De l’Europe au Brésil, du Brésil à l’Europe : un cercle sans fin d’empoisonnement

La relation entre l’Union européenne et le Mercosur est très complexe, mais elle est surtout asymétrique. Et cet accord ne pourra qu’aggraver l’asymétrie.” Dans un plaidoyer de 14 minutes à la tribune du Parlement Européen à l’invitation du groupe GUE/NGL, Marissa Lies Bombardi, géographe à l’Université de São Paulo, est venu présenter les résultats de ses recherches sur le parcours des agrotoxiques entre le vieux continent et le Brésil.

Et ses conclusions sont sans équivoques. La chercheuse brésilienne démontre les impacts sociaux et environnementaux désastreux du commerce actuel entre l’Union Européenne et les pays du Mercosur, et les risques plus graves encore que porte le futur accord EU-Mercosur en passe d’être voté.

Parce que derrière les “770 millions de consommateurs concernées” de cet “accord historique“, se cachent autant de citoyens en danger grandissant d’empoisonnement. Parce que derrière les “18 milliards de PIB en jeux” se cache l’exploitation inavouée des pays du Sud par leurs “partenaires” européens… L’accord EU-Mercosur est à nos portes. Et il est grand temps de se plonger dans les détails de ce dossier aux enjeux colossaux. Voici donc l’intégralité de l’allocution de Larissa Bombardi du 12 décembre 2019 au sein de l’hémicycle du Parlement Européen.

 


Bonjour, je suis très heureuse de pouvoir discuter de l’accord EU-Mercosur ici au Parlement Européen. C’est vraiment une occasion unique pour nous pour repenser le rôle joué par le Mercosur dans cette économie mondiale et le type d’impact que cela peut avoir. Un accord entre des blocs économiques aussi inégaux que l’UE et le Mercosur ira forcément renforcé les inégalités entre ces deux blocs. l’UE c’est le deuxième partenaire commerciale du Mercosur, le premier partenaire commercial étant la Chine, le troisième les États-Unis. Cette relation qui existe déjà est complètement déséquilibrée… Nous avons vu les inégalités entre ces blocs se creuser ces dernières années.

De plus en plus, les pays du Mercosur sont des pays qui exportent des minéraux et des produits d’origines agricole et animale, et en retour ils importent des produits industrialisés de l’Union européenne. Je ne citerai qu’un exemple : le principal produit que le Mercosur exporte vers l’UE, ce sont les tourteaux de soja. En 2005, il a exporté pour 5,7 milliards de dollars de tourteaux de soja vers l’UE, et pour chaque dollar exporté vers l’UE, le Mercosur importe pour 2 dollars de produits industrialisés, pour des machines, des équipements.

Tous les 2,5 jours, une personne meurt au Brésil, suite à l’intoxication par ces pesticides. C’est ce que nous appelons la violence silencieuse. On ne la voit pas, on ne l’entend pas, mais elle est bien là.Larissa Bombardi

Les pays du Mercosur, et le Brésil en particulier, ont renforcé leur rôle dans l’économie mondiale en exportant les produits de base, les “commodities“, et les agro-combustibles. Et ils ont réduit la production d’aliments pour leurs propres populations. C’est un choix économique fait par le Brésil. Sa place dans l’économie mondiale a fortement affecté la santé humaine et la santé environnementale du pays. C’est ce que je vais essayer de vous montrer.

Cela a été affecté parce qu’une partie de cette agriculture tournée vers les marchés extérieurs dépend beaucoup d’intrants chimiques, notamment les pesticides. Une bonne partie de ces pesticides sont produits par des industries ayant leur siège dans l’Union Européenne. Mais ils produisent des substances qui sont interdites dans l’UE, mais qui sont vendues au Brésil. Donc ça fait beaucoup de contradictions dans ces rapports commerciaux. Et je crois qu’il serait vraiment hasardeux de signer un tel accord qui ne va qu’aggraver ces inégalités.

12/07/2014 Colonia Alicia, Misiones province. Lucas Techeira a cinq ans et est né d’une maladie incurable appelée ichtyose lamellaire, causée par une mutation génétique. Ses parents ont travaillé dans un champ de tabac et dans d’autres plantations de la région où des produits agrochimiques tels que le glyphosate et le 2,4-D, l’un des composants de l’agent orange, sont pulvérisés. ©Pablo Piovano

Alors je suis en train, depuis quelques années, de faire des recherches là-dessus. Vous voyez ici une carte du commerce d’agrotoxiques entre l’UE et le Mercosur. Le Brésil est un des principaux exportateurs au monde de soja, de sucre, et d’éthanol produit à partir de la canne à sucre. L’éthanol produit par le maïs est exporté par les USA, premier producteur mondial. Café, jus d’orange, tabac, maïs, viande de bœuf, viande de poulet, entre autres… Et tout cela a fortement affecté notre territoire, en termes d’occupation des terres, et également en terme des produits utilisés, des intrants, et de leurs conséquences.

