Écologie bleue contre écologisme ?

Le 13 février 2019, Corentin de Salle et David Clarinval, respectivement directeur du Centre Jean Gol et député fédéral MR, publiaient dans La Libre Belgique une carte blanche dans laquelle ils disaient : « Plus une société se développe économiquement, plus elle est à même de lutter efficacement contre la pollution grâce à ses connaissances scientifiques, ses instruments technologiques et ses moyens financiers. ». Le mouvement politique des objecteurs de croissance élaborait en son sein une réponse collective qu’ils ont envoyée à La Libre Belgique. Hélas, « Trop tard, trop long, on a déjà publié d’autres réactions… », le quotidien n’acceptait pas de publier leur réponse à ceux qui considèrent qu’il suffit d’accélérer encore pour éviter le mur vers lequel foncent nos sociétés productivistes.

POUR relaie donc volontiers ce texte, en ligne sur le site du mpOC, qui s’appuie sur des constats scientifiques plutôt que sur des a priori idéologiques.


Écologie bleue contre écologisme ?
mpOC – 26 février 2019

Dans notre pays, il apparaît que, comme partout ailleurs dans le monde, nous ayons besoin de nouveaux mots pour désigner les nouveaux défis auxquels nous sommes tous et toutes confrontés-es. David Clarinval et Corentin de Salle n’échappant évidemment pas à cette nécessité, ont donc tenté leur propre construction dans un texte paru dans La Libre Belgique. Malheureusement, leur texte ne constitue qu’un faible plaidoyer en faveur d’un libéralisme conquérant. Ils ne démontrent absolument pas ce qu’ils tendent à affirmer par de belles envolées lyriques telles que : « L’économie de marché est la solution » et même « L’unique solution pour concilier préservation de l’environnement et développement de l’humanité ». Mieux encore, «  L’écologie bleue est foncièrement optimiste et prométhéenne : forte du potentiel gigantesque résidant dans l’idéalisme et l’intelligence de la jeunesse, elle vise non pas, comme le préconise Ecolo, à ‘’reconnaître l’existence de limites’’, mais bien – comme l’homme l’a toujours fait depuis qu’il est homme – à les repousser. Non à décroître mais à conquérir. »

C’est là un bel acte de foi. Mais au-delà ? Démontrent-ils un tant soit peu que l’écologie bleue peut produire les résultats qu’ils annoncent ? Non. Pas un fifrelin. Pourquoi ?

Parce que d’emblée, ils se sont situés dans un parti-pris binaire. Qu’on ne s’y trompe pas. Ce texte n’existe pas pour montrer qu’ils sont eux aussi à la recherche de solutions pour rencontrer les défis. Il est là pour protéger une idéologie, leur idéologie qu’ils ressentent en grand danger. Ils se sont donc enferrés dans une voie où finalement tout revient à opposer une soi-disant écologie bleue conquérante et émancipatrice à un soi-disant écologisme dévastateur et anxiogène.

Ils oublient en effet aisément un certain nombre de paramètres qui contredisent leur optimisme prométhéen

  1. A contrario des auteurs, de nombreuses études démontrent que « l’économie de marché, la voiture, la société de consommation et la publicité … » ne constituent pas les données à la base du bonheur. Non seulement ces dernières se trouvent ailleurs que dans des biens de consommation (par exemple dans une relation humaine), mais encore ces derniers sont de plus en plus désignés comme des éléments constitutifs d’un certain asservissement. Ceux qui poussent, par une manipulation délibérée, à courir comme une poule sans tête, jusque dans la vie privée. Il n’y a plus moyen aujourd’hui d’échapper à la publicité même quand on en exprime haut et clair la volonté. Toutes les données personnelles sont captées pour alimenter les algorithmes chargés de mieux encore encercler chacun. Au nom du laisser-faire, un piège totalitaire est en train de se refermer au prix de bon nombre de libertés à commencer par la liberté de penser par soi-même.
  2. Par ailleurs on peut remarquer aisément que si le libéralisme était intrinsèquement aussi vertueux que ce qui est déclaré dans l’article, cela se saurait. En effet, cela fait un bon bout de temps que ce système domine les échanges occidentaux, et pourtant il n’a pas pu enrayer l’effondrement. Celui-ci est en cours et s’approfondit encore chaque jour.
  3. Cette fois-ci, il est même global. Il touche la planète entière. Ce qui démontre que les crises connues ici et là dans l’histoire de l’humanité n’ont produit aucune leçon. On est seulement allé faire ailleurs ce qu’on ne pouvait plus faire chez soi, comme au temps du nomadisme. Avec le libéralisme notamment, on est allé faire hors Europe les pollutions dont on ne voulait plus chez nous. Elles nous ont maintenant rattrapés. Il n’y a plus d’ailleurs.
  4. La Belgique a la 5ème empreinte écologique la plus élevée au monde. Ceci signifie que nous prétendons avoir droit à quatre planètes, alors qu’il n’y en a qu’une seule. Déjà nous en épuisons toutes les ressources, y compris celles qui sont indispensables à la vitalité des écosystèmes. Les diagnostics scientifiques qui tombent les uns après les autres le démontrent chaque fois. Ce qui est en train de se passer chez nous, c’est exactement le contraire de ce que les auteurs affirment. Tout ne va pas mieux, mais bien de mal en pis. En Chine et ailleurs dans le monde, déjà, des hommes sont obligés de se transformer en grosses abeilles pour assurer la pollinisation. Nous ne souhaitons pas être contraints à ce type de travail, ni voir des machines remplacer les butineuses. Pourtant, à force de repousser les limites écosystémiques, c’est bien ce vers quoi nous nous dirigeons.
  5. L’optimisme prométhéen vanté dans l’article a un pendant, l’hybris, qui lui est consubstantiellement liée. Elle produit un aveuglement dévastateur. Les mythes nous le racontent à souhait, y compris le mythe auxquels les auteurs font référence dans l’article. L’hybris aujourd’hui tente de nous vendre pour acquis :

