La critique des institutions de l’Union a une histoire spécifique. Elle a été rythmée par le débat sur la « constitution » européenne en 2005, puis par la sortie de la Grande-Bretagne en 2017. A chaque fois, ce sont des référendums qui ont porté le débat et mobilisé l’opinion. Ils ont ouvert une crise profonde, parfois colmatée comme en France par un vote contraire du parlement (en 2008). Le Brexit a pu apparaitre comme une revanche de cette contradiction démocratique. Il est devenu un thème très partagé lors des dernières élections de 2019. Avec les élections de ce 9 juin, nous sortons d’une décennie marquée par lui. Du fait de son application concrète et problématique en Grande-Bretagne, il a disparu des programmes en France et ailleurs. C’est la revendication d’une restauration de la souveraineté nationale en général, et de souverainetés spécifiques en particulier, qui a pris le relai (seules deux listes, celles de F. Asselineau et de F. Philippot revendiquent encore un Frexit).
Plusieurs listes préfèrent défendre la « souveraineté politique, monétaire, énergétique, sécuritaire, judiciaire, militaire ». G. Kuzmanovic (ancien conseiller politique de J.L. Mélenchon) conduit une « Liste de République souveraine », quand deux autres (E. Husson et P. M. Bonneau) appellent à refuser « la perte de la souveraineté de la France » et à défendre « la souveraineté de la nation française ». J. Bardella fait la synthèse en prônant « la priorité nationale ». Cet engouement souverainiste connaît d’ores et déjà des traductions législatives : contre « les étrangers non ressortissants de l’UE » avec la loi immigration du 26 janvier 2024 ; pour « la souveraineté alimentaire » dans le projet de loi d’orientation agricole examiné à l’Assemblée nationale depuis le 14 mai (en Italie, le « ministre de l’Agriculture et de la souveraineté alimentaire » F. Lollobrigida, s’emploie à ajouter à l’article 32 de la Constitution que « la République (…) protège les produits symboles de l’identité nationale »). Mais c’est sur le terrain de la réindustrialisation que se nouent le mieux les ambiguïtés de la notion. Elle est souvent sollicitée par le ministre B. Le Maire aux prises avec un protectionnisme improbable.
L’ancien « Ministre de l’économie et du redressement productif » (2012-2014) A. Montebourg n’a jamais cessé lui, d’en faire son cheval de bataille, critiquant justement et régulièrement l’abandon par son successeur E. Macron à Bercy, des mesures qu’il avait mises en place (allant jusqu’à la vente des turbines Alstom à Général Electric). Ainsi a-t-il fait en sorte d’être entendu le 27 novembre 2023 par la Section des Etudes et du Rapport du Conseil d’Etat pour y défendre la thèse « De la souveraineté juridiquement mutilée et des moyens raisonnables de son redressement ». Devenue une note d’une cinquantaine de pages diffusée par la Fondation Res Publica (fondée en 2004 par J.P. Chevènement), elle repose sur le quadruple constat d’une souveraineté « économiquement affaiblie, politiquement aliénée, internationalement défaite, juridiquement mutilée ».
Le célèbre arrêt d’Assemblée du Conseil d’Etat consacrant la supériorité des traités sur les lois : ce serait là, le ver qui rongerait le fruit depuis 65 ans de la souveraineté du législateur.
Sur le dernier point, l’argumentation (qu’on ne peut reprendre ici) remonte au célèbre arrêt d’Assemblée du Conseil d’Etat (Nicolo, 20 octobre 1989) consacrant la supériorité des traités sur les lois. Ce serait là, le ver qui rongerait le fruit depuis 65 ans de la souveraineté du législateur. Laquelle n’a pas attendue cet arrêt pour être autrement affaiblie par la Constitution de 1958 et sa pratique présidentialiste. A. Montebourg rend néanmoins responsable de « la dépossession sérieuse et continue des pouvoirs appartenant au législateur (…) une Commission Européenne et cinq Cours suprêmes (Conseil Constitutionnel, Cour Européenne des Droits de l’Homme, Cour de Justice de l’Union Européenne, Conseil d’Etat, Cour de Cassation ») qui fabriquent à jet continu des décisions rivalisant de zèle pour écarter nos lois ». On voit poindre la dénonciation du « gouvernement des juges », spectre antique mais qui a repris de la vigueur du côté de la Hongrie et de la Pologne (jusqu’aux élections d’octobre dernier où le suffrage universel l’a remis au placard).