Vous voyez ici une coopération entre les zones où l’on cultive l’eucalyptus, et la surface de pays européens. Nous avons en gros l’équivalent de trois Belgique où l’on cultive l’eucalyptus. Ici ce sont les zones de culture de cannes à sucre, et là on a quatre fois la Belgique pratiquement… Ici, l’exemple le plus flagrant, le plus emblématique pour moi, c’est la surface consacrée à la culture du soja par rapport à la surface de pays européens. Nous avons pratiquement 11 fois la Belgique en culture de soja. Vous imaginez ce que ça signifie en terme sociaux et environnementaux ?

Et ici, avec un pays plus grand en Europe, l’Allemagne, et bien nous avons l’équivalent de la superficie d’une Allemagne en culture de soja. Alors, si l’on additionne les surfaces consacrées à l’eucalyptus, à la canne à sucre et le soja, et bien nous avons 1,5 fois l’Allemagne. Et on peut faire cette addition parce que ces cultures n’occupent pas les mêmes terres. Là où on cultive le soja, on ne cultive pas l’eucalyptus, là où on cultive l’eucalyptus, on ne cultive pas la canne à sucre.

Et en ajoutant ces 3 cultures, on a 5,5 fois la superficie du Portugal. Vous voyez ici, le Brésil a élargi les zones consacrées à la culture du soja, de la canne à sucre en réduisant les surfaces consacrées aux produits de base de l’alimentation des brésiliens. C’est-à-dire les haricots, le riz, le manioc. Et cela a des conséquences sur l’alimentation. On produit de plus en plus de produits qui ne sont pas consacrés à l’alimentation, mais qui sont transformés en “commodities”, en produits de base. Et ces cultures consomment massivement les agro-toxiques. Il y a eu une augmentation de 25% les 5 dernières années.

Tout le marché a connu une telle croissance, ailleurs dans le monde. En 5 ans, une augmentation de 25% des agrotoxiques, au Brésil, avec des retombées directes sur la santé humaine. Nous voyons ici le cas de personnes empoisonnées par les agrotoxiques. En chiffre, plus de 40.000 personnes ont été empoisonnées entre 2007 et 2017. Ce sont des données tout à fait récentes. Je suis en train de mettre à jour la classe sur laquelle j’ai travaillée. Cela veut dire que plus de 20 personnes sont empoisonnées par jour. Ce ne sont pas les chiffres officiels. Le ministre de l’agriculture et le ministère de la santé estiment que pour 10 cas notifiés, il y en a 50 qui ne le sont pas.

Donc il est tout à fait possible qu’il y ait 2 millions de personnes qui aient été empoisonnées, intoxiquées au cours de cette période. La plupart des gens intoxiqués par des agrotoxiques sont décédés. Entre 2007 et 2014, nous avons enregistré une moyenne de plus de 148 décès par an. C’est-à-dire que tous les 2,5 jours, une personne meurt au Brésil, suite à l’intoxication par ces pesticides. C’est ce que nous appelons la violence silencieuse. On ne la voit pas, on ne l’entend pas, mais elle est bien là.

Ce que nous voyons ici, c’est un camembert avec les agro-toxiques les plus vendus au Brésil. Vous voyez les trois parts encerclés, ce sont des produits qui sont interdits dans l’UE. L’acephate a été interdit parce qu’il neurotoxique, l’atrazine a été interdit parce que c’est un perturbateur endocrinien, et le paraquat dichloride a été interdit parce qu’il est associé à la maladie de Parkinson. Donc sur tout ceux qui sont consommés par le Brésil, trois sont interdits de vente, d’utilisation dans l’UE.

Cette carte ici confirme ce que vous avez dit à propos de l’impact environnemental. On voit ici l’augmentation de l’utilisation d’agrotoxiques au Brésil entre 2007 et 2017, le nombre de propriétés rurales, d’exploitations rurales qui utilisent ces agrotoxiques. Vous voyez toute une bande qui part de l’Amazonie représentant les États qui sont aux confins de l’Amazonie, c’est dans ces régions que l’on a beaucoup plus utilisé d’agrotoxiques au Brésil.

