Gaza : le Hamas veut faire la preuve de l’échec de Nétanyahou

Alors que la première phase du cessez-le-feu s’achève et que les négociations pour la deuxième piétinent, le mouvement islamiste fait preuve chaque jour de son implantation sur tout le territoire de l’enclave. Et veut démontrer l’échec du premier ministre israélien, qui promettait de l’éradiquer.

Mercredi 26 février, tard dans la nuit, un nouvel échange a eu lieu : quatre dépouilles d’otages israéliens morts dans la bande de Gaza ont été remises à Israël, via le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), et 602 prisonniers palestiniens ont quitté la prison d’Ofer pour retrouver leurs proches.

Ces 602 détenus auraient dû être libérés samedi 22 février, car le mouvement islamiste avait bien procédé, ce jour-là, à la libération de six Israéliens retenus dans la bande de Gaza. L’échange était prévu dans les modalités de la première phase du cessez-le-feu défini par l’accord signé le 15 janvier entre le mouvement islamiste et l’État hébreu sous l’égide des médiateurs qataris et égyptiens. C’était le septième de la sorte.

Mais Benyamin Nétanyahou a décidé de surseoir à l’élargissement des captifs palestiniens, au désespoir des familles qui les attendaient avec impatience.

Dans un communiqué, le premier ministre israélien a justifié sa décision, qui a risqué de faire capoter le cessez-le-feu et a gonflé la colère des familles des otages encore en captivité : « Au vu des violations répétées du Hamas, notamment les cérémonies qui humilient nos otages et l’exploitation cynique de nos otages à des fins de propagande, il a été décidé de reporter la libération des terroristes prévue hier jusqu’à ce que la libération des prochains otages soit assurée, et sans les cérémonies humiliantes. »

Un épisode, notamment, a fait bondir les autorités israéliennes le 22 février : sur l’estrade où ils sont contraints de monter avant d’être remis au CICR, un des captifs israéliens, Omar Shem Tov, souriant, embrasse le front d’un des militants armés et encagoulés du Hamas qui se tient à ses côtés, puis d’un deuxième – après qu’un des cameramen du Hamas lui a parlé.

 

 De l’art de la communication

Le jeune Israélien, qui vient de passer cinq cent cinq jours retenu dans l’enclave palestinienne, affirmera le lendemain qu’il a été contraint par ses geôliers de faire ce geste. De nombreux commentateurs dans les médias arabes, eux, y voient la preuve de la « bienveillance » avec laquelle le Hamas traite les otages et de la « gratitude  » que ces derniers lui vouent pour les avoir protégés pendant la guerre. Le quotidien israélien Haaretz énumère plusieurs de ces réactions, soulignant que, pour les commentateurs, le Hamas a, le 22 février, gagné la guerre de la communication et détruit le narratif israélien.

Également odieuse aux yeux des autorités israéliennes, la vidéo de deux otages, crâne rasé, vêtus de pulls marron, contraints d’assister, depuis une voiture près de la scène, à la libération de leurs compagnons de captivité. Eux ne sont pas sur la liste des libérables du jour. Bouleversés, ils supplient le premier ministre de respecter les modalités du cessez-le-feu pour voir leur tour arriver.


C’est une démonstration de force et un épisode d’une guerre psychologique. Les libérations se déroulent dans toute la bande de Gaza, du nord au sud, en présence d’hommes armés nombreux, censés avoir été éliminés.

Leila Seurat, chercheuse

La séquence du 22 février, septième échange depuis l’entrée en vigueur du cessez-le-feu le 19 janvier, concentre à elle seule les éléments de communication du Hamas depuis la pause dans la guerre.

