Je suis jaloux d’un Fakir

Quand on se lance dans l’aventure un peu folle de participer à la création d’un média alternatif qui se veut libre, indépendant, progressiste… nommé POUR, on regarde un peu ce qui se fait de mieux dans le domaine. Et, là, il faut bien dire que pas loin d’ici, en Picardie, un Fakir plutôt improbable a de quoi susciter l’envie

C’est il y a 20 ans déjà, en 1999, qu’un jeune diplômé en lettres et en journalisme, François Ruffin, se lance dans le projet de lancer un journal local, un « contre Journal des Amiénois », indigné que la gazette locale passe sous silence la fermeture d’une usine de Yoplait et la mise au chômage de 90 travailleurs. Quelques militants vont donc porter, grâce à une gazette locale, un message clair de défense des petites gens, victimes d’un système qui les ignore. Le sous-titre de Fakir, « Le journal fâché avec tout le monde. Ou presque » traduit clairement ce positionnement « révolté ».

Une croissance lente et régulière

Comme tout média qui se veut indépendant des puissances d’argent, le journal est, à ses débuts, l’œuvre de bénévoles. En quelques années, le journal trouve son public : 500 abonnés et un tirage de 2.500 exemplaires en 2004. Logiquement, ce trublion pamphlétaire dérange : plusieurs procès de notables locaux ou des médias concurrents du coin, pas épargnés par de rudes critiques, menacent la survie du titre. Heureusement Fakir gagne ces procès et se développe comme média de reportages et d’enquêtes sociales. Devenu trimestriel, il élargit sa zone de diffusion à toute le France, voire au delà, abordant des questions économiques, écologiques, politiques et sociales sur base d’un dossier principal dans chaque numéro. Le succès est au rendez-vous : tirages de 10.000 à 20.000 exemplaires vers 2010, jusqu’à un tirage exceptionnel de 140.000 exemplaires en juillet 2016, avec une moyenne se situant à un peu moins de 100.000 exemplaire. Le nombre d’abonnés suit le mouvement : près de 5.000 dès 2012.

Le dernier numéro, le n°88 de janvier 2019, annonce un tirage de 135.000 exemplaires ; un calcul personnel laisse deviner près de 20.000 abonnés[1]. La publication est donc économiquement rentable, ce qui permet une diversification des activités

Plus qu’un journal

 

Ruffin n’a pas oublié que ses rêves de jeunesses le portaient vers l’écriture, et pas seulement en tant que journaliste. Dès 2013 sont donc fondées Fakir Editions où paraîtront plusieurs ouvrages révélateurs des préoccupations du collectif. Très souvent, Ruffin tient la plume, seul ou avec d’autres, notamment sous forme d’entretiens avec Richard Wilkinson (L’égalité c’est la santé (et l’amour aussi…)), Jean Gadrey (Contre les gourous de la croissance) ou les fantômes d’Antonio Gramsci (Remporter le bataille des idées) ou de Lénine (De la souplesse !). Déjà 18 titres, à des prix défiant toute concurrence (3€, 4€, 6€…). A croire que ces gens ne veulent pas faire du profit comme tout le monde, mais seulement diffuser des idées. Subversif, ça…

Avant de revenir à un titre qui risque de faire du bruit (mais qui ne sera pas publié chez Fakir Editions), voyons les autres productions de ce collectif. La plus connue est probablement le documentaire Merci Patron ! qui a connu un succès public considérable (plus de 500.000 entrées en salle) et le César du meilleur documentaire en 2017. Une fois encore, le thème était l’affrontement entre des travailleurs laissés sur le carreau et un patron antisocial, emblématique ici, puisqu’il s’agissait de la première fortune de France, Bernard Arnaud.

Logiquement, en ce XXIe siècle connecté, Fakir se dote d’un site internet, avec un jolie mise en page qui fait penser à un autre site de presse alternative J.

Cinquième créneau dans lequel s’investit le collectif fakirien[2] : l’organisation d’événements sur le terrain. On citera La fête à Macron ou les Nuits Debout parisiennes où ils furent dans le groupe moteur. On pourrait assimiler à ces actions de terrain la campagne pour les législatives de juin 2017 où, à la surprise générale, ils sont parvenus à faire élire comme député de la circonscription d’Amiens un certain… François Ruffin. Décrite dans un numéro de Fakir, cette campagne de proximité, où le porte-à-porte et les contacts directs avec les électeurs ont fait pencher la balance, est une belle illustration que, même au XXIe siècle, on peut gagner le cœur des citoyens sans beaucoup de moyens financiers et sans abuser des réseaux sociaux.

Voilà donc le rédac chef à l’Assemblée nationale où, rattaché au groupe de La France insoumise sans être membre du parti, il fait entendre sa petite musique très discordante face au chœur de l’armée des godillots (terme gaullien qui désigne des représentants pousse-bouton qui se contentent d’obéir aux ordres venus de l’Exécutif et plus précisément du Jupiter qui trône au sommet de l’État français) de la République En Marche.

Etonnamment, alors qu’il se multiplie sur les travées de l’hémicycle parlementaire, Ruffin parvient encore à écrire beaucoup, dans le journal et des petits livres qu’il tire de ses expériences de représentant de la Nation (la série « Un député …à la ferme, …à l’hôpital psychiatrique, …chez Big Pharma »). Ce gars doit être bien entouré, avoir des relais dans bien des milieux (populaires) et une capacité à dormir peu pour abattre tant de Boulot. Grâce au retrait relatif de Ruffin, on découvre de nouvelles plumes tout aussi acérées que celle du rédac-chef.

