En 1990, Hervé Le Corre publie son premier roman. En 1993, Du sable dans la bouche évoque les attentats indépendantistes basques et la cause ouvrière. Les caprices du climat illustrent les sentiments des personnages et rythment l’action. Dès 1994, l’écrivain participe au Passant ordinaire, une revue de création et de pensée critique. La lecture de la biographie de Lautréamont lui inspire l’intrigue de L’Homme aux lèvres de saphir. Hervé Le Corre se documente pour transcrire l’époque. Il raconte la traque d’un tueur en série dans les bas-fonds de Paris à la fin du Second Empire. Il restitue les bruits et les odeurs des ruelles obscures, la crasse, la sueur, la violence et le sexe dans les maisons closes. Cette réussite lui permet d’intégrer l’écurie Rivage/Noir sous la houlette de François Guérif.
Débuts littéraires
Hervé Le Corre propose son premier roman à la prestigieuse Série Noire. Il apprécie ses auteurs comme Didier Daeninckx, Jean-Bernard Pouy, Frédéric H. Fajardie ou Thierry Jonquet. Son premier roman, La Douleur des morts, se situe dans la ville de Bordeaux, un cadre qu’il connaît bien. Le récit est inspiré par un fait divers. Une fille fait une rencontre sur le minitel. Elle va au rendez-vous et se fait agresser. Son roman aborde la violence avec réalisme, à la manière de James Ellroy.
« Dans le roman noir, on pose des constats, on dramatise, on cristallise des situations pour en faire de la matière romanesque », justifie Hervé Le Corre. Néanmoins, le romancier refuse de tomber dans la complaisance pour la violence. Il s’attache surtout à décrire la brutalité de la réalité sociale davantage que les thrillers macabres. « La violence que j’essaie de montrer est plus sociale, protéiforme, que la simple violence criminelle ou sexuelle », précise Hervé Le Corre.
Son second roman, Du sable dans la bouche, s’inspire également d’un fait divers avec une affaire basque. Deux gendarmes sont abattus dans un camping des Landes. Ce livre plus politique évoque l’impasse de la lutte armée dans une démocratie occidentale. Il s’inspire de Nada de Jean-Patrick Manchette. Ce récit embrasse la guerre du Golfe, la question basque, le terrorisme et la lutte armée.
Après un moment de pause dans l’écriture, Hervé Le Corre découvre une biographie de Lautréamont. Les textes du poète maudit demeurent peu accessibles. Pourtant, cette figure littéraire conserve une aura prestigieuse. Lautréamont est lu par un nombre restreint, mais admiré par des personnalités importantes comme Verlaine, Huysmans ou André Breton. Son Chant VI apparaît comme un roman noir gothique. Maldoror suit un jeune homme pour le tuer. Hervé Le Corre se documente sur la période de 1870 qui le fascine. Même si l’écrivain n’ose pas encore aborder directement l’insurrection de la Commune.
Le roman L’Homme aux lèvres de saphir aborde également la question du travail et de la condition ouvrière. « A un moment donné, je suis avec les personnages, au café, et leur fatigue, je la ressens. L’analyse politique, c’est l’aliénation marxiste, le travail aliène le travailleur même à l’extérieur de son lieu de travail », indique Hervé Le Corre. Le romancier adopte une forme littéraire pour évoquer cette aliénation au travail même après l’usine. Une chienne débarque dans le troquet et se couche sous une table. Elle semble surveiller les ouvriers. Le roman aborde également la question de la prostitution et de la violence masculine sur les femmes.
Collaboration et colonisation
Le roman Après la guerre évoque le Bordeaux de la fin des années 1950. La ville est marquée par la collaboration avec le préfet Maurice Papon et le maire Adrien Marquet. Les négociants en vin et la bourgeoisie ont largement collaboré. Bordeaux apparaît comme une ville complètement pourrie avec une ambiance toujours lourde. « Comme j’écris des romans focalisés sur des personnages, il m’a fallu en imaginer au cœur de ces douleurs, avec des conflits moraux, des traumatismes », précise Hervé Le Corre. Le récit évoque la vengeance, avec son dilemme moral, grand classique du roman noir. « Jusqu’où peut-on aller pour se venger, sans devenir aussi salopard que ses tortionnaires ? », interroge Hervé Le Corre.
Le roman se centre autour du personnage de Darlac, un flic tortionnaire particulièrement abject. Ce n’est pas un fasciste clairement politisé. Mais il se range toujours du côté du plus fort. « Pour moi c’est facile de me glisser dans la méchanceté humaine, la perversité. C’est une façon de réfléchir aux origines du mal. Comment tiennent les dictatures, les régimes totalitaires ? », questionne Hervé Le Corre. Les policiers qui tabassent les manifestants ou les militaires qui torturent les prisonniers se contentent d’obéir aux ordres. « Dans les situations de conflits, certaines personnes désertent, ont le courage de fuir, mais la majorité exécute docilement les ordres », constate Hervé Le Corre. Darlac a déporté des Juifs, mais il ne risque rien. Les anciens collaborateurs sont restés dans la police après la guerre.