« Ici comme à chaque fois, c’est une démonstration de force et un épisode d’une guerre psychologique. Les libérations se déroulent dans toute la bande de Gaza, du nord au sud, en présence d’hommes armés nombreux, censés avoir été éliminés,décrypte Leila Seurat, chercheuse au Centre arabe de recherche et d’études politiques de Paris. Celles du 22 février ont eu lieu en deux endroits. Dans le camp de Nousseirat, dans le centre de la bande de Gaza, là où un commando a tué trois cents civils palestiniens pour essayer de récupérer des otages [en juin 2024, un commando israélien a tué 274 personnes dans une opération pour libérer quatre otages – ndlr], et à Rafah, dans le sud, où les Israéliens sont restés neuf mois et ont prétendument tué tous les chefs de katiba. »

En moins d’un mois, c’est devenu un rite. Sur une estrade, une table derrière laquelle un membre du Hamas et une déléguée du CICR signent des documents l’un après l’autre. Les otages y grimpent ensuite, « certificat » à la main, entourés d’hommes en armes, encagoulés, vêtus d’uniformes noirs ou kaki, les fronts ceints de bandeaux aux couleurs de leur faction.

Les captifs s’adressent au public, quelques mots en hébreu traduits presque simultanément en arabe, puis descendent et s’engouffrent dans les véhicules du CICR. Le tout est photographié, filmé, diffusé en direct, sur les canaux du Hamas et des autres factions palestiniennes, et sur des chaînes de télévision arabes.

Hors du déroulé, le décor est important. « À chaque fois, tout est pensé en termes de communication et de symbolique. Rien n’est laissé au hasard, reprend Leila Seurat. Ainsi les grosses voitures noires, lors des premières libérations, sont des véhicules israéliens rapportés dans Gaza le 7 octobre 2023. » Certains des fusils d’assaut arborés par les militants armés sont des Tavor, qui équipent l’armée israélienne.

À une occasion au moins, on voit des enfants vêtus de sweat-shirts arborant le triangle rouge à l’envers avec lequel, sur les vidéos, les combattants palestiniens désignent leurs cibles. Les images fourmillent de détails de ce type, glorifiant la valeur militaire et nationaliste du mouvement islamiste.

Les ruines apparaissent toujours dans le cadre. Les slogans, qui célèbrent les « combattants de la liberté » sont rédigés en arabe, hébreu et anglais. Une immense bâche est tendue derrière la scène, représentant une vue de Jérusalem, avec le dôme du Rocher et la mosquée Al-Aqsa au premier plan.

Le 15 février, la libération a lieu à Khan Younès, à proximité de la maison de Yahya Sinouar, chef du Hamas tué en octobre 2024. Sur une grande bannière flanquant l’estrade, un homme de dos est assis dans un fauteuil au milieu de gravats. Tout le monde reconnaît forcément la scène filmée par un drone israélien quelques instants avant sa mort et largement diffusée, où Sinouar, gravement blessé, essaie de chasser l’engin. Sur la banderole, il regarde en direction du dôme du Rocher qui apparaît à travers le mur détruit.

 

 Montrer sa force, être présent partout

« La communication est à destination de deux publics, l’opinion palestinienne et l’opinion israélienne, en particulier les familles des otages. Le Hamas ne vise pas du tout le public occidental, ni aux États-Unis, ni en France, ni en Europe. Ils ne se préoccupent pas des réactions là-bas qui, à leurs yeux, ne pèsent pas, analyse Nicolas Dot-Pouillard, chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient. Le Hamas veut dire au public palestinien : “On est en position de force, on est capables de libérer de la façon dont nous l’entendons, et pas comme Israël le souhaite.” »

À l’opinion israélienne, qui se réunit sur la « place des otages » à Tel-Aviv pour suivre les libérations en direct, le Hamas envoie deux types de messages.

« Le Jihad islamique a diffusé une vidéo montrant un otage [Alexander Tourbanov, libéré le 15 février, vidéo visible ici – ndlr] en train de pêcher sur une plage, il s’agissait de dire : “Regardez, ils sont en bonne forme physique et mentale”, reprend Nicolas Dot-Pouillard. Mais il y a aussi la vidéo des deux otages observant depuis une voiture la libération de leurs compagnons. Là, c’est vraiment pour que les familles fassent pression, à un moment où le Hamas pense que Nétanyahou veut bloquer la suite de l’accord. »

Dans les mises en scène, le mouvement islamique déploie aussi des messages politiques internes. « Il veut montrer qu’il réussit l’unité palestinienne. À chaque libération, il invite par exemple des factions du Jihad islamique, de la branche armée du Fatah, du FPLP [Front populaire de libération de la Palestine – ndlr], des comités de résistance populaire, etc. », remarque encore Nicolas Dot-Pouillard.