Les mois à venir seront chauds

Chez ces diables fakiriens, on n’est jamais à court d’idées. La révolte des gilets jaunes ne pouvaient les laisser indifférents. Depuis novembre Ruffin passait des heures sur les ronds-points devenus fluorescents et voilà que, fin décembre, il s’offre une semaine sabbatique et parcourt la France en ébullition avec le réalisateur Gilles Perret. A eux deux, ils multiplient les interviews filmés et en sortent fissa un documentaire qui s’appellera J’veux du soleil ! On ne sait si ce documentaire connaîtra le succès de Merci Patron ! mais déjà, avant la sortie en salle prévue pour le 4 avril, s’organise une campagne d’avant-premières organisées par des collectifs proches de Fakir. Déjà une cinquantaine de dates et de lieux sont programmés où seront présents l’un ou l’autre des deux complices qui ont porté le film. De toute évidence, le réseau des « petites mains », des « petites gens », prouve qu’il peut réaliser de grandes choses.

Dans le « 4 pages » qui sert de support à la campagne de promo du documentaire, l’article central est titré « C’est un film d’amour, je crois. ». Et c’est vrai qu’on ressent, dans la manière dont Ruffin décrit ces gens qu’il a rencontrés, qu’il a une grande affection pour eux : « Ces hommes, ces femmes (…) ils doutent, ils y croient, les deux à la fois. Pas pour eux seulement, pour leurs enfants, pour la société, et ils te parlent d’harmonie, de liens, de fraternité. Ces mots-là, dans leur bouche, deviennent puissants, parce qu’ils ne sont plus abstraits, plus des concepts, ils s’incarnent dans leur histoire de vaincus. (…) Je veux dire à ces gens « Je vous aime », à ces gens si longtemps résignés, méprisés qui se mettent debout maintenant. Je les aimais déjà mais là, on montrerait leur beauté, leur fierté ».

Et ce n’est pas tout : dans le même ton que le film, Ruffin vient de terminer un nouveau livre titré Ce pays que tu ne connais pas. Bienvenue en France Monsieur Macron ! Dans cet ouvrage publié aux éditions Les Arènes, il dresse un portrait au vitriol du président Macron. Cet essai est politique mais aussi plein d’émotions personnelles : en parlant du président des riches, Ruffin parle aussi et beaucoup de lui, le défenseur des pauvres. Il faut dire que leurs destins carrément antinomiques sont étrangement parallèles. Nés à 2 ans d’intervalle dans la ville d’Amiens, ils ont fréquenté le même lycée jésuite et puis se sont engagés dans des voies diamétralement opposées, avant de se retrouver face à face, en juin 2017, l’un à la présidence de la République française, l’autre député à l’Assemblée nationale.

S’il aime les sans-grades, les laissés-pour-compte de la société néolibérale tant promue par Macron, on devine que c’est parce que Ruffin a partagé leur souffrance : « Avez-vous connu le doute ? Avez-vous connu la médiocrité, la nullité, le sentiment – comme vous le direz plus tard – de n’être bon à rien, de vous regarder, et d’être regardé, comme une merde ? Avez-vous connu ça ? Non. Tant mieux pour vous. Tant mieux, vraiment. Nulle ironie chez moi, aucune jalousie. Juste que, en même temps, ça vous manque. ». Arrogance et mépris de classe exprimés par celui à qui tout a toujours souri, Ruffin déteste ces attitude parce qu’il les a subis.

Va-t-on priver Fakir de son boute-feu ?

Dans un pays comme la France où un système électoral malsain transforme tous les débats politiques de fond en affrontement de personnes, ce face-à-face excite évidement les médias hexagonaux. Certains imaginent déjà que François serait le meilleur outsider d’Emmanuel. Hervé Kempf, dans Reporterre titre « Ruffin, face à son, destin ». C’est peut-être aller un peu vite en besogne. Depuis plus de 20 ans, Fakir et son animateur principal se sont érigés en contre-pouvoir. En 2008, ils ont réussi à éliminer le maire d’Amiens, de Robien, ministre et installé au pouvoir local depuis 20 ans. Mais ils ne l’ont pas remplacé. Il y a encore beaucoup de travail de conviction à faire avant que la France, toujours largement positionnée à droite, accepte de confier les rênes du pouvoir à un révolté campé à gauche. Ruffin le sait. Dans son livre, il écrit à propos des présidentielles : « Cette élection pervertit tout (…), ça grossit en vous comme une tumeur, ce pourquoi pas moi ?” (…). Il faut y résister, alors, à la présidentielle, sans quoi on glisse dedans comme dans un toboggan, saisi par un tourbillon. Être fidèle à soi-même, s’inventer un rôle personnel, “feu follet de la République”, ranimant l’âme d’un peuple ».

Vu de Belgique, il apparaît que le travail médiatique de reportage de terrain réalisé par Fakir et son rédac-chef est essentiel. Sa qualité, son succès nous inspirent, nous motivent et permettent de penser, en cette période sombre, en ces temps obscurs ou tant de menaces planent, qu’on a besoin d’un Fakir capable des tours de magie dont il a prouvé qu’il a le secret.

Alain Adriaens – 27 février 2019


[1] Un débat interne mais public sur le passage à un envoi aux abonnés sous plastique biodégradable impliquant un surcoût de à 0,25 centimes par envoi, laisse entrevoir une facture globale de 5.000€. Faites le calcul vous-mêmes…
[2] Quand un nom propre devient un substantif ou un adjectif, c’est une preuve évidente de succès.