Dans la jungle ou dans le zoo ?

Le cinéaste Tchèque Milos Forman déclarait alors qu’il s’apprêtait à rentrer dans son pays après s’être exilé pendant de nombreuses années aux Etats-Unis: « Je vis dans la jungle et je m’apprête à rentrer dans le zoo”. Cette métaphore lui permettait d’opposer la liberté des sociétés occidentales capitalistes (la jungle) à la sécurité « isolante » de « l’ex-bloc de l’Est » communiste (le zoo).

Et si après quarante années de règne sans partage du néolibéralisme, la jungle était devenue zoo et le zoo devenu jungle ? Un zoo « inversé » au sein duquel une infime minorité jouit en toute sécurité de privilèges exorbitants au mépris de la liberté de tous les autres assignés à résidence dans une jungle au sein de laquelle  la guerre de tous contre tous est prônée par les pensionnaires du zoo. La visite du zoo des riches et ultra-riches (si peu exploré par les medias dominants) va nous éclairer. Celle de la jungle n’est pas nécessaire, l’actualité économique et sociale témoigne quotidiennement de la violence qui y règne et des effets dévastateurs produits.

Que découvre-t-on au zoo des riches et ultra-riches ?

1-Commençons par un clin d’œil. Le monde des riches est très inégalitaire. Dans ce monde aussi, la croissance des  inégalités (de richesse, certes) fait son œuvre. Vous en doutez ?  Pour vous faire une idée, apprenez d’abord à manier le langage – en « globish » – de ces privilégiés qui distinguent  eux-mêmes trois classes de riches :

–  les « HNWI » (High Net Worth Individuals), ceux qui détiennent plus de 1 million de dollars d’actifs nets, emprunts en cours déduits  (hors résidence principale, objets de collection et biens de consommation durable d’au moins 3 années)

– les « UHNWI » : Ultra High Net Worth Individuals, ceux qui détiennent plus de  30 millions de dollars d’actifs nets (Cf définition ci-dessus)

– les « billionaires » ceux qui détiennent au moins 1 milliard de dollars d’actifs nets (Cf définition ci-dessus)

Entre 2013 et 2018, le nombre de  « HNWI », appelons les millionnaires, a augmenté de 13% pour atteindre un total de 19,6 millions de personnes. Sur la même période, le nombre de « UHNWI », appelons les ultra riches, a augmenté lui de 18% pour s’élever à 198.342 personnes. Quant aux « billionaires», appelons-les milliardaires, leur nombre a augmenté de 55% et atteint 2 229 personnes, dont 26 d’entre eux détiennent près de 1 400 milliards de dollars, autant que la moitié la plus pauvre de l’humanité. La richesse se concentre toujours plus, y compris chez les plus riches ! Dans le monde des riches, le millionnaire a vite fait d’être considéré comme pauvre. Le zoo des riches, ultra riches et milliardaires héberge donc au total 19,8 millions de personnes (0,26% de la population mondiale). La jungle de tous les autres en héberge  7,6 milliards.

2-Le monde des riches va connaître de belles perspectives sur la période 2019/2023. Le nombre de millionnaires va augmenter de 19% et atteindra 23,4millions de personnes. Les ultra riches verront eux leur nombre augmenter de 22% et ainsi passer à 241 053. Les milliardaires connaîtront un fléchissement dans leur croissance qui ne sera que de 21% ! ce qui les situera au nombre de 2.696. Attention, danger s’inquiètent déjà certains ! Va-t-on vers un resserrement des inégalités chez les riches ?

3-Les ultra-riches savent échapper aux crises les plus majeures. En 2002, ils avaient été en partie épargnés par la bulle Internet et même mieux, ils accroissaient leur richesse de 3,6% quand le Nasdaq  (indice boursier aux USA) s’effondrait de 32%. La crise des subprimes en 2007/2008 ne les a pas atteints autant que l’on pourrait le croire : capables de bouger rapidement en fonction des évolutions financières (la fameuse agilité tant vantée par les puissants et notamment par le Banquier-Président Macron) ils ont pu échapper au moins pour partie à l’effondrement boursier en investissant dans des placements à taux fixe, en transformant leurs actifs en cash, voire en spéculant carrément sur la chute des marchés. Pour mémoire, les ultra-riches détiennent 35,4% de leurs portefeuilles d’actifs sous forme de cash, ce qui équivaut à environ 9 600 milliards de dollars, le reste se répartissant ainsi : sociétés personnelles 33%, actions et autres biens cotés 25%, immobilier et biens de luxe (yachts, avions, voitures, objets d’art, bijoux) 6,6%.

