans un nombre croissant d’Etats désormais gouvernés par des partis nationalistes ou d’extrême-droite – ou à tout le moins dirigés par des gouvernements affaiblis par la fragmentation croissante des votes des électeurs. Le succès du discours national-populiste repose sur sa faculté à retraduire les questions économiques en enjeux culturels et identitaires, en redoublant d’amalgames pour stigmatiser les migrants fuyant les conflits et se profiler en protecteurs de la civilisation chrétienne. Outre les migrants, ces partis cherchent à réduire les droits des minorités et attaquent frontalement les juges, les médias, les syndicats et les organisations de la société civile. Ce faisant, ils affaiblissent l’Etat de droit, les contre-pouvoirs citoyens et l’universalité des droits humains.

On touche ici aux limites de l’explication exclusivement économique de la poussée sociale-xénophobe. A tort ou à raison, l’insécurité économique des perdants de la mondialisation se double d’une insécurité culturelle. Cela explique le succès croissant du discours national-populiste, dont le paradoxe est d’y répondre en s’attaquant aux valeurs démocratiques sur lesquelles la civilisation occidentale est censée reposer – tout en cherchant à préserver l’agenda néolibéral[16]. Par conséquent, sauver la démocratie libérale nécessite non seulement de garantir les conditions d’une prospérité durable et partagée, mais également de mener des politiques éducatives, culturelles, migratoires et d’intégration garantissant les conditions du vivre-ensemble.

Arnaud Zacharie  – Secrétaire Général du CNCD 11.11.11.
« Cet article a été publié dans le numéro de novembre/décembre 2018 du magazine Imagine Demain le monde (Ecologie, Société, Nord-Sud) – www.imagine-magazine.com ».


[1] F. Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992.
[2] S. Huntington, The Third Wave. Democratization in the Late Twentieth Century, University of Oklahoma Press, 1993.
[3] A. Minc, La mondialisation heureuse, Plon, 1997.
[4] L. Diamond, « Facing Up to the Democratic Recession », in Journal of Democracy, Vol. 26, January 2015, pp. 141-155.
[5] B. Eichengreen, The Populist Temptation, Oxford University Press, 2018.
[6] Y. Mounk, The People vs. Democracy. Why Our Freedom Is in Danger and How to Save It, Harvard University Press, 2018.
[7] L. Guiso, H. Herrera, M. Morelli, T. Sonno, « The populism backlash : An economically driven backlash », VOX, 18 mai 2018 ; Y. Algan, S. Guriev, E. Papaioannou, E. Passari, « The European Trust Crisis and the Rise of Populism », BPFA Conference Drafts, 7-8 septembre 2017.
[8] M. Funke, M. Schularick, C. Trebesch, « The political aftermath of financial crises : Going to extremes », VOX, 21 novembre 2015.
[9] Parmi les études récentes sur le sujet : T. Feltzer, « Did Asuterity Cause Brexit ? », University of Warwick, juin 2018 ; I. Colantone et P. Stanig, « The Trade Origins of Economic Nationalism : Import Competition and Voting Behavior in Western Europe », American Journal of Political Science, 2018 ; A. Milan, A. Sufi et F. Trebbi, « Political Constraints in the aftermath of financial crisis »,
[10] K. Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Editions Gallimard, 1983.
[11] R. Kuttner, Can Democracy Survive Global Capitalism ?, Norton, 2018.
[12] D. Van Reybrouck, Contre les élections, Actes Sud, 2014.
[13] M. Wolf, « Saving liberal democracy from the extremes », Financial Times, 25 septembre 2018.
[14] D. Rodrik, The Globalization Paradox. Democracy and the Future of the World Economy, Norton, 2011.
[15] D. Rodrik, « The fatal flaw of neoliberalism : it’s bad economics », The Guardian, 14 novembre 2017.
[16] H. Geiselberger (dir.), L’âge de la régression. Pourquoi nous vivons un tournant historique, Editions Premier Parallèle, 2017.