La coopération, c’est la vie

D’assistant social à expert informatique des PME et à près de 30 ans d’activité professionnelle, Jean-François Coutelier peut témoigner d’une vraie évolution dans l’économie sociale et les coopératives. Doué d’un esprit contrariant qui a besoin pour avancer d’adopter la position contraire à celle de son interlocuteur ou interlocutrice, il se donne à fond à ses idéaux qu’il nourrit d’une réflexion libre et exigeante.

Études d’assistant social, objecteur de conscience, vous avez vite compris que vous n’étiez pas sur la bonne voie…

Entendons-nous bien, assistant social est l’orientation que je souhaitais prendre, mais je n’étais pas fait pour ce type de pratique. Quand quelqu’un venait me parler de ses problèmes, j’avais envie de lui dire « Bouge-toi, va de l’avant… ». Je n’avais pas assez d’empathie pour faire ce métier. Heureusement, j’ai pu travailler avec des personnes qui m’ont confié des projets à caractère économique dans l’économie sociale, alors que je n’avais pas de formation économique de gestion.

Comment définissez-vous l’économie sociale ?

C’est le secteur des entreprises qui veulent que leur activité profite au développement humain et durable. Pas évident avec les contraintes de marché ! Mais on essaie de faire au mieux sur des projets de terrain. Dans l’économie sociale « d’insertion », où j’ai fait mes premiers pas, on vise à créer de l’emploi ou du moins à permettre aux gens peu qualifiés d’apprendre un boulot sur le tas.

A l’époque, les porteurs de projet venaient de métiers sociaux. Ils étaient des entrepreneurs autodidactes sur le plan économique et commercial. Le secteur devait relever pas mal d’enjeux de professionnalisation, soit en formant des ex-travailleurs sociaux devenus entrepreneurs, soit en convainquant des profils plus commerciaux et gestionnaires à diriger ces projets. On a ainsi créé une petite équipe de consultants où j’ai engagé des gens de type HEC, ICHEC ou informaticiens pour favoriser le développement économique des entreprises d’économie sociale. J’ai beaucoup appris à leur contact. De plus, sortant des schémas traditionnels de création d’entreprise, on s’est demandé si c’était intelligent et indispensable d’appliquer les méthodes classiques d’accompagnement des entrepreneurs, comme par exemple de faire des business plans. N’était-il pas plus judicieux de d’abord se frotter au marché ? Toute une série de gens voulait entreprendre, mais ne passaient pas le cap. C’est alors qu’on a découvert la Coopérative d’activité(1) en France. On a importé le concept et on a lancé en 2001 la première coop d’activité belge : Azimut(2). Cette coopérative permet à des demandeurs d’emploi de tester leur activité avant de se lancer comme entrepreneur.

Mais au bout d’un certain temps, j’en avais assez de donner des conseils et répéter « Vas-y » et j’ai créé moi-même une entreprise. Ayant découvert le principe Scop(3) en France, j’ai créé Damnet(4) avec la perspective d’en faire une, c’est-à-dire une entreprise où tous les travailleurs ont vocation à devenir associés.

Au début, j’étais tout seul et j’appliquais le principe « un homme une voix », à merveille (rires). Puis l’entreprise s’est développée considérablement et, après quelques années passionnantes, j’ai passé le flambeau à l’équipe voici cinq ans déjà !

Pourquoi, puisque ça marchait bien ?

J’avais besoin de changement. Mais je ne suis pas parvenu à embarquer mes collègues dans un autre projet dans lequel j’aurais pu m’épanouir tout en faisant bénéficier Damnet de ce concept. Eux n’avaient pas vraiment de raison de prendre de nouveaux risques. Alors, j’ai foncé tout seul, fidèle à ma logique personnelle de ne pas avoir peur de brûler mes vaisseaux quand je veux entreprendre autre chose. Je m’y suis certainement mal pris, à refaire je procéderais autrement ! Je me suis alors donné un an sabbatique et j’ai lancé Scopiton qui s’inscrit dans cette même perspective de scop mais avec un autre métier.

Que pensez-vous de l’effervescence actuelle de nouveaux projets alternatifs ?