04/15/2015 Colonia Alicia, Misiones province. ©Pablo Piovano

Ici, vous voyez les données par communes. Regardez les communes où les exploitations ont le plus utilisé les agrotoxiques, et cela correspond aux superficie d’expansion du soja dans la région amazonienne. On voit ici les zones de déforestation, de déboisement dans l’Amazonie. Dans la carte suivante, je superpose les deux tableaux, et l’on voit les communes où il y a le plus de déboisement et qui sont également les communes où l’emploi d’agrotoxiques a explosé. Vous voyez les impacts. Là, c’est précisément là où on a le plus déboisé et où on a le plus consommé d’agrotoxiques.

Tout ces phénomènes sont associés. Il y a un impact sur l’environnement très fort et également sur la santé humaine. Il est une très grande asymétrie s’agissant de l’utilisation d’agrotoxiques. Nous avons une limite d’autorisation d’utiliser 400 fois plus importante pour la malathion qui se trouve dans les haricots. Dans notre eau potable, nous avons une autorisation de 2.4d. C’est 300 fois plus que ce qui est autorisé dans l’UE. Et enfin, le taux de glyphosate au Brésil est 5000 fois supérieur au taux maximum autorisé ici, dans l’Union Européenne. Nous disons qu’il y a un cercle de l’empoisonnement, parce qu’une partie des produits interdits dans l’UE qui sont utilisés au Brésil peuvent revenir dans l’UE par le biais des aliments que nous exportons.

Vous voyez à gauche, nous avons la liste des pesticides interdits dans l’UE mais autorisés au Brésil. Vous voyez ici les exportations d’orange et de jus d’orange. Ici, ce sont les exportations de café vers l’UE. À gauche, la liste des substances interdites dans l’UE, mais qui risquent de se retrouver dans vos assiettes et dans vos verres, parce que nous exportons vers l’UE. Et ici, c’est le soja importé par l’UE. Il y a toute une série de produits que le Brésil exporte vers l’UE et qui sont certainement contaminés par des produits interdits dans l’UE. Cette dernière carte est très parlante, elle est très forte. On voit ici le nombre de bébés contaminés par les agro-toxiques. Des enfants jusqu’à douze mois d’âge.

Donc des bébés qui ne marchent pas encore, qui ne travaillent pas dans les champs et malgré cela ils sont quand même contaminés en raison du taux d’exposition au Brésil. Alors quelques chiffres… Plus de 500 bébés contaminés, intoxiqués, empoisonnés par des agrotoxiques entre 2007 et 2017. Ça ce sont les chiffres officiels. Donc en réalité il y a peut-être 25.000 bébés contaminés. Voici le lien où vous pouvez retrouver la plupart des informations que je vous ai montré. Vous pouvez télécharger l’atlas. En guise de conclusion, je dirais que cette relation entre l’UE et le Mercosur est très complexe. Mais elle est surtout asymétrique.

Et cet accord ne pourra qu’aggraver l’asymétrie. Les recherches universitaires sont très importantes parce qu’elles peuvent révéler sans contestations possibles les retombés sociales et environnementales d’un tel accord. Les retombés des choix qui sont faits pour l’organisation de l’économie et des relations entre l’UE et le Mercosur. Merci encore une fois de votre invitation.

L’ouvrage de Marissa Bombardi “Une géographie de l’usage des agrotoxines au Brésil et ses relations à l’Union européenne” dont sont issus l’ensemble des graphiques utilisés, est disponible en version anglaise et libre de téléchargement à l’adresse suivante : http://www.livrosabertos.sibi.usp.br/portaldelivrosUSP/catalog/view/352/309/1388-1

 

Les illustrations de cet article sont issus du reportage photographique “The Human Cost of Agrotoxins” du journaliste argentin Pablo Piovano réalisé entre 2014 et 2015. L’Argentine, elle aussi faisant partie des quatre pays du Mercosur négociant l’accord commercial, sort de 20 ans d’usage intensif d’agrotoxiques. Les cas des cancers pédiatriques ont depuis lors triplé. Les fausses couches et les anomalies congénitales inexpliquées se sont, de leur côté, dramatiquement multipliés. Cet ouvrage traitant de ce sujet difficile est publié aux éditions Kehrer et disponible ici : https://www.kehrerverlag.com/en/pablo-e-piovano-the-human-cost-agrotoxins-in-argentina.