« Ce qui se joue à chaque fois dans ces libérations, c’est de montrer qu’il y a une forme d’union nationale avec les autres branches armées présentes sur le terrain, qui avaient d’ailleurs elles-mêmes des otages », renchérit Leila Seurat.

L’unité nationale, autrement dit aussi la réconciliation entre le mouvement islamiste et le Fatah de Mahmoud Abbas, donc l’Autorité palestinienne, serpent de mer de la politique palestinienne depuis des décennies, constitue une demande forte dans l’opinion palestinienne.


Dans le nord de Gaza, ce sont eux qui ont les bulldozers, qui sont en train de déblayer ce qu’ils peuvent, de refaire les routes, de remettre en état des pompes à eau, ou bien les puits dans des quartiers.

Rami Abou Jamous, journaliste palestinien à Gaza

Celle-ci est prise à témoin : tout le monde devra encore compter avec le Hamas. Car loin d’être réduit à néant, contrairement au but de guerre affiché par les dirigeants de l’État hébreu, Benyamin Nétanyahou en tête, il est toujours bien là. Affaibli, sans doute, mais capable de peser militairement et politiquement.

« Avant le cessez-le-feu, il y avait un discours, en partie chez les Israéliens et les Américains, dans les médias occidentaux aussi, prétendant que le Hamas était si affaibli, après l’élimination de sa direction politique et militaire (Mohammed Deïf, Yahya Sinouar et d’autres) qu’il ne fonctionnait plus que par petites cellules séparées. Ses cellules ne communiquent plus entre elles, disait-on, décrypte Nicolas Dot-Pouillard. Ce discours avait un peu changé dans les semaines précédant le cessez-le-feu, car les actions militaires restaient efficaces et meurtrières pour les soldats israéliens. »

Et puis il a été rendu caduc par ce que l’on a vu dès le cessez-le-feu annoncé. Les brigades Ezzedine al-Qassam, branche armée du Hamas, ont défilé dans toute la bande de Gaza. La police s’est redéployée dans certains lieux, après avoir été systématiquement ciblée pendant les quinze mois de guerre. Le mouvement islamiste a réussi à organiser en quelques jours la libération d’otages en coordination avec le CICR, ce qui prouve que des interlocuteurs de haut niveau existent.

« Une autre preuve de l’existence d’une direction politique relativement centralisée dans la bande de Gaza se voit dans les négociations : elles ont lieu à l’extérieur, mais le oui ou le non final à un accord est donné par la branche intérieure, par la bande de Gaza »,souligne encore Nicolas Dot-Pouillard.

 

 Services publics

Sur le terrain, les services sociaux du Hamas sont sortis de la discrétion que les frappes ciblées israéliennes leur imposaient. « On ne voyait pas les Ezzedine al-Qassam, mais on voyait les gens de l’administration. Seulement ils ne faisaient pas grand-chose, parce qu’ils étaient ciblés, même ceux qui s’occupaient du contrôle des prix, par exemple, raconte à Mediapart, depuis Deir al-Balah où il a été déplacé, le journaliste palestinien Rami Abou Jamous, auteur du « Journal de bord de Gaza » sur le site Orient XXI. Aujourd’hui, c’est complètement différent. Dans le nord de Gaza, ce sont eux qui ont les bulldozers, qui sont en train de déblayer ce qu’ils peuvent, de refaire les routes, de remettre en état des pompes à eau, ou bien les puits dans des quartiers. »

Bien que détesté par une bonne partie de la population, qui le rend responsable de l’anéantissement de la bande de Gaza, le Hamas reprend un travail de service public.