Il me semble que l’aspect épanouissement et développement des potentialités de l’individu est plus présent aujourd’hui qu’auparavant. Mais c’est intéressant et on a la chance d’avoir des gens formés comme entrepreneurs à la base, même s’il reste toujours des autodidactes. Et puis, je trouve que les politiques, globalement, soutiennent des initiatives nouvelles, tout en pâtissant de certaines logiques d’inspiration progressiste. On sent tous très bien qu’on est à la fin d’un système et qu’il faut inventer autre chose pour la survie de l’espèce humaine. Le capitalisme arrive au bout de sa logique. Le marxisme a montré son impasse. Nous voyons aujourd’hui toute une série d’initiatives qui essaient de construire une troisième voie. Par contre, nous sommes parfois enfermés dans des paradoxes stériles…

Ah bon ! Lesquels par exemple ?

« Small is beautiful » ou « le local-local » qui font qu’on n’arrive pas à changer d’échelle. Bon, on ne va pas faire de « l’industriel » avec l’aspect péjoratif et négatif habituellement lié à ce terme. Mais on peut envisager d’avoir plus d’ambition économique sur ces sujets alternatifs si on veut changer le monde ! Il y a un travail à faire pour donner plus d’ampleur et changer d’échelle. Il est inutile de chaque fois inventer l’eau chaude et il est bien plus positif de mutualiser les expériences et développer des concepts de franchise. Par exemple : quelqu’un trouve un truc génial pour faire quelque chose ou prester un service autrement. Il fait du local, mais à 15 km un autre essaie de mettre en place la même chose!

Sans doute, mais que faites-vous de l’esprit de concurrence qui le rattrapera vu notre contexte de société libérale !?

Imaginons que toutes les entreprises changent de philosophie et que n’existent plus que des coopératives, elles seront forcément en concurrence ! Car on ne va tout de même pas aller vers une économie planifiée ! Le principe de l’économie de marché est nécessaire, même si les dérives doivent être palliées par les politiques (concurrence déloyale, fiscalité injuste, frontières passoires…) qui doivent la réguler.

La saine concurrence, c’est le choix du client d’opter pour un produit ou un service auprès de l’opérateur le plus pertinent en termes de réponses à sa demande et dans un rapport qualité-prix correct. Le politique doit créer un terreau favorable à l’émergence d’activités qui remettent l’humain et le développement durable de l’humanité au centre de l’économie, mais tout cela se combinera avec l’initiative individuelle ou collective, bref l’entrepreneuriat soumis à la réalité de terrain.

Il me semble néanmoins qu’il y a pas mal de partenariat entre les jeunes entrepreneurs d’aujourd’hui ?

Des plates-formes s’organisent pour soutenir les petites initiatives. Je reconnais qu’il y a une propension plus naturelle des coopératives à faire des collaborations entre entreprises et que même « le collaboratif » est une nouvelle donne dans le monde économique mais il n’en reste pas moins que dans une économie de marché c’est la loi de l’offre et de la demande qui priment.

Ce qu’il faut arriver à faire, c’est créer des principes économiques vertueux soutenus par le politique. Dans le secteur des Scop, on demande que les travailleurs, comme en France, bénéficient de mécanismes fiscaux et financiers leur permettant de monter dans le capital de l’entreprise. Tout comme le principe que les bénéfices non distribués aux actionnaires soient exonérés de l’impôt des sociétés. Cela serait un soutien spécifique fort pour faire une Scop au lieu d’une SPRL ou SA. En Belgique, pour le moment, on n’a pas de soutien de cet ordre.

Vous mettez volontiers en avant le rôle du capital ! Curieux pour un homme venu du secteur social et qui fut objecteur de conscience !

Le capital, ce n’est au fond que des actionnaires qui prennent un risque dans une entreprise pour qu’elle démarre et se développe. Dans l’économie classique, surtout dans les grands groupes multinationaux, il y a des effets pervers et malsains sur la relation et la manière de gérer ce capital comme la spéculation ou la revente en bourse vingt fois la même minute. Au point qu’il n’existe plus aucun lien entre les gens du capital et les entreprises.

