Partie I – Une analyse sur les temps longs
« Les membres actifs les plus influents de la sphère économique (…) se sont eux même constitués en une sorte de Politburo pour une bonne pensée économique. En règle générale, comme on peut s’y attendre de la part d’un groupe de gentlemen, ils se sont ainsi retrouvés du mauvais côté concernant chaque question politique importante, et pas seulement récemment, mais depuis des décennies. Ils ont prédit des désastres qui ne se sont pas produits. Ils ont nié l’éventualité d’événements qui sont ensuite survenus. (…) Ils se sont opposés aux réformes les plus minimes, décentes et sensibles, tout en opposant des placebos à la place. Ils sont toujours surpris lorsque quelque chose de fâcheux se produit pour de bon. Et lorsqu’ils sentent enfin que leur position n’est pas tenable, ils ne réexaminent pas leur point de vue. Ils n’envisagent pas la possibilité d’une faille dans leur logique ou leur théorie. Ils changent simplement de sujet. Personne ne perd la face, dans ce club, pour s’être trompé. Tout le monde est à nouveau invité à s’exprimer lors des réunions de fin d’année. Et toujours personne de l’extérieur n’est invité à participer. »
James Kenneth Galbraith
« La logique du capital, c’est l’accumulation de biens sans limites ; bien entendu cela est impossible. »
Karl Marx
« Le jour où l’humanité disparaîtra, on entendra toute la nature pousser un énorme “ouf !“ »
R. Dumont
Sauf à être vraiment ignorant ou de mauvaise foi, l’affaire est entendue : nul besoin d’être anticapitaliste, altermondialiste ou écologiste chauvin pour se rendre compte que la façon dont les activités économiques, commerciales, financières de cette planète sont menées, fait que des aberrations et des dérèglements impossibles autrement ont désormais lieu au cœur de la nature et de la vie. De mille et une façons il a été dit et écrit que la crise actuelle dite du Covid-19 est le résultat prévisible d’une mondialisation effrénée tous azimuts combinée à un économisme systématiquement « extractiviste » depuis longtemps insoutenable. Cette combinaison fait que des espèces animales et végétales jusque-là soigneusement tenues à l’écart par les ordres naturels, finissent par se joindre tant leurs habitats sont bouleversés, de plus en plus réduits à peau de chagrin, jusqu’à mettre en relations totalement inédites, avec des effets impossibles à connaître par avance, des myriades incalculables de bactéries, de microbes et de virus. Lesquels effets aboutissent à l’homme dans un recoin ou un autre de la planète, puis en des temps record à l’humanité en son ensemble par la grâce de la quasi-immédiateté des « connectivités » d’un espace de la Terre à un autre. Mais, ce qu’il manque à mon avis, c’est une analyse, aussi approfondie qu’exhaustive et autant diachronique que synchronique possible, des raisons et péripéties qui ont fini par conduire à de tels évènements dévastateurs qui, désormais se bousculent et s’accélèrent[2]. C’est ce à quoi j’invite ici le lecteur, certainement au long de plusieurs chroniques, tant la matière, pour tenter de comprendre ces choses, est dense et multidirectionnelle.
Ainsi donc, actualité du Covid-19 oblige, j’ai décidé de mettre entre parenthèses le « fil » de mes chroniques jusque-là dédiées à une large critique épistémologique et heuristique de ce qui se fait dans le champ de l’économie-gestion, sous couvert de « science ». Pour la présente chronique, je propose de nous pencher sur les raisons de ce cheminement de l’humanité vers de tels excès mortifères jusqu’à pousser, au nom de soi-disant « impératifs économiques-scientifiques » la Nature elle-même à violer ses propres équilibres et à se retourner contre nous. Excès par ailleurs largement niés dans les milieux des tenants de « l’heureuse mondialisation néolibérale » qui ne songent qu’à une chose : reprendre au plus vite le business as usual, autrement dit à « relancer » au plus urgent la machine économique à l’arrêt depuis déjà trop longtemps selon beaucoup.
Omar Aktouf[1]
[1] Commentaires bienvenus : omar.aktouf@hec.ca
[2] Depuis les dérèglements climatiques, en passant par les apparitions de nouveaux virus, et de nouvelles mutations : SIDA, Ebola, Zika, Dengue, Chikungunya, Maladie du Nil, Maladie de Lime… jusqu’à la remontée spectaculaire vers les contrées de plus en plus nordiques du terrible moustique « tigre ».