« Ils sont en train de préparer les camps de fortune,reprend Rami Abou Jamous. Ils nettoient des terrains, montent des tentes. Une fois cela fait, ils commencent à installer les toilettes, les douches et l’infrastructure de camp de fortune. Et puis ils nomment un responsable pour chaque camp, qui connaît les besoins des habitants et gère la distribution de l’aide, si elle arrive. Ils essaient aussi de fournir du fuel, pour les générateurs et les pompes à eau, car l’eau est le problème majeur dans le nord de la bande de Gaza. »

La délivrance des certificats de naissance ou de décès a repris, et la police rend visite à ceux qui ont été dénoncés pour avoir volé pendant la guerre.

C’est une reprise en pointillé, le cessez-le-feu est plus que fragile et rien ne garantit même que la deuxième phase, qui prévoit l’arrêt officiel des hostilités et le retrait complet de l’armée israélienne, ne commence, comme prévu, le 1er mars.

Quant à l’après, le plus grand flou règne, entre les plans délirants de Donald Trump, le mantra de Benyamin Nétanyahou – « ni Hamas, ni Abbas » – qui affirme le refus du gouvernement israélien de la gestion de la bande de Gaza par le Hamas et par l’Autorité palestinienne, et le plan égyptien qui doit être présenté dans les jours qui viennent.

Pour l’instant, le Hamas s’en tient à l’accord signé avec le Fatah, colonne vertébrale de l’Autorité palestinienne, et d’autres factions palestiniennes à Pékin en juillet 2024.

« Le Hamas et le Fatah sont d’accord pour un gouvernement de technocrates sans représentation officielle du Hamas, il y aura forcément des soutiens du Hamas qui y siégeront puisque les membres de ce gouvernement devront être approuvés par les factions, explique Leila Seurat. Il va donc jouer un rôle dans l’après-Gaza, c’est-à-dire dans la reconstruction. Et il veut rester comme une force armée et une force politique, sans forcément vouloir jouer ce rôle d’administrer des services publics et de s’occuper de la gestion quotidienne, que ce soit la santé ou l’éducation. »

Le Hamas avait promis qu’il n’organiserait aucune cérémonie publique pour la remise des dépouilles des Israéliens morts en captivité mercredi soir. De fait, il a respecté sa parole. Il est trop tôt pour savoir s’il a cédé à la pression de son opinion publique, ulcérée de voir la libération des prisonniers palestiniens reportée, ou s’il a décidé de changer sa communication.

Dans ce dernier cas, le mouvement trouvera certainement un autre mode de communication pour faire étalage de sa puissance. Le Proche-Orient est terre de symboles, et ses habitants ont l’art de les utiliser.

 

Gwenaelle Lenoir,
journaliste indépendante, Médiapart, 25 février 2025.

 


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Peu de nouvelles sur la situation  en Palestine dans les médias occidentaux.
Pourtant, à Gaza, Israël continue de bloquer l’entrée des camions porteurs de l’approvisionnement en nourriture, fuel, médicaments, eau, tentes. Bloqués aussi les mobil-homes. Depuis une semaine,  Israël a également coupé l’électricité, interdisant le déssalement de l’eau de mer et la purification des eaux usées.
Ne pas voir et ne pas entendre un peuple qu’on veut mettre à mort et qui résiste.
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A LIRE, en accès libre.
■”La Conférence Nationale Palestinienne appelle à la reconstruction de l’OLP”, New Arab, 24 février 2025,  traduction AFPS, via AFPS.
■”Alors que la trêve vacille, les Etats arabes presentent leur plan pour Gaza”, Gwenaelle Lenoir, Mediapart, 27 février 2025, via EuropeSolidaireSansFrontieres.
■”Comment interpréter le plan arabe pour Gaza”, Quassam Muaddi,  Mondoweiss, 13 mars 2025, via AFPS.
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Illustration : Prime Minister Benjamin Netanyahu at the Prime Minister’s Office in Jerusalem, July 23, 2019. Photo Credit: Matty Stern/U.S. Embassy Jerusalem Rick Perry visit to Jerusalem, July 2019 Date 23 July 2019, 12:23 Source DOE visit July 2019 DEO visit July 2019 Author U.S. Embassy Jerusalem. This file is licensed under the Creative Commons Attribution 2.0 Generic license.