la substituabilité des facteurs, comme si on pouvait obtenir le même nombre de pizzas en diminuant la quantité de farine, mais en augmentant le nombre de fours ou de cuisiniers. Ou si on pouvait remplacer toutes les ressources naturelles par des nanoparticules ou des OGM sans risques sanitaires, écologiques ou sociaux.

L’économie soi-disant immatérielle, comme si cette dernière allait pouvoir remplacer la vielle économie industrielle. Comme si elle ne s’accompagnait pas du besoin exponentiel d’énergie (aujourd’hui déjà autant que le secteur aérien), de la délocalisation dans les pays du Sud de nos industries les plus polluantes et du rapatriement à coût de CO2 des produits à même de satisfaire la servilité consumériste. David Clarinval et Corentin de Salle se déclarent pour une écologie de l’énergie. Avant de gamberger à son propos, ils auraient vraiment intérêt à aller voir de près la réalité des systèmes.

Ou encore l’éco-efficience en oubliant l’effet rebond ou encore le simple fait que les baisses d’impact et de pollution par unité se trouvent systématiquement anéanties par la multiplication du nombre d’unités vendues et consommées.

Par rapport à celle-ci, les auteurs de l’article se fient à la prophétie de Kuznets qui affirmait en 1994 que lorsque les besoins primaires sont pourvus, on atteint un seuil où le souci pour l’environnement s’accroît et où la tendance négative s’inverse. Problème : des études récentes (par exemple celle de Meunié en 2004) arrivent à la conclusion que « non seulement cette courbe n’est décelée que pour quelques polluants aux effets localisés, mais que même dans ce cas, de nombreuses critiques méthodologiques fragilisent la portée de l’étude (3) ». En fait, si l’on n’observe pas le ralentissement des dégâts environnementaux, même avec l’adoption de technologies plus propres ou moins consommatrices d’énergie, c’est dû au paradoxe que Jevons, dès le XIXe siècle a décrit : si des techniques plus efficaces apparaissent, elles diminuent le prix de revient des produits, leurs ventes augmentent et leur production croît plus vite que la réduction de pollution qu’elles ont engendrée.

Pour les auteurs, la liberté ne pouvant subir aucune contrainte, fût-ce au nom d’une impérative nécessité morale ou physique, toute tentative d’en délibérer en usant de sa liberté est condamnée d’avance, au nom de… la liberté. Nos ancêtres auraient travaillé dans la même voie, il y aurait fort à parier que nous en serions restés à la loi du Talion.

Plutôt qu’une conquête guerrière, vous l’aurez compris, c’est au nom de la liberté, de l’autonomie et de la solidarité que nous choisissons la résilience. Et parce que nous savons que ce choix doit nous mener tous et toutes à construire pas à pas les différentes alternatives dont nous avons besoin, c’est avec joie, idéalisme et une intelligence basée sur les faits plutôt que sur les « -ismes » de l’écologie bleue que nous participerons à la grève des femmes le 8 mars et à la grève pour le climat le 15 mars.

Michèle Gilkinet, Alain Adriaens, Bernard Legros


Source de l’image: Blaise Dehon, dans l’article de la Libre Belgique