[3] Je pense avoir exposé par ailleurs comment il existe plus d’une théorie et pratique du capitalisme, en opposant notamment le capitalisme « financier maximaliste » (dominant de type USA), au capitalisme « entrepreneurial non maximaliste » (de type Europe du nord, Japon…), cf. Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme ; Alain Cotta, Le capitalisme dans tous ses états ; Bruno Amable, Les cinq capitalismes…
[4] En tant que tout nouvel élément entrant dans la vie et les relations entre humains, apparu vers le VIIe siècle avant J.-C. et surtout « élément donnant l’illusion de la possibilité d’accumulation sans limites », ce qui n’existait nullement avant la survenue de la monnaie.
[5] En effet, jamais le système financier mondial n’a atteint autant de pouvoir et de contrôle sur les firmes, les économies, les États. Comment par exemple admettre l’idée que des « entreprises totalement virtuelles » comme les GAFAM puissent « peser » plus lourd financièrement que quasiment chacun des États où elles opèrent ? Comment également concevoir que les « décisions » de ventes et d’achats de titres boursiers se fassent en nanosecondes, par se super ordinateurs et de méga algorithmes défiant l’entendement humain ?
[6] Voir O. Aktouf, La stratégie de l’autruche – Post-mondialisation, management et rationalité économique et Le management entre tradition et renouvellement, 6ème édition.
[7] Il n’est pas sans intérêt de noter qu’A. Smith était aussi et surtout professeur de morale et K. Marx philosophe affiché et connu, tandis que Ricardo était agent de change, T. Malthus pasteur (fortement influencé par Rousseau et Hume) et Stuart-Mill sorte d’érudit précoce féru autant de philosophie que de logique et de mathématiques.
[8] Comment omettre qu’un de leurs influenceurs importants, J.J. Rousseau a écrit que « L’inégalité sociale est née le jour où un être humain s’est avisé d’entourer un bout de terre d’une clôture et de déclarer : “Ceci est ma propriété” ! » ?
[9] J’ai déjà exposé maints éléments sur la naissance et les cheminements intellectuels de cette école en une précédente chronique.
[10] Il eut en tout pour tout comme diplômes, un « double » baccalauréat de fin de secondaire français de l’époque, un baccalauréat ès lettres et un baccalauréat ès sciences.
[11] N’oublions pas que Smith fut un éminent et fort connu, même hors Angleterre, professeur de philosophie et de morale ; que Stuart-Mill était un vrai génie précoce, pratiquant couramment, déjà enfant, cinq langues dont le grec et le latin, produisant vers l’âge de 13 ans un complet traité de mathématiques… et que Marx était docteur es philosophie de l’Université de Berlin vers ses 23 ou 24 ans !
[12] Auguste était professeur de philosophie au secondaire, mais très fortement préoccupé d’« idées économiques », notamment autour de la notion de « valeur », et celle « d’utilité ».
[13] Non seulement « absoudre », mais plus tard, comme on le verra avec la doctrine managériale, « glorifier », voire « déifier », tout ce que font patrons et « entrepreneurs » de plus en plus présentés comme polymorphes bienfaiteurs de l’humanité et des sociétés.
[14] Étant entendu que cette « science sociale » serait l’économie, repensée dans le contexte Genève-Lyon-Lausanne.
[15] Un peu comme Auguste Comte ou Émile Durkheim qui voulaient que les « faits sociaux » soient des « choses », ou aussi un peu comme l’épistémologue en chef des positivistes logiques, Karl Popper, définit l’acte « scientifique » : “Rendre compte de ce qui est observé et de la réalité tels que, de toute évidence, l’observable et le réel se manifestent… ainsi si je constate que l’herbe est “de toute évidence de couleur verte“, c’est de cela que je dois en rendre compte et rien d’autre ».
[16] Ce qu’un certain Samir Amin appellera « les centres » (Amérique du nord, Europe, Japon…) par rapport aux « périphéries » (le tiers monde en général).
[17] Terme récemment utilisé par des officines telles que l’OCDE, le FMI…