4- Les ultra-riches anticipent les risques d’éclatement des bulles qui ont été créées par des taux bas généralisés et par la fin probable du « quantitative easing[1]». Pour cela, ils diversifient leurs stratégies d’investissement  et sont à la recherche d’opportunités spécifiques. Rien, absolument rien ne leur échappe, pas même celles qui pourraient être qualifiées d’atypiques, comme le business du cannabis, par exemple. Les objets de collection constituent également des sources alternatives d’investissement, le whisky en est un exemple : des vols directs Edimbourg-Pékin ont vu le jour, les ventes de whisky  en Chine et en Inde augmentent de 40% par an et le prix de vente d’une bouteille de whisky de collection a battu en 2018 tous les records (1,2 million de livres).

5- Les marchés sont inquiets nous répètent sans cesse les media dominants à l’occasion de quelques fluctuations boursières difficiles à expliquer ou de quelques mouvements sociaux qu’ils considèrent comme vulgairement populistes.  Il semble bien qu’il n’en soit rien, de l’aveu même de ceux qui, précisément, en sont les principaux acteurs. En effet, les enquêtes conduites auprès des ultra- riches montrent que ces derniers sont tout à fait confiants dans le fait que leur richesse va continuer à croître dans les années à venir. Cela témoigne à tout le moins de la conscience qu’ils ont du haut niveau de contrôle qu’ils exercent sur la richesse mondiale produite. Face à ceux qui prédisent une prochaine crise financière d’une importance telle que celle de 2007/2008 apparaîtra lilliputienne, les gestionnaires de fortune font remarquer que rien n’est moins sûr et qu’il existe toujours des pays qui y échappent en prenant l’exemple de l’Australie qui n’a pas connu de crise depuis le début des années 1990. Face à la possibilité d’une récession qui se profilerait au Royaume Uni pour cause de Brexit, ils y voient eux une opportunité (pour les investisseurs privilégiant une vision à long terme) de spéculer sur des valeurs qui au Royaume Uni ont enregistré des baisses anormalement élevées  à cause des perspectives de Brexit. Les mouvements populistes comme ils les appellent ne les inquiètent pas non plus vraiment qu’ils soient avec ou sans leaders : en effet, si cela devait perdurer dans des pays comme la France par exemple, les ultra-riches ont déjà identifié depuis longtemps une zone au sein de laquelle ils auraient grande facilité à se réfugier et à investir, ils lui ont même donné un nom : les « S-for-stability- locations » que sont Singapour, la Scandinavie et la Suisse. Même l’évolution des politiques énergétiques  des États face à la moindre puissance prévisible des États pétroliers ne les inquiète pas plus que ça. Bien au contraire, cette évolution constitue autant d’opportunités pour placer ses investissements dans l’industrie en plein essor du gaz de schiste aux États-Unis, dans l’exploitation du cobalt en République démocratique du Congo etc…

6-Le Brexit va créer des chamboulements majeurs nous disent aussi ces médias dominants. Ce n’est pas du tout l’avis des ultra-riches. Malgré la publication de multiples études économiques toutes plus catastrophiques les unes que les autres, ils considèrent que Londres, qu’il s’agisse d’un Brexit dur ou négocié, ou même de pas de Brexit du tout, restera le centre mondial de la richesse mondiale devant New-York, sa seule rivale. Il faut dire qu’il s’agit là d’un avis particulièrement autorisé puisque Londres est la ville au monde qui concentre le plus d’ultra-riches (4.944). Et si le Brexit devait tout de même provoquer quelques nuisibles effets, les ultra-riches disposent déjà des opportunités que leur offrent ceux qu’ils appellent « les New Vikings » qualifiés aussi de Nouvelle ligue Hanséatique[2] constituée de 8 pays  d’Europe du Nord qui, ensemble, pourront utilement remplacer si nécessaire le contrepoids exercé par le Royaume Uni face à l’Allemagne et la France. Pour eux, ces pays, dont notamment la Suède, la Finlande, le Danemark et les Pays-Bas  présentent toutes les caractéristiques dont ils sont friands : valeurs libérales très fortement ancrées, stabilité politique affirmée et « safe haven qualities » (littéralement qualités de valeur refuge, on se comprend entre initiés !)

7-Les ultra-riches sont particulièrement confiants dans le fait de toujours trouver des Etats dont les  gouvernements se montreront suffisamment accueillants pour les encourager à venir y héberger tout ou partie de leurs fortunes. L’exemple de l’Italie est fréquemment cité. Pour un forfait de 100 000 €, de riches évadés fiscaux pourront se transformer en « migrants » de la fortune  et goûter à nouveau aux charmes de la « dolce vita ». Certes, certains pays accueillants comme Singapour, l’Australie ou la Nouvelle Zélande risquent de dresser quelques obstacles pour accéder à certains marchés comme celui des biens immobiliers, mais cela ne devrait pas décourager les grandes fortunes qui ne sont jamais à court de moyens, d’autant plus que le « marché des seconds passeports » constitue une opportunité souvent majeure.

