Les traces actuelles de la violence coloniale
Indépendance du Maroc, marginalisation du Rif
En janvier 1984, des manifestations de masse ont à nouveau secoué le Rif, provoquées par la hausse des prix des produits de base, la décision du ministère de l’Éducation nationale d’augmenter les frais de scolarité, ou encore la restriction des accès à Melilla. Elles ont dégénéré en émeutes et ont été violemment réprimées, avec des dizaines de morts, de disparus et des arrestations massives. Hassan ii, roi du Maroc depuis 1961, a envoyé de nouveau des chars et fustigé les manifestants à la télévision en les traitant de awbâsh ou [racaille(s)]. Qui plus est, il a appuyé ses propos d’une phrase restée célèbre, réactivant le traumatisme de la répression de 1958-1959 : « Vous avez connu le prince héritier Hassan [qui alors commandait l’Armée royale], je ne vous conseille pas de connaître Hassan ii ! » (Nahhass, 2017).
La politique de commémoration sous Mohammed VI
La question des commémorations de l’histoire du Rif demeure un sujet délicat au Maroc. En dehors de l’aspect économique, et en considérant l’histoire violente entre le makhzen et la population du Rif, Mohammed VI avait en plus identifié la justice transitionnelle comme une autre approche pour redéfinir cette relation centre-périphérie complexe. Depuis son intronisation, de nombreuses initiatives de la société civile visant à promouvoir la mémoire historique avaient vu le jour dans le Rif. Avec la création de l’Instance Équité et Réconciliation (IER) en 2004, l’État a commencé à prendre en main le processus de reconstruction historique officielle. La commission avait pour mission de faire la lumière sur la violence politique des « années de plomb », et de promouvoir un processus de réconciliation basé sur la réparation matérielle et morale, sans toutefois recourir à des moyens juridiques (Nahhass, 2021). Lorsqu’elle a présenté les résultats de ses travaux au public, les militants de la société civile rifaine ont émis de nombreuses critiques, notamment sur le fait que les noms des auteurs et des responsables n’aient pas été mentionnés, ce qui était pourtant essentiel pour une clarification dans l’intérêt des victimes ; en outre, les réparations financières avaient été beaucoup trop faibles et trop rarement accordées. De plus, la répression brutale de la révolte du Rif de 1958-1959 n’a pas reçu suffisamment d’attention par rapport aux événements ultérieurs des années de plomb, et le rôle de la monarchie a été minimisé en mettant l’accent sur le rôle du parti de l’Istiqlal. Enfin, la commission a peu impliqué la diaspora : de nombreuses victimes, vivant désormais à l’étranger, n’ont même pas eu connaissance de la possibilité de demander une indemnisation et/ou de témoigner ; ceux qui l’ont fait ont souvent été déboutés (Nahhass, Bendella, 2021).
Dans ce contexte, les militants agissent également en tant qu’acteurs mnémoniques qui poursuivent leur propre politique de commémoration : le portrait d’Abdelkrim et le drapeau de la République du Rif étaient omniprésents dans les manifestations, donnant au mouvement une forte dimension mémorielle. La question provocatrice d’Abdelkrim El Khattabi « Êtes-vous un gouvernement ou un gang ? » a de nouveau surgi sur les banderoles du hirak du Rif en 2016-2017. Cependant, l’indépendance du Rif n’a jamais été une revendication du hirak ; néanmoins, il est évident que dans ces mobilisations de mémoire collective les activistes mettent en question la légitimité de la monarchie, touchant ainsi une ligne rouge du régime.
Un développement éclair qui aggrave la marginalité ?
Si les dernières années du règne d’Hassan ii ont été marquées à bien des égards par une ouverture politique générale qui devait en quelque sorte préparer le nouveau règne plus libéral de son fils Mohammed vi, depuis le couronnement de ce dernier en 1999, le nouveau roi a tenté de réconcilier le pouvoir central et sa périphérie rifaine. Les gouvernements successifs ont lancé de nombreuses initiatives de développement, notamment dans l’agglomération de Tanger, devenue le deuxième pôle économique du pays après Casablanca. Le nouveau port Tanger-Med est désormais le premier port à conteneurs d’Afrique : il est entouré de zones franches qui ont su accueillir de nombreuses entreprises internationales dont la plate-forme Renault/Dacia devenue la plus grande fabrique d’automobiles en Afrique. La région est également la tête de pont de la première ligne TGV du continent (Mareï, Wippel, 2020). Cependant, il faut noter que ces initiatives fructueuses n’ont profité qu’à une petite élite locale, plutôt au nord-ouest du pays (Suárez Collado, 2017 ; 2018). On pourrait même supposer que la proximité avec un hub économique international comme Tanger-Med aggrave les sentiments de marginalisation dans la région d’Al Hoceima. Cela vaut certainement aussi pour la proximité évidente des standards de vie européens, représentés par la ville voisine de Melilla, qui constitue, avec Ceuta, une seule frontière terrestre Afrique/Union européenne. De plus, les expériences et les récits de l’importante diaspora rifaine en Europe contribuent aussi à porter un regard critique sur la situation politique et le développement socio-économique du Maroc en général (Schwarz, 2021).
Pour conclure, il faut constater que, 100 ans après la République du Rif, 60 ans après la Révolte du Rif, une quarantaine d’années après les protestations de 1984, et 6 ans après les hirak, la réconciliation entre le makhzen et la population du Rif n’est pas encore acquise, et les plans de développement de la monarchie semblent insuffisamment connectés aux réalités locales pour inverser durablement la tendance.
Christoph H. Schwarz
Professeur assistant, Département d’interventions psycho-sociales et de recherches en communication, Faculté d’Éducation, Université d’Innsbruck, Autriche
« [FOCALE] Hirak du Rif : marginalisation, mémoire, mouvance », Les Cahiers d’EMAM [En ligne], 34 | 2022, mis en ligne le 16 décembre 2022, consulté le 31 mai 2024. URL : http://journals.openedition.org/emam/4484 ; DOI : https://doi.org/10.4000/emam.4484
Source : https://journals.openedition.org/emam/4484#ftn1
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Notes :
1 Le terme hhirâk marque dans ce contexte une rupture avec les mouvements sociaux précédents, comme le mouvement ouvrier ou le mouvement des femmes, ou encore le Mouvement du 20 Février, la version marocaine du « Printemps arabe ». Toutes ces protestations sont désignées par le substantif hharaka, qui est traduit dans la littérature francophone par mouvement. Le substantif verbal hhirâk serait en revanche plus correctement traduit par mouvance (voir, par exemple, Mohsen-Finan, Vermeren, 2018, p. 62). Ce terme met l’accent sur le « mouvement permanent » et donc sur un mouvement d’un nouveau type qui, selon K. Mouna (2018b), vise à « faire bouger les lignes politiques » ; il se veut « apolitique », dans la mesure où il refuse « l’inscription de la forme protestataire dans le champ politique » (Esmili, 2018, p. 136), c’est-à-dire, l’institutionnalisation et la représentation au-delà de l’assemblée publique ; de là, il exclut résolument les partis ou toute organisation politique établie.
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