Mais dans l’économie sociale (ES), on a tendance à jeter le bébé avec l’eau du bain. Or, on a besoin de capital. Mais la rémunération est nulle, voire faible et ne tient pas compte de la prise de risque. On favorise les initiatives d’entrepreneuriat, mais on fait parfois de l’angélisme par rapport à la rémunération de capital où on dit qu’on ne va pas le rémunérer. Si je mets 10.000 euros dans 5 entreprises d’ES, je vais perdre de l’argent. Soit, je ne serai pas remboursé à cause d’une faillite, soit je ne récupérerai pas vu qu’on plafonne la rémunération. Je ne pourrai certainement pas récupérer mon investissement perdu dans les entreprises qui vont mal sur celles qui vont bien. Cela n’empêche que je prends des parts dans des coopératives coup de cœur, comme je les appelle, car je veux encourager leur travail.

En fait vous êtes de gauche « en même temps » que de droite?

Le mal n’est pas de rémunérer le capital, il est de ne rémunérer que le capital. La bonne question est : comment répartit-on équitablement les fruits du travail ? Je n’ai aucun tabou pour qu’une entreprise qui rencontre le succès rémunère le capital à condition que ce ne soit pas au détriment de deux facteurs aussi, voire plus importants : la rémunération des travailleurs et les investissements à long terme. Ces trois parties se tiennent. En plus, je trouve génial le principe de « la « réserve impartageable » qui est une partie des bénéfices de l’entreprise qui y reste et ne pourra jamais être distribuée à aucun associé. Ce mécanisme vertueux existe en France et permet des réserves de fonds propres parce qu’elles sont exonérées à l’impôt des sociétés. Ce mécanisme pourrait s’avérer utile, même aux entreprises classiques.

Vous avez encore d’autres idées comme ça ?

Une dernière problématique est la prise de risque individuel au bénéfice du collectif. Quand quelqu’un entreprend, durant les premières années, il ne peut se payer. Alors, il y a trois manières de régler le problème : la première est de surcapitaliser pour payer les fondateurs directement ce qui n’est souvent pas possible (et les entreprises classiques ne le font pas), la deuxième est d’avoir un système de bourse (remboursable en cas de succès, pour financer les premières prestations). La troisième est d’acter sur un pacte d’actionnaires cet apport en nature des fondateurs qu’on aura auparavant objectivés.

Vous avez fondé ou cofondé plusieurs entreprises, le leadership est votre seconde nature ?

Nier l’existence de leadership est une tendance un peu simpliste. Bien sûr, on décide tous ensemble, mais on a besoin de leader(s), ou en tout cas, il y en a toujours, même dans les dynamiques alternatives. Le fait est qu’ils se mettent des règles différentes que dans les entreprises classiques. De toute façon, ils ne tiennent leur pouvoir que du groupe. Et peuvent être remis en question et sortir du jour au lendemain ! Et ça, c’est une garantie de dynamisme et de participation.

ENCADRÉ

  1. Coopérative d’activité : apporte un accompagnement aux demandeurs d’emploi inactifs et allocataires sociaux désireux de monter une activité d’indépendant. http://www.cooperer.coop
  2. Azimut: coopérative d’activités visant à apporter un soutien pratique aux candidats entrepreneurs et aux porteurs de projets.

http://www.azimut.cc/azimut/fr/9608-accueil.html

  1. Scop: une Scop est une société coopérative de forme SA, SARL ou SAS dont les salariés sont les associés majoritaires.

http://www.les-scop.coop/sites/fr/les-scop/qu-est-ce-qu-une-scop.html

  1. Damnet : société coopérativede support IT basée à Namur, spécialisée dans l’installation, l’administration et la maintenance de réseaux et parcs informatiquespour de petites et moyennes organisations. http://www.damnet.coop
  2. Scopiton : Société à gestion coopérative et participative qui accompagne les petites et moyennes entreprises et organisations pour alléger leur fonctionnement et améliorer leur relation clients avec le logiciel de gestion (ERP) ODOO. https://www.scopiton.be/page/homepage