8-Les ultra-riches sont de perpétuels migrants. Paradoxal ?

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Alors, après ce parcours en 22 étapes de la planète des ultra-riches et des riches ? Y court-t-on le moindre risque ? La sécurité n’y est-elle pas totale ? L’entre-soi n’est-il pas la règle ? Le mur de l’argent ne constitue-t-il pas une barrière infranchissable ? Les prédateurs ne se sont-ils pas mis à l’abri derrière elle ? A l’abri de tout, y compris des crises qu’ils provoquent ! Rien de la jungle et tout du zoo, y compris dans sa fonction première de sauvegarde des espèces qui y sont hébergées ! La jungle est bien devenue zoo et le zoo jungle. Bien plus encore. Le zoo a asservi la jungle.

Christian Savestre

 

 


[1] Quantitative Easing :désigne un type de politique monétaire dite « non conventionnelle » consistant pour une banque centrale à racheter massivement des titres de dettes aux acteurs financiers, notamment des bons du trésor ou des obligations d’entreprise, et dans certaines circonstances des titres adossés à des actifs comme des titres hypothécaires.
[2] Nouvelle Ligue Hanséatique : créée en février 2018 par les Ministres des Finance des pays suivants : Danemark, Estonie, Finlande, Irlande, Lettonie, Lituanie, Pays-Bas, Suède. Par un déclaration conjointe, ils on exprimé «leurs vues et valeurs partagées » pour ce qui est de la forme à donner à l’Union Economique et Monétaire. Le nom donné à ce groupe fait allusion à la Hanse, alliance militaire et commerciale d’Europe du Nord dissoute au XVIème siècle.
[3] Le trust, c’est tout simplement un moyen de créer de la distance entre le détenteur d’un patrimoine et ce patrimoine, dans un but spécifique, explique Xavier Isaac, directeur général d’Investec Trust (Switzerland) SA, véritable temple du trust sur la place genevoise, et vice-président de la SATC (Swiss Association of Trust Companies). Avec ce système, une personne ou une société (le settlor) transfère la propriété juridique de sa fortune ou de certains de ses biens à une autre personne ou société (le trustee) qui les gère dans l’intérêt d’un ou de plusieurs bénéficiaires (le beneficiary). Le settlor peut être lui-même bénéficiaire du trust. L’avantage pour le settlor est qu’il n’apparaît plus comme propriétaire juridique de ses avoirs, ce qui lui offre une discrétion absolue et un nombre d’avantages important, en tête desquels une planification successorale adéquate et une optimisation fiscale.Il est aussi possible de faire appel dès la constitution du trust à un protecteur (le protector), une personne désignée par le settlor dont le rôle se cantonne à surveiller le travail du trustee.»

 

Principales sources :
– The Wealth Report 2019. 13th Edition. Knight Frank.
– MGM Research. Global UHNWI.
Population Analysis 2019.Global Billionaire Population Analysis 2019. Global Millionaire Population Analysis 2019.
– Wealth-X. Applied Wealth Intelligence. High Net Worth Handbook 2019.
– Family Office. Magazine & Events.
– Foss, Family Office Advisory.
– PwC Global Family Business Survey 2019.- PWM. Professional WealthManagement (Financial Times Specialis).
A Guide to Global Citizenship. The 2018 CBI Index.


By Christian Savestre

Journaliste chez POUR et référent pour les questions d’économie politique chez POUR et ATTAC Bruxelles 2, Christian Savestre est spécialiste de l’évasion fiscale et des grands cabinets d'audit et de stratégie. À la différence de beaucoup, il aborde cette thématique sous un angle résolument politique, à rebours des coutumières minuties techniques qui n’aboutissent souvent qu’à marchander le poids de nos chaînes (sic). A rebours (encore !) des approches traditionnelles qui se concentrent sur les gros fraudeurs, il analyse en profondeur les organisateurs de cette évasion fiscale (les Big Four et ceux qui les suivent), dont il connait bien les méthodes, pour les avoir longuement côtoyés dans sa carrière professionnelle. Christian a sorti de nombreux dossiers d’enquête. Ses analyses sont minutieuses et ses démonstrations implacables. (Surtout, ne lui parlez pas d’optimisation fiscale ! Elle est tout aussi illégitime que l’évasion fiscale ! )