Le romancier aborde également la guerre d’Algérie. Il se documente sur le contexte, mais aussi sur l’armement et l’organisation militaire. Les jeunes du contingent sont embrigadés, racistes et dépolitisés. La guerre d’Algérie est évoquée à travers les scènes d’action et la violence des combats, sans surplomb pédagogique. Il donne de la chair à cette guerre. Mais il refuse de juger ces personnages comme des méchants colonialistes ou tortionnaires. « Les romans écrits avec un présupposé politique évident m’emmerdent. L’action, la liberté romanesque, est entravée par le discours. Il faut laisser l’écriture déborder son propre cadre idéologique », souligne Hervé Le Corre.
Commune de Paris
Dans l’ombre du brasier évoque la Commune de Paris. C’est surtout un livre politique sur la défaite ouvrière. Le récit se situe à la fin de la Commune. Les prolétaires savent que tout est perdu, mais ils continuent quand même à se battre. « Les combats ouvriers, les luttes historiques de la gauche sont jalonnés de défaites lourdes et sanglantes. La période actuelle démontre chaque jour que l’on est définitivement sorti de toute possibilité de progrès social », estime Hervé Le Corre. Le livre repose sur une ambiance avec les faubourgs peu urbanisés, les chiffonniers, les trafiquants et la misère. La ville est en état de guerre, avec des batailles qui éclatent.
Le livre est publié au moment de la révolte des Gilets jaunes. Même si le récit est rédigé bien avant. Pourtant, les médias ne cessent de dresser une comparaison. Le mépris des élites face à la révolte populaire et la violence de la répression policière apparaissent comme des constantes des démocraties. Cependant, le romancier considère que les révoltes n’ont pas d’avenir car elles ne portent aucune perspective politique. « C’est l’avenir des révoltes sociales. Il y en aura d’autres, très violentes, avec des morts dans les rues, mais elles n’auront aucun avenir car il n’y a pas de projet politique derrière », estime Hervé Le Corre. Le mouvement contre la réforme des retraites s’achève par une nouvelle défaite.
L’accumulation des défaites débouchent vers la résignation ou l’émeute sans perspective. « Il y aura des révoltes, mais jamais plus de révolution », prédit Hervé Le Corre. Il se réfère au pari mélancolique du philosophe Daniel Bensaïd. La révolution n’apparaît pas comme une certitude ou un déterminisme historique, mais comme une possibilité et un pari. « Les grands révolutionnaires étaient tous des mélancoliques, ce n’étaient pas des exaltés, ils avaient au cœur la peur de l’échec, la tristesse qui pourrait en résulter », considère Hervé Le Corre. Les personnages de Dans l’ombre du brasier sont tous des révolutionnaires mélancoliques. « Ce n’est pas de la dépression, juste une tristesse diffuse, une espérance sans illusion », précise Hervé Le Corre.
Roman noir et politique
Hervé Le Corre s’est imposé comme un romancier singulier. Cet entretien lui permet de livrer son regard sur la littérature, la société et la politique. Même après avoir déserté le militantisme, Hervé Le Corre reste attaché au courant intellectuel de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Ses romans évoquent la condition ouvrière et la violence de l’exploitation capitaliste.
Cependant, Hervé Le Corre refuse la posture militante et manichéenne avec les bons et les méchants. Les personnages sont traversés par des ambiguïtés et des dilemmes moraux. Le romancier refuse également d’imposer une grille de lecture idéologique. Les actions priment pour décrire les idées politiques des personnages. L’enseignant refuse également la posture pédagogique qui consiste à prendre le lecteur par la main pour lui expliquer les événements historiques. Hervé Le Corre laisse son public se forger son propre regard sur son récit.
Le romancier demeure politique à travers les thèmes qu’il aborde. Ses récits historiques évoquent les classes ouvrières et la Commune de Paris, mais aussi la collaboration et les guerres coloniales. Il parvient à reconstituer l’ambiance et le contexte historique. Il met en scène la violence, mais jamais de manière complaisante. Plutôt que les descriptions morbides, ses récits évoquent une violence sociale.
Cependant, Hervé Le Corre reflète également une vision pessimiste et mélancolique. Ce regard semble commun à la fois au roman noir mais aussi à l’extrême gauche. L’histoire des révoltes sociales apparaît comme une accumulation de défaites. Le roman noir parvient à osculter l’histoire et à décrire finement la société. Mais ce genre laisse peu de place à l’optimisme. C’est évidemment lié à une littérature qui s’attache à explorer la noirceur de la société mais aussi de l’âme humaine.
Néanmoins, Hervé Le Corre évoque les révoltes. Malgré leurs défaites, la dimension collective tranche avec des polars qui n’évoquent que des ouvriers broyés qui subissent l’action. Chez Hervé Le Corre, les prolétaires ne se laissent pas écraser sans rien faire. Certes, ils perdent. Mais au moins ils tentent de lutter.
Zones subversives
Source : http://www.zones-subversives.com/2024/06/herve-le-corre-et-le-roman-noir.html
Source : Yvan Robin, Hervé Le Corre, mélancolie révolutionnaire, Playlist Society, 2024
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