C’est d’ailleurs dans ces pays qu’A. Montebourg a trouvé quelque inspiration. Ainsi son communiqué du 8 octobre 2021 par lequel il soutenait le Tribunal Constitutionnel de la République de Pologne (alors la pire des juridictions de l’UE) contre la Cour de Justice de l’Union Européenne. Le tribunal en question ne se contentait pas de détruire l’indépendance de la magistrature polonaise, mais remettait en cause des droits fondamentaux des réfugiés, des minorités, des femmes (suscitant des manifestations de masse pour défendre le droit à l’avortement). Concernant la France d’aujourd’hui, n’y a-t-il pas quelques fortes contradictions à dénoncer le pouvoir des juges nationaux et européens, et les inviter à exercer un nouveau contrôle ultra vires (censurer des dispositions ordinaires du droit de l’Union comme autant d’excès de pouvoir) ?
Cet argumentaire n’est pas que juridiquement problématique ; il est aussi et gravement, politique.
Cet argumentaire n’est pas que juridiquement problématique ; il est aussi et gravement, politique. La tendance est aujourd’hui dans toute l’Europe au moins, à remettre cause l’Etat de droit et les systèmes de contre-pouvoirs dont les juridictions sont l’armature. En France le programme inlassablement répété de M. Le Pen est de s’en prendre d’abord au Conseil constitutionnel pour mieux gouverner par référendum. Or voilà qu’A. Montebourg n’a pas hésité à lancer (Le Figaro du 23-04-2024) un appel pour un référendum contre une résolution du Parlement européen de novembre 2023, proposant de généraliser la règle de la majorité qualifiée. Au motif que « l’Union devient un carcan normatif où l’Etat de droit n’est brandi que pour justifier l’extension sans limites d’un système autoritaire ».
C’est bien de confusion qu’il s’agit dans la mobilisation souverainiste contre l’Union Européenne.
Parmi les 50 signataires, on trouve pêle-mêle des personnalités de gauche comme M.N. Lienneman à côté de J. Sainte-Marie, B. Renouvin, M. Onfray, S. Rozès, P.A. Taguieff, N. Dupont-Aignan. Des réalignements politiques surprenants sont donc peut-être à l’œuvre. Le souverainisme est donc bien un écran. D’un côté, il entretient la confusion installée au fronton de nos Constitutions entre souveraineté nationale et souveraineté populaire. En proclamant que la première « appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants » (art.3 de la Constitution), on fait comme si le Parlement et surtout le Président de la République en avaient le monopole de l’expression. Ce qui est une arme tournée contre toute extension (hormis le référendum sous conditions) de la volonté populaire. Il ne faut pas cesser de lutter contre ce bonapartisme bien franco-français. D’un autre côté, c’est bien de confusion qu’il s’agit dans la mobilisation souverainiste contre l’Union Européenne.
Celle-ci appelle de considérables réformes, telles qu’Arnaud Montebourg les évoquait d’ailleurs, le 4 septembre 2021 dans sa déclaration de candidature aux primaires présidentielles : « définir un système où le Parlement retrouve tous ses droits, jusqu’à celui d’exercer un contrôle en premier et dernier ressort sur les accords engageant la France dans l’Union Européenne ». Et plusieurs propositions ne mériteraient-elles pas le soutien tant elles sont autant d’issues démocratiques allant dans ce sens (le projet de traité de démocratisation de l’Europe proposé en 2017 par T. Piketty, A. Vauchez et d’autres, la proposition en 2019 d’un budget des biens publics d’échelle européenne, d’un cadastre financier européen en 2023 contre la corruption et la fraude fiscale) ? Ce serait le point de départ d’une révolution démocratique dans la V° République sans laquelle la France restera institutionnellement marginale dans l’Union Européenne mais aussi se mettra à la merci des nationalismes de tous ordres. Derrière l’écran, le souverainisme en est d’ores et déjà l’autre nom.
Paul Alliès
Professeur Emérite à l’Université de Montpellier. Doyen honoraire de la Faculté de Droit. Président de la Convention pour la 6° République (C6R).
Source : https://blogs.mediapart.fr/paul-allies/blog/200524/europeennes-l-ecran